Me Salah Hanoune: « La gendarmerie a torturé à T’kout »

Me Salah Hanoune
« La gendarmerie a torturé à T’kout »

Le Matin, 1 juin 2004

Avocat, militant des droits de l’Homme, Me Salah Hanoune est connu pour le travail effectué dans le cadre de la défense des détenus de Kabylie. Une cause qu’il n’a pas cessé de plaider tant à l’intérieur du pays qu’à l’étranger. Interpellé sur la situation qui prévaut à T’kout, il s’est constitué avocat des détenus d’Arris dont le procès s’est déroulé hier. Durant son passage à T’kout, il s’est longuement entretenu avec des citoyens qui lui ont confirmé avoir été victimes de tortures et sévices portant atteinte à leur honneur dans la brigade de gendarmerie de cette ville. Il témoigne ici.

Le Matin : Les entretiens que vous avez eus avec des citoyens de T’kout vous ont-ils permis de confirmer le fait que des jeunes aient été torturés dans les locaux de la gendarmerie ?
Me Salah Hanoune : Sans nuance aucune, je suis en mesure de confirmer sur la base de témoignages de personnes détenues et celles relâchées que des actes de torture ont été pratiqués dans la brigade de gendarmerie de T’kout. Les personnes avec lesquelles je me suis entretenu ont également fait état de comportements portant atteinte à leur pudeur, j’entends par là sodomie. La plupart de ces victimes ont été également dénudées lors de leur détention dans ces locaux.

Vous vous êtes entretenu avec les parents ou les victimes elles-mêmes ?
Les deux. Mais les parents, eux, m’ont affirmé qu’ils étaient prêts à livrer leurs témoignages devant une commission indépendante et le chef du gouvernement lui-même. Ils sont tout à fait disposés à témoigner non seulement des sévices dont ont été victimes leurs enfants, de ce qu’ils ont vu eux-mêmes en se rendant à la brigade de gendarmerie pour prendre des nouvelles de leurs enfants, mais raconter aussi de cette incroyable terreur qui s’est abattue sur T’kout et que continue à entretenir la gendarmerie.

Pour quelles raisons réclament-ils une commission indépendante ?
Les citoyens que j’ai rencontrés m’ont expliqué que la commission d’enquête qui a été dépêchée à T’kout s’est entretenue avec des personnes non concernées par l’affaire. Ils se sont basés sur les propos recueillis auprès de « notabilités » de la ville qui leurs sont acquises, il faut le dire. En fait, il est clair que ces commissions se sont déplacées sur les lieux pour trouver des personnes qui infirmeraient les témoignages rapportés par voie de presse.

Les personnes que vous avez rencontrées vous ont-elles fourni des détails sur les sévices subis par les victimes ?
Absolument, elles ont évoqué des coups au bas ventre, au ventre, au visage, aux pieds

Qu’est-ce qui a poussé les autorités à nier ces faits, selon vous ?
Elles ont nié les faits pour une raison évidente. Elles veulent absolument que les évènements de T’kout soient étouffés dans l’uf. Leur objectif est de casser le mouvement citoyen de cette région pour isoler celui de kabylie. Elles refusent cette jonction qui donne un caractère national au mouvement citoyen.
Les parents et les victimes elles-mêmes vous ont-ils fait part de leur intention de déposer plainte pour torture ?
Je répète qu’une terreur extraordinaire pèse actuellement sur T’kout. Dimanche, à la veille du procès des détenus d’Arris, et du déclenchement d’une grève générale en signe de solidarité avec les prisonniers, des renforts importants sont arrivés en ville accentuer le climat de terreur et dissuader la population de prendre part à l’action prévue. Ce que je peux vous dire cependant, c’est que certains parents sont prêts à aller très loin pour dénoncer l’atteinte physique contre leurs enfants et l’atteinte au moral de toute la population de T’kout.

Qu’est-ce qui vous a poussé à vous déplacer à T’kout pour recueillir les témoignages des personnes torturées ?
Indiscutablement, j’ai été interpellé par ce qui se passe à T’kout en tant que militant des droits de l’Homme. Je me suis également déplacé en tant qu’avocat des détenus d’Arris. Le déni de justice ne pouvait me laisser indifférent, il m’était impossible de rester les bras croisés face à une telle situation.

Les détenus que vous avez défendus ont-ils été torturés ?
Au cours de l’entretien que j’ai eu avec eux quelques heures avant l’ouverture du procès, tous m’ont confirmé avoir été tabassés. Mais la présence des policiers les a empêchés d’aller plus loin. Au cours du procès, le juge a cependant refusé catégoriquement que le sujet soit soulevé publiquement.
Au moment où je leur ai posé la question de savoir s’ils avaient été torturés dans les locaux de la gendarmerie, tous ont immédiatement répondu oui, mais le juge est intervenu pour leur demander de ne pas répondre. Il n’était pas question, pour lui, d’évoquer les sévices subis dans la brigade de gendarmerie de T’kout.

Pour quelle raison a-t-il réagi de cette manière ?
Il voulait nous empêcher d’aller au fond de l’affaire, à savoir l’assassinat du jeune Argabi Chouaïb par la garde communale, d’une part, et qu’on l’on vienne, d’autre part, à déballer publiquement les pratiques de torture.
Son objectif était de s’en tenir à la version officielle pour ne pas contredire les commissions d’enquête qui déclarent que les témoignages rapportés par voie de presse ne sont que des allégations. Ils ont peur que l’affaire ait un prolongement politique.
Propos recueillis par Abla Chérif