“Un message à la télé est moins maîtrisable qu’un groupe de manifestants”

Mehdi Benaïssa à “LIBERTE”

“Un message à la télé est moins maîtrisable qu’un groupe de manifestants”

Liberté, 21 février 2018

Producteur du film “Algérie vue du ciel”, avec Yann Arthus Bertrand, Mehdi Benaïssa a étudié l’histoire de l’art à Paris (Femis, fondation européenne des métiers de l’image et du son). Il a travaillé notamment pour “Archimède” (magazine d’Arte). éphémère directeur de KBC et producteur des émissions “Nass-Stah” et “Ki hna, ki nass”, il revient dans cet entretien sur la situation du paysage audiovisuel algérien.

Liberté : Que pensez-vous du récent regain de polémique autour de la distribution de la publicité de l’Anep ?
Mehdi Benaïssa : Est-ce que la publicité de l’Anep est un droit ? Non. Est-ce que l’Anep doit être transparente dans sa gestion? C’est une obligation, puisque c’est une entreprise publique. Maintenant, je ne pense pas que la démarche solitaire d’un responsable de média puisse être salutaire. Cela doit être une discussion de corporation à ministère. La corporation doit faire une analyse et formuler une proposition. Et le ministère doit être une institution de régulation d’abord même s’il apparaît pour l’heure, que c’est un outil de censure. Quand on est une corporation, on doit agir de façon unie à chaque instant. Il y a eu un silence sur la question depuis la création des journaux privés. Quand la croissance était là, que l’argent coulait à flots et que le marché de la pub était florissant, on n’a pas soulevé ce problème. Or, c’est en période d’aisance qu’il fallait légaliser les règles !

Pour la corporation, il s’agit de la levée du monopole sur la publicité alors que le ministre soutient qu’une loi sur la publicité n’est pas à l’ordre du jour…
Il n’y a pas de loi qui lève le monopole ou l’instaure ? Cela, je veux le savoir… Est-ce que c’est une situation de fait ou une situation d’obligation ? Est-ce que Mobilis peut acheter de la publicité partout sans passer par l’Anep ? Légalement est-ce qu’il en a le droit ? Normalement, non… Donc, c’est un fait !

Peut-on dire qu’on est dans un “marécage” de non-droit ?
Est-ce que c’est un monopole instauré légalement ? Il y a un autre volet : “Je suis une entreprise publique, je décide d’effectuer un achat et je dois faire un appel d’offres, c’est-à-dire acheter tant d’espaces publicitaires (…). Disons que je veux publier dans un journal qui fait plus de 100 000 exemplaires et j’ai une campagne de 20 millions. Combien de pages me proposez-vous ?” Voilà cela peut être simple. Il y a des gens qui vont en prison pour trois photocopieurs mal achetés à 500 000 DA. On ne peut ne pas trouver de solutions pour des centaines de millions de dinars ! Voilà ! Donc, la solution existe, elle est applicable à toutes les autres entreprises et on ne la voit pas pour celle-là. Tout comme on ne voit pas le problème des télévisions privées…

Justement, en évoquant les télés privées, ne trouvez-vous pas qu’elles captent l’essentiel de la publicité aujourd’hui ?
Aujourd’hui, tout le problème est là. Le ministère a donné des autorisations à des bureaux étrangers. C’est, en tout cas, en ces termes qu’on nous les présente. Est-ce qu’un bureau local a le droit de facturer ? Deuxième question : comment les organes de presse, qui ont des agréments, ont laissé venir des chaînes qui ponctionnent sur le marché plus de 20 millions d’euros par an à leur détriment, au détriment de la seule chaine de télévision qui dispose d’un agrément, en l’occurrence l’ENTV, la première victime, sans que personne réagisse ? Aujourd’hui, dans les plans médias, la proportion qui va aux télés est nettement supérieure à celle qui va à la presse.

