De Nîmes à Relizane, un procès qui réveille les fantômes de la décennie noire

De Nîmes à Relizane, un procès qui réveille les fantômes de la décennie noire

El Watan, 3 juillet 2015

Accusés d’«acte de torture» et de «disparitions forcées», les deux ex-patriotes de Relizane poursuivis en justice en France attendent la décision de la chambre d’accusation programmée pour octobre prochain. Aujourd’hui, les parties concernées s’expliquent à El Watan Week-end.

Les deux frères Mohamed Abdelkader et Hocine, ex-patriotes à Djidioua (Relizane), poursuivis en justice depuis 2004 par les familles des disparus à Nîmes au sud de France, attendent impatiemment la décision de la justice française. «Ils sont accusés d’acte de torture et de disparitions forcées», rappelle maître Clémence Bectarte, jointe par téléphone, avocate de la partie civile mandatée par La Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) pour défendre les familles plaignantes.

Maître Bectarte explique que si les plaintes ont été déposées en France, ce n’est que parce que les deux accusés y résident là-bas. La charte pour la paix et la réconciliation nationale l’interdit en Algérie. Après tant d’années d’attente, l’affaire a connu un nouveau rebondissement le 24 juin dernier. La chambre d’instruction de la cour d’assises du Gard, au sud de la France (l’équivalent de la chambre d’accusations en Algérie, ndlr), fixe la date et l’heure de l’audience pour le 1er octobre prochain à 8h30.

L’avocate des deux ex-patriotes, maître Khadija Aoudia, du barreau de Nîmes, explique cette étape : «Ce n’est pas pour juger les frères Mohamed mais pour juger leur appel contre la décision de l’instruction engagée contre eux, le 24 décembre 2014. La chambre d’instruction va examiner l’argumentation de l’instruction, de la défense et celle du procureur général pour vérifier si, oui ou non, il existe des charges suffisantes permettant de renvoyer les frères Mohamed devant la cour d’assises.» Sommés de ne pas quitter le territoire français, les deux frères ont été placés sous contrôle judiciaire pendant dix ans.

Maître Aoudia, mécontente de cette décision qui, selon elle, a ouvert grandes les portes au lynchage médiatique contre ses clients, déclare à El Watan Week-end : «Les frères Mohamed n’ont pas bénéficié d’un procès équitable, car la présomption d’innocence a été bafouée. Ce n’est que depuis les derniers événements qu’ont connus le monde et la France en particulier que la presse a commencé à mieux comprendre la situation.» Abdelkader Mohamed, 54 ans, l’un des deux accusés, est aujourd’hui chef d’équipe dans une boîte de sécurité à Nîmes, où il est installé depuis plus de 30 ans. Son frère Hocine, 45 ans, travaille à la fonderie, dans la même ville.

Gia

Il a rejoint son frère aîné en France en 1999. Les deux frères ont grandi dans une famille de six garçons et trois filles, issus de la première épouse de leur père, Hadj Abed, devenu chef des patriotes après avoir échappé à une tentative d’assassinat en février 1994. La famille Mohamed a toujours vécu sous la menace des terroristes, car deux de leurs membres faisaient partie de la gendarmerie et de l’aviation militaire à Oran.

Abdelkader, joint par téléphone, raconte qu’il s’est engagé en 1994 en tant que GLD (Groupe de légitime défense) puis en tant que patriote à Djidioua, suite à l’attaque terroriste perpétrée contre son père qui a failli se faire assassiner. Il gardera longtemps une balle logée dans sa nuque. Abdelkader affirme que son père a demandé à maintes reprises la protection de la gendarmerie, en vain. «Les terroristes, munis de leurs armes, s’attablaient en pleine ville sans que personne ne puisse faire quoi que ce soit, témoigne-t-il. Nous n’avions qu’une seule brigade de gendarmerie qui était tout le temps fermée.

La ville était sous le contrôle du GIA. C’était lui qui faisait la loi. Il massacrait et détruisait au su et au vu de tout le monde.» Abdelkader décide donc de rentrer en Algérie pour prendre les armes aux côtés de son père qui s’ est engagé pour se défendre. Abdelkader a été suivi par son frère Hocine, son oncle paternel et son oncle maternel Hocine Kerrouz. Au début, ils n’étaient que six, révèle Abdelkader, mais dès que la situation sécuritaire s’est améliorée, leur groupe s’est vu renforcé jusqu’à atteindre le nombre de 40 patriotes.

Ils ont fait du local de la kasma du FLN leur siège, devenu plus tard celui des gardes communaux, puis celui de la police actuellement. Abdelkader raconte la période des années 1994 et révèle que la stratégie établie par les terroristes avait pour objectif la paralysie complète de leur région. Pour y parvenir, Abdelkader affirme que les terroristes ont incendié la poste pour accabler économiquement les habitants, puis ont brûlé les écoles et failli même incendier le siège de la mairie de Djidioua.

«Personne n’a voulu prendre en main les affaires des mairies après l’assassinat du premier DEC de Djidioua, Assal Mustapha, égorgé par les terroristes devant ses enfants en 1994. Son successeur, Adda Madani, n’a même pas eu le temps de s’installer. Il a été aussitôt exécuté, s’indigne Abdelkader. Il a fallu absolument prendre cette responsabilité dont personne ne voulait de peur de se faire assassiner le lendemain. Et c’est ainsi que je suis devenu, avec mon père et mon frère assassiné en 1995, DEC de trois communes de la daïra de Djidioua.

