A Alger, la vie entre deux massacres

A Alger, la vie entre deux massacres

«Parfois pendant le dîner, on entend hurler au loin, on ne se regarde pas»

Florence Aubenas et José Garçon, Libération, 22 septembre 1997

Depuis la fin de l’été, alors que les tueries font toujours plus de victimes et se rapprochent de la capitale algérienne, les armes et les rumeurs circulent. Retour sur deux semaines qui ont fait monter la tension.

Nul ne se souvient d’où est partie l’alerte, le 5 septembre vers 22 heures, à Cherraga. Mais, en pleine nuit, dans cette cité d’Alger, un cri vole d’immeuble en immeuble: «Les égorgeurs» arrivent. De chaque appartement, les hommes descendent, armés de bâtons, de marteaux, de haches. De temps en temps, des sirènes d’alarme hurlent dans les lumières indécises de projecteurs rudimentaires. Tout le matériel a été acheté et bricolé en catastrophe par les habitants de ces quartiers sans éclairage public, ni espoir d’en avoir.

A 3 heures du matin, il ne s’est toujours rien passé. Les hommes remontent. «On doit parlementer à travers la porte avec nos propres femmes pour qu’elles ouvrent. Elles ne nous reconnaissent pas. La peur est si grande.»

Panique.
La même nuit, à Bouzareah, Cherraga ou Baïnem, d’autres battues ont cherché d’autres «tueurs». Rien non plus. Mais, le lendemain matin, une famille a été retrouvée égorgée dans une cité juste à côté. Alors, la peur redouble, s’entretient, gonfle en panique au moindre bruit. On sait déjà que la nuit suivante, on se lèvera à nouveau.

De toute façon, qui dort encore à Alger, en ce début du mois de septembre? Avec les deux massacres de Reis et Beni Messous, quelques jours plus tôt, des tueries frappent, pour la première fois, aux portes de la capitale. Le pays vit dans la violence depuis six ans, mais elle a, cette fois, changé de dimension au moment même où «l’Algérie qui décide» espérait enfin aligner sur la scène internationale tous les signes de ce qu’elle appelle «la normalisation». Depuis juin en effet, des négociations secrètes entre le pouvoir et le Front islamique du salut (clandestin) avancent au galop. Quatre ans de maquis ont épuisé les groupes armés de l’AIS (versant militaire du FIS) et leurs dirigeants préfèrent désormais brader une trêve plutôt que de voir les tueries dégoûter à jamais la population de l’islam. Ces pourparlers auraient pu être portés au crédit du chef de l’Etat, Liamine Zeroual. Et là, d’un coup, tout bascule dans une folie qui va durer près de quinze jours. Dans le huis clos de la ville, la crise a deux visages, celui du pouvoir masqué, opaque, où les événements se devinent plus qu’ils ne se lisent. Et celui de la rue, à nu, reflétant une peur au-delà de tout.

Les journées sont calmes, ou à peu près. «On vit comme des animaux. On mange. On dort. On essaye de dormir un peu», explique cet enseignant. Les pharmaciens ont pris l’habitude de voir des policiers à bout de nerfs dévaliser les rayons de Temesta. Dans les rues, un trafic de tranquillisants s’est organisé, vente au cachet ou à la plaquette. «La quête des calmants est devenue un sport national», soupire un commerçant. Sabres et bêches. Dans ce pays où un port d’arme est plus facile à obtenir qu’une ligne de téléphone, certaines gendarmeries refusent des revolvers à des habitants. «Vous avez voulu les islamistes, vous les avez», répondent les fonctionnaires, allusion aux législatives de 1991, où le FIS avait obtenu le meilleur score avant que les élections ne soient annulées. Dans certaines zones, en revanche, des gradés distribuent des fusils à la population, menaçant parfois ceux qui les refusent. Ainsi, sur la question cruciale de savoir s’il faut impliquer la population dans le conflit armé, il n’y a visiblement pas de consigne officielle. Ou plutôt, il y en a plusieurs. Certains ont l’ordre que oui. D’autre que non.

Alors, dans la population, chacun fait ce qu’il peut. Devant la ferronnerie de El Achour, comme devant toutes celles de la région d’Alger, la file d’attente zigzague sur le trottoir. Ceux qui ont de l’argent commandent des sabres et des épées. Les pauvres font aiguiser des haches, des barres de fer, n’importe quoi. «On voit sortir des outils du Moyen Age», dit cet homme. Lui dort avec une bêche.