C’est délibéré ? Violation de la loi ou cela obéit à d’autres considérations ?
C’est une autorisation tacite pour ne pas obéir à certaines règles qui mènent à un résultat de fait ; c’est-à-dire, aujourd’hui, ce sont des bureaux locaux, mais qui ont le droit de facturer. Ils le font sans que personne les contrôle. Chaque année, leur autorisation est renouvelée. Théoriquement, si on doit leur renouveler l’autorisation, on doit étudier l’exercice précédent, avons-nous les documents des sociétés mères ? Or, d’où provient leur fonds ? Rappelez-vous les raisons de la fermeture du paysage audiovisuel. On l’a fermé parce que l’État part du principe qu’il doit savoir qui parle à son peuple, ce qui est juste et normal ! Et voilà que, subitement, on se retrouve dans une ouverture qu’on ne maîtrise pas. Je défie quiconque de nous dire qui est derrière ces chaînes-là. On connaît les personnes qui sont en Algérie. Aujourd’hui, si vous prenez certaines chaînes disposant d’une audience et devenues des marques, elles peuvent vendre leur marque à un étranger — étant donné que le serveur, le satellite sont à l’étranger — et les Algériens peuvent continuer à croire qu’ils ont affaire à la même chaîne… algérienne.

Cela signifie que nous sommes toujours fragiles ?
C’est que ces chaînes dites étrangères mais qui sont algériennes ou inversement peuvent être prises en otage pendant quelques semaines à des périodes très fragiles.
Quand tout va bien, cela peut passer, mais imaginons qu’on ait un jour des événements comme en 2011 ou en 1988 et qu’à ce moment-là ces chaînes soient entre les mains de personnes étrangères ? Cela suffira pour foutre la pagaille de façon irréversible… Croyez-moi, un message par les ondes est moins maîtrisable qu’un groupe de manifestants dans une rue…, cela pour répondre à leur culture de la gestion des foules…

Mais les autorités ont dû prendre leurs dispositions, du moins sur le plan technologique…
Bien sûr qu’ils peuvent débarquer dans les studios et tout fermer ! Il faut savoir qu’aujourd’hui on peut reproduire un studio à l’identique, à l’étranger, en
48 heures et commencer à diffuser les informations sachant que les serveurs sont à l’étranger.
L’émission de service est à l’étranger, il suffit juste de vendre la marque. Je mets au défi quiconque de nous offrir la garantie. Personne ! Ils ne peuvent même pas couper le signal. À moins d’aller couper le câble de toutes les paraboles d’Algérie !

Comment jugez-vous la prestation de ces télés ?
En tant que spectateur, je trouve qu’elles ne répondent pas tout à fait aux attentes. Au début, il y a eu une espèce d’engouement parce qu’il y avait des plateaux ouverts à la société. Et très vite, on s’est retrouvé dans une situation pas très intéressante. On sait très bien que certaines personnes ne sont jamais invitées. Vous savez, pour qu’une chaîne soit crédible, il faut qu’elle soit neutre. Il y a des chaînes qui ne donnent pas toute l’information. Et puis, attention, l’audience est parfois ambivalente… On peut aimer une chaîne et la détester pour ce qu’elle représente à peine cinq ans après. Aussi, dans certaines situations, on constate la non-maîtrise du pouvoir audiovisuel. Rappelez-vous le saccage de la statue de Sétif où le message télévisuel a mis en difficulté la police puisqu’on nous a montré un citoyen en train de détruire un bien public sous les yeux passifs, pendant de longues minutes, de policiers…Voilà où peuvent mener les prêches. Avec les affaires de kidnapping d’enfants, cela illustre à leur échelle, la non-maîtrise du pouvoir audiovisuel. Imaginons, alors, le traitement d’une émeute !

Faut-il, dès lors, les fermer et repartir de zéro ?
Aujourd’hui, c’est trop tard. Il reste que ce sont des bureaux étrangers et doivent être traités en tant que tels. Ce sont des représentations étrangères et elles n’ont pas le droit de facturer. Elles ne doivent plus avoir le droit de facturer de la publicité. Il ne doit pas y avoir de la publicité sur leur écran sauf de la part des sociétés qui les payeraient en devises, avec leurs propres devises, jusqu’à ce que le cahier des charges soit élaboré. J’estime que cinq ans de silence et d’aveuglement ont porté un énorme préjudice aux médias, à la presse écrite et à l’ENTV et qu’il faudra, peut-être, les indemniser ! Cela coûtera moins cher que ce qu’on donne en subventions pour fabriquer des voitures dans lesquelles on injecte de l’air comprimé. Il faudra indemniser ces journaux, selon une formule à déterminer.