Témoignages

Les sièges des mairies servaient aussi d’abri aux habitants qui voulaient informer les patriotes. La mission était délicate. Difficile de savoir qui est qui et difficile de faire régner la loi dans une ville aux mains du GIA. Mais cet argument ne convainc pas Mohamed Smaïn, ancien responsable du bureau de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme à Relizane et l’un des principaux acteurs de ce dossier, rencontré chez lui au centre-ville de Relizane. «J’ai été entendu par la justice française en tant que responsable des droits de l’homme dans ma wilaya. J’ai recueilli beaucoup de témoignages écrits qui impliquent directement les deux frères.

De ce point de vue, ce n’est pas moi qui ai déposé plainte mais les victimes.» Mohamed Smaïn est intransigeant là-dessus, il révèle les «exactions» dont sont accusés les frères Mohamed. «Le premier cas concerne le gendarme retraité, Adda Berkaoui, qui a été kidnappé par les frères Mohamed et leur milice puis torturé jusqu’à ce que les services secrets interviennent pour ordonner sa libération.

Mohamed Abed, habitant d’El Hmadna, a été lui aussi kidnappé par les deux frères à bord d’un véhicule qui appartenait à la mairie de Sidi M’hamed Benaouda. Le troisième est un père de famille, Azzi, kidnappé par les frères et retrouvé mort le lendemain», explique le militant des droits de l’homme. Pour répondre aux accusations de Mohamed Smaïn, Abdelkader explique cas par cas : «Concernant le gendarme Berkaoui que je ne connais même pas, il a prétendu avoir été détenu et torturé pendant 21 jours par mon frère Hocine dans une caserne des services secrets à Relizane. Je réponds par une simple question.

Est-il possible que les services nous laissent pénétrer dans leur caserne et faire le boulot à leur place ? Ceux qui le pensent ne connaissent donc vraiment pas les services secrets. De plus, lors de la confrontation avec mon frère, Berkaoui n’a pas arrêté de changer de version des faits. A la fin de l’audience, il a tenu à s’excuser auprès de mon frère en lui avouant que c’est Mohamed Smaïn qui l’avait convaincu qu’un procès imminent peut lui rapporter de l’argent pour dommages et intérêts.

Concernant, le cas de Mohamed Abed, son frère El Hadj, venu témoigner ici à Nîmes, s’est désisté dès qu’il a regagné Alger où il a animé une conférence de presse et dénoncé ce soi-disant militant des droits de l’homme ainsi que tous ceux qui ont collaboré avec lui en les qualifiant de manipulateurs. Pour Azzi Fethi, qui est venu dire que nous avons aidé les militaires à kidnapper son père à visage découvert, entre nous, quand quelqu’un kidnappe une personne, le ferait-il à visage découvert ? Sachant qu’on vient tous du même patelin ! » s’interroge Abdelkader.

Torturé

Mohamed Smaïn maintient ses déclarations en avouant tout de même le désistement du frère de Mohamed Abed, mais affirmant que son fils et son autre frère, résidant en France, maintiendront la plainte déposée. Pourquoi ont-ils été kidnappés ? Abdelkader dit ignorer les raisons, sauf pour le cas de Azzi. «Selon les informations recueillies à l’époque, cette personne s’est autoproclamée juge des terroristes. C’est elle qui décidait qui, ou non, serait exécuté par le GIA», affirme-t-il.

Que pensent les habitants de Djidioua de cette affaire ? Dans cette petite ville, aujourd’hui paisible après tant d’années de guerre, les témoins se font rares. Certains pensent que c’est par peur des représailles, tandis que d’autres préfèrent tout simplement éviter la question, car les plaies, selon Hakim, l’une des rares personnes qui ont accepté de nous rencontrer, ne sont pas encore complètement guéries. «Durant la décennie noire, Djidioua ressemblait à Kaboul du temps des talibans, lance Hakim qui tantôt regarde à gauche, tantôt à droite pour vérifier si quelqu’un tend l’oreille.

Un couvre-feu nous a été imposé à 16h par les terroristes. Nous étions obligés de dîner avant 17h, car toute lumière était interdite à partir de cette heure. C’était vraiment l’enfer.» Concernant les frères Mohamed et leur père Hadj Abed, qui étaient les chefs de file de la lutte antiterroriste dans cette région, Hakim nous affirme : «La réponse dépendra de votre interlocuteur. On doit les remercier aujourd’hui pour tous les sacrifices qu’ils ont consentis pour assurer la sécurité dans notre région. C’est grâce à eux que la paix est revenue.

Ce sont de braves gens qui ont sauvé plusieurs vies ici. Mais ils sont hais par les islamistes, les repentis et les familles qui entretenaient des liens avec les terroristes.» Abdelkader n’accepte pas la situation dans laquelle il s’est retrouvé avec son frère et revient sur le cas de Mohamed Smaïn qu’il pense être le commanditaire de ce qu’il appelle «le complot de la vengeance» contre sa famille et Hadj Fergane, ancien secrétaire général de l’Organisation des moudjahidine à Relizane, chef d’un groupe patriote et ami de Hadj Abed. «Le fils de Mohamed Smaïn était émir.

En 1994, c’est lui-même qui avait commandité l’attentat terroriste qui a fait 14 morts, tous des civils, au quartier Romane au centre-ville de Relizane. De plus, il est monté au maquis avec l’arme de son père qui prétend être un moudjahid, dénonce-t-il. N’est-ce pas lui qui a assassiné le chahid Tayeb Heloui ? Pour qui travaillait-il pendant la guerre de Libération ? Pour le compte de l’Algérie ou pour celui des services français ? C’est suite à cela que mon père et Hadj Fergane lui ont retiré sa carte de moudjahid en 1997. Aujourd’hui, il ne cherche qu’à se venger.»

Disparus

Et d’ajouter : «Pour être