Manipulation.
De plus en plus, le désordre génère le désordre. A Baraki, une dizaine de jeunes gens sont arrêtés. En lançant la rumeur d’une attaque, ils profitaient de la fuite des habitants pour embarquer leurs meubles en camionnette. C’est courant, dit-on. A El-Biar, sur les hauteurs d’Alger, la panique semble même encouragée. En plein jour, quelques jeunes gens descendent de quatre camionnettes, menacent les passants avec des couteaux. Puis ils repartent, tranquillement, laissant le quartier dans une immense cavalcade, éperdu de terreur. Le mouvement de foule parfois manipulé, la rue utilisée comme une arme: des méthodes qui ressemblent à une signature, celle de cette armée algérienne, toute-puissante mais fractionnée. Visiblement, un clan tente de tirer profit de la confusion.

Pendant ce temps, sur la chaîne de télévision nationale, surnommée l’«Unique» («parce qu’on n’en a pas d’autre», disent les Algériens), les comptes rendus sur l’enterrement de Diana monopolisent l’antenne. Des massacres, pas un mot. Ce mutisme semble d’autant plus étourdissant que, grâce aux antennes paraboliques, tout le pays suit les flashs incessants «sur les événements qui endeuillent la population algérienne», diffusés sur les canaux de Dubai et du Qatar, qui ont détrôné depuis quelques mois les chaînes françaises à l’Audimat. Mais ici, il n’y pas plus bavard que le silence. A Alger, n’importe quel petit vendeur de cigarettes vous dira que c’est le signe infaillible d’une lutte intestine dans le cercle du pouvoir. A Alger, l’état-major s’est enfermé dans une réunion qui n’en finit pas. Ici, où l’art de la «fuite» est un exercice officiel, pas un éternuement ne filtre. Les premières rumeurs d’un coup d’Etat agitent la ville.

Les journaux privés, en revanche, ont lancé leur reporters sur les lieux des massacres. A Beni Messous, les forces de l’ordre leur interdisent d’entrer en contact avec les rescapés sans autorisation préalable de la gendarmerie. Et celle-ci ne s’obtient qu’en déclarant le nom et l’adresse de ceux qui sont susceptibles d’être interviewés. Alors que la seule vue d’un uniforme suffit à rendre la Casbah muette, la condition relève de l’impossible. Le 7 septembre, le quotidien El Watan dénonce l’interrogatoire subi par sa journaliste Ghania Oukazi, à la sûreté de la Wilaya (préfecture) d’Alger après un article sur le massacre de Beni Messous. Oukazi citait plusieurs femmes anonymes, témoignant que le 17 (numéro d’urgence des secours) ne répondait pas pendant les tueries. Là encore, les policiers veulent les noms.

L’armée en question.
Depuis début septembre, c’est notamment sur ce quartier résidentiel, plutôt pimpant et sans histoire, à quelques kilomètres d’Alger, que se sont cristallisées toutes les interrogations. Première question: faut-il attribuer le massacre aux GIA (Groupes islamiques armés), les plus radicaux, que les négociations entre ses rivaux du FIS et le pouvoir inquiètent? Pour eux, une trêve se traduirait par une traque impitoyable, menés par ceux de l’AIS, soucieux de montrer leur poids dans le pays. Mais la tuerie de Beni Messous a été exécutée à quelques centaines de mètres de quatre casernes, pas moins. Dans cette zone hautement sécurisée, des centaines d’hommes en armes auraient pu débarquer, ferrailler pendant plusieurs heures, tuer 80 personnes, puis repartir sans aucune riposte? Si les GIA sont capables d’une telle opération, alors Alger aurait déjà dû tomber. La tuerie n’a pu se faire qu’avec, au minimum, une complicité tacite d’une partie de l’armée. «Le pouvoir manipule le crime pour survivre», déclare de son côté, le RCD (opposition).

Dans les rues d’Alger, les rumeurs continuent à régner en despotes, de plus en plus folles. Des gens, et parmi les plus sensés, parlent très sérieusement d’une escouade des «révoltés contre Dieu», présentés comme les plus féroces des féroces. Ils auraient l’index droit coupé, celui qui sert à implorer Allah, et les sourcils rasés. Dès qu’on les approche, ces envahisseurs islamistes du troisième type disparaissent.