Outre l’absence de cahier des charges, on évoque, çà et là, des chantages faits par certains médias aux entreprises, comment remédier à certains abus de pouvoir médiatique ?
Par la légalisation. Aujourd’hui, si vous devez attaquer une chaîne, vous devrez le faire de l’étranger vu qu’elle n’existe pas ici. L’Arav ne peut pas parler à ces chaînes, comme elle ne peut pas parler à TF1, France 2 ou à la BBC. Elles sont algériennes pour facturer, mais étrangères lorsqu’il s’agit de répondre de leurs agissements devant les tribunaux algériens en cas de dérapage, c’est tout de même aberrant. Les télés ont une forte charge symbolique, comme les compagnies aériennes. Sawt El-Arab émettait de l’étranger parce qu’il y avait les colons ici. Mais aujourd’hui y a-t-il un colon pour qu’on soit obligé de fêter les cinquante ans d’indépendance avec des chaînes étrangères ?

Et l’Arav, comment appréciez-vous son travail ?
Encore faut-il voir ce travail pour pouvoir l’apprécier. Elle existe, elle a été mise en place pendant qu’on était mis en garde à vue et en prison… je vous laisse déduire. Depuis, il ne s’est rien passé. L’Arav, je pense, est prête à faire son travail. Mais au nom de quoi peut-elle décréter quelque chose contre telle ou telle chaîne ? à moins qu’elle ne reçoive un signal fort ! Bien sûr, elle peut bien convoquer le représentant du bureau étranger pour lui dire que sa chaîne fait n’importe quoi. Mais comment un pays peut-il tolérer une remontée de signal qui ne soit pas maîtrisée ? La seule montée possible de signal c’est celle de l’armée, TDA où une société accréditée, sinon cela causera de gros problèmes. Aujourd’hui, c’est de la télé, mais dans ce même signal on peut envoyer d’autres choses, à d’autres moments et cela peut être dangereux !

Peut-on dire qu’ils sont au courant et laissent faire ?
Est-ce qu’ils sont au courant ? Il me semble que s’ils le savaient, ils ne laisseraient pas faire. Sur un autre plan si je produis un programme et que je le paye, en sponsoring, je considère que la valeur de ce programme est le prix du sponsoring. Donc s’il sort d’Algérie, c’est une exportation, ce qui suggère des rentrées en devises pour le pays. Le plus grave, on ne connaît pas la valeur de l’immatériel. La télévision est éditeur de programme, elle achète et facture la publicité de manière à ce que le chiffre d’affaires soit clair, pourquoi ? Parce qu’à terme le législateur, entre autres l’Arav, doit imposer à ces chaînes, en échange du fait qu’elles accèdent au marché de la publicité, des obligations proportionnelles de production de programmes (tant de pourcentage de programme algérien, de documentaire, jeunesse historique, etc.). On ne va pas se réduire à des talk-shows “low-cost” et des séries du Ramadhan facturées à 2 millions d’euros alors qu’elles ne les valent pas. Pourquoi obliger l’ENTV à remplir sa mission de service public, c’est-à-dire couvrir par ses contenus l’ensemble du territoire national, dans toute sa diversité et la laisser patauger avec d’autres chaînes qui sont algéroises et qui ne sortent pas à plus de 30 km d’Alger ? C’est deux poids deux mesures. L’ENTV doit avoir des avantages clairs. Et les autres auront accès à des quotas de publicité supérieurs quand la grille de leur programme le justifiera. Aujourd’hui, il n’y a aucune règle sur la publicité. On “balance” plus de 20 minutes de publicité par heure, c’est du n’importe quoi ! C’est tellement mal fait qu’on peut croire que l’intention première est de priver les journaux de publicité. C’est une forme de détournement. Quand on délivre un agrément, c’est en échange de quelque chose. En échange de publicité, les chaînes doivent produire des quotas de programmes nationaux.