La justice au pays des « klachs »

La justice au pays des « klachs »

Assam Yahia, Libre Algérie, 3-16 janvier 2000

« A ma sortie de prison en octobre 1997, je rejoins ma famille. A ma grande surprise, ma maison a été pillée et détruite. Le « patriote » Lakhdar Abderrahman, fusil à la main et avec des menaces de mort, me confisque ma maison. Dehors les intimidations contre mes amis du village continuent ; une façon à eux de m’isoler du reste du village. Fort d’une décision de justice pour regagner légalement mon domicile, je me précipite vers la gendarmerie de Hadjout, dans la wilaya de Tipasa, pour déposer plainte contre lui. Soutenu par Moussa, le chef de brigade de la gendarmerie de Hadjout et chef incontesté de cette localité, le « patriote » me menace et jure de me prendre tous mes biens. Sinon, dit-il « tu n’as qu’à prendre les armes et rejoindre le maquis ».

Je ne suis ni terroriste ni repenti

Ce témoignage est celui de Salim Fekrar. La quarantaine, fellah, il travaillait ses terres et celles de sa grand-mère dans une région touchée par les affres de la guerre. « Hadjout, raconte Salim, est connue pour être une zone à haut risque. Ici, les gens sont terrorisés. Nous avons vu crimes, massacres, assassinats, répression, violences et la hogra au quotidien. Hadjout est devenue, avec le temps, l’empire de la force où les armes et ceux qui les portent règnent comme des maîtres sur la région. » En 1995, alors que Salim s’occupait de sa récolte devant son domicile de Hamr-el-Aïn, il reçoit la visite du chef de brigade, Moussa, en civil, accompagné de son adjoint, Rezzoug Mohamed. Ces derniers, voulant emporter deux sacs de pommes de terre sans payer, ont essayé d’intimider Salim. Sans céder aux menaces, celui-ci demande au chef de brigade de payer sur place, comme tout le monde, le prix de la pomme de terre. Un prix que Salim payera très cher plus tard. Après quelques jours, alors qu’il sortait de l’hôpital, Salim est arrêté à son domicile par le chef de brigade de la gendarmerie. Douze jours durant, dans les geôles de la gendarmerie de Hadjout, Salim subit «des violences physiques et morales et les pires humiliations qui soient » . Traduit ensuite devant le tribunal criminel de Blida pour terrorisme, Salim sera innocenté est acquitté. Faute de preuves.

« Deux ans plus tard, raconte Salim, en juillet 1997, le même chef de brigade, son adjoint Rezzoug Mohamed et le « patriote » Lakhdar Abderrahman, qui est mon oncle, habillés en civil et armés de klachs, font irruption chez moi à 21 heures et violentent toute ma famille. Sans mandat d’arrêt, ils m’embarquent et m’emprisonnent durant trois jours me faisant subir coups et tortures. »

Après avoir été présenté devant le tribunal de Hadjout pour, encore une fois, une affaire de … terrorisme, Salim passe alors trois mois et neuf jours de prison. Il est innocenté et libéré avec une décision de non-lieu. Cette fois-ci, dit Salim, « cette affaire est commanditée par mon oncle, un grand ami et un complice du chef de brigade, pour délester ma famille de ses biens. A ma sortie de prison en octobre 1997, mon oncle Lakhdar Abderrahman me menace de mort et refuse de quitter ma maison ».

Soutenu par son ami le chef de brigade, le « patriote » Lakhdar Abderrahman demeure impuni, malgré les différentes plaintes déposées contre lui par Salim. « J’ai pris l’attache du procureur général ainsi que du juge d’instruction de Hadjout en vue de faire convoquer les intéressés, mais en vain », dira Salim.

Représentant légalement sa grand-mère, qui n’est autre que la mère du « patriote » Lakhdar Abderrahman, Salim a obtenu gain de cause devant le tribunal de Hadjout. La justice à rendu le verdict : Salim a le droit de regagner son domicile et de reprendre tous ses biens. Malgré cette décision de justice, les « chefs » de Hadjout ne cèdent pas, refusant toujours, sous la menace des armes, l’accès au domicile familiale à Salim et à sa grand-mère.

La loi des « seigneurs »

« Depuis, ma grand-mère est jetée dehors. Quant à moi, je n’ai pas intérêt à pointer mon nez devant la maison, le « patriote » ayant juré de me tuer à la moindre occasion. Dans un pays où la justice n’est pas respectée et où ceux qui détiennent la force sont ceux qui font la loi, je préfère attendre, loin de ma maison, que les choses changent », avoue amèrement Salim qui tente de reprendre sa vie « normale ».

A la veille des élections présidentielles, durant la collecte des signatures pour les candidats en lice, Salim choisit de soutenir la candidature de Hocine Aït Ahmed. « Lui pourra changer les choses et nous rendre justice », dit-il. S’investissant corps et âme dans la collecte des signatures, Salim se fait remarquer par tout le monde. « Notamment par les adversaires », dit-il. Connu dans son village pour être un homme intègre, un travailleur exemplaire qui s’occupe d’une famille de 11 personnes, et pour avoir subi une grande injustice par les autorités, Salim a vite fait de récolter un nombre important de signatures. Mais les choses ne vont pas réellement changer pour lui. Il rencontre par hasard le chef de brigade dans la rue. Celui-ci le menace : «Abandonne vite tes collectes sinon on te fout en prison. » Prenant au sérieux ces menaces, Salim décide de faire appel aux députés du FFS et publie un article dans la presse sur les intimidations et les menaces reçues.

Quelques jour plus tard, rendu furieux par le comportement de Salim, le chef de brigade l’accuse d’atteinte à son honneur pour avoir envoyé une lettre anonyme où il l’implique dans une affaire de viol. Salim résiste devant le procureur de Blida et rejette l’accusation : « C’est une machination, une fausse lettre ; je n’ai jamais envoyé pareille lettre. » L’accusation s’est présentée avec un « faux témoin », se défend Salim. Le verdict tombe, sans merci : Salim écope de 6 mois de prison ferme. A sa sortie, en août 1999, il refuse de se laisser faire et demande à être reçu par le procureur de Hadjout pour reprendre son domicile, mais celui-ci refuse de le recevoir et d’exécuter le jugement en sa faveur.

« En plus de cela, je paye le loyer et les charges alors que c’est Lakhdar Abderrahman qui habite », se lamente-t-il. « J’ai envoyé des lettres partout, au médiateur de la République de Tipasa, au tribunal de Hadjout, au procureur général de Blida, et j’ai déposé au mois d’août un dossier au ministère de la Justice. A ce jour, aucune nouvelle », précise-t-il. Le 24 octobre dernier, Salim a fini par être reçu au ministère de la Justice. Là il a effectivement retrouvé son dossier avec la mention du procureur de Hadjout qui confirme la décision de justice en sa faveur. Le procureur précise que « l’affaire est en cours et que les décisions de la justice seront respectées ». Pendant ce temps-là, Lakhdar Abderrahman, aidé par le chef de brigade de la localité, jouit d’une impunité totale et continue de semer l’injustice dans un pays où règne, en seigneur, le klash .

 

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