Les environs de la capitale se vident.
Le quartier de Meklaa est complètement désert. Dans toute la ville, à 17 heures, sonne la peur. Plus personne dans les rues. «Parfois, pendant le repas du soir, on entend des hurlements au loin. On essaye de ne pas se regarder et de continuer à manger», raconte une mère de famille. Heureux sont ceux qui ont de la famille dans le centre d’Alger, considéré comme sûr. Ils envoient leur femmes et leurs enfants y dormir. D’autre dressent le camp, serrés sur la chaussée, en face des commissariats. Dans plusieurs communes, hôpitaux et écoles sont investis. «Nous savons que cela ne sert à rien. Mais ensemble on a moins peur», dit un habitant. A Chebat, 30 familles rescapées d’un récent massacre se sont installées dans une salle omnisports. Le 8 septembre, la police les prie de vider les lieux. La raison? Ils ont osé demander de l’aide après la visite de quatre personnes qui se faisaient passer pour des réfugiés. Qui étaient-ils? On ne les a plus jamais revus.

Reis, ville martyr.
C’est ce jour-là aussi qu’ont choisi les autorités pour sortir enfin du silence. Un communiqué du RND, formation notamment dirigée par le Premier ministre du général Zeroual, affirme que «la situation résulte d’un un grave complot organisé avec des relais à l’étranger». Mais une interdiction administrative apparaît comme la déclaration officielle la plus éloquente: la manifestation silencieuse «pour la paix» du FFS (opposition) n’a pas été autorisée. «Comment une marche pacifique peut-elle être interdite alors que, en toute impunité, des groupes armés massacrent des populations dans le silence et le mépris des autorités?», s’insurge le FFS. Les rumeurs d’un renversement du régime prennent une telle ampleur que Ahmed Attaf, ministre des Affaires étrangères en visite à La Haye, doit, pour la première fois dans l’histoire de la république algérienne, démentir qu’un coup d’Etat est en préparation. Réponse sanglante où l’horreur rejoint l’absurde: frappant entre cercueils et décombres, le 9 septembre, une bombe fait à nouveau 4 morts et 10 blessés à Reis. Oui, à Reis, cette ville martyr où, déjà le 29 août, des centaines d’habitants furent égorgés.

Dans ce chaos, les petits Algériens pensent à leur grand rendez-vous annuel: la rentrée des classes, qui traditionnellement, a toujours les couleurs d’une fête nationale avec ses processions de gamins en habits neufs. Contrairement à ce qu’ils avaient fait en 1995, les GIA n’ont lancé aucune menace contre ceux qui se rendraient à l’école. Pour cela, il faudrait que leurs troupes se réfèrent encore à une ligne. Il n’y en a plus, depuis longtemps. Ils sont bien au-delà, là où les meurtres n’ont même plus besoin d’une justification précise. En juin, les Algériens n’ont-ils pas participé aux élections législative? La preuve, selon les GIA, qu’ils collaborent avec le pouvoir. Tous coupables, sans exception.

Lycées vides.
A Beaufraisier, au nord-ouest d’Alger, seuls 100 élèves sur 300 répondent à l’appel. Les lycéens ne sont même pas venus s’inscrire à Bouzaréah. Ailleurs, ce sont des enseignants qui refusent de venir. La peur, encore et toujours, aidée par une complice honteuse: la misère. Le quotidien la Tribune a fait le calcul du trousseau de base d’un écolier: 4 190 dinars (450 francs), quand le salaire moyen culmine à 3 500 dinars. Parmi les chiffres de la misère, prenons au hasard celui du bâtiment. Dans tout le pays, 95 % des entreprises publiques de ce secteur n’ont pas payé leurs employés depuis des mois. «J’ai cinq enfants, je gagne tout juste de quoi acheter des sachets de lait et du pain pour le mois. Alors, je suis obligé d’en sacrifier certains pour qu’un seul aille à l’école. C’est forcément le garçon, explique cet ouvrier. Je mens aux autres. Je leur dis: « plus tard ». Mais je vois bien qu’ils ont arrêté de me croire. Ma femme aussi.»

Plus que jamais, dans les rues, les patrouilles populaires se multiplient, enrôlant parfois les enfants. Le mouvement prend une telle ampleur que le FIS lui-même tente de le récupérer et appelle à «la vigilance». A Gué-de-Constantine, quartier d’Alger, ce sont des militants du FIS qui lancent un comité d’autodéfense. A Reis la maudite, des petites filles rescapées décapitent leurs poupées dans le bureau d’une psychologue. Dans ce paysage, proclamer une trêve relève de l’impossible. Le 14 septembre, Liamine Zeroual s’envole pour un voyage officiel en Syrie et en Jordanie. Nul ne partirait sans être sûr, absolument sûr, que la bataille au sommet s’est apaisée. Suspendue la trêve, suspendue aussi la révolution de palais. Un fonctionnaire algérois souffle: «On va pouvoir survivre encore un peu».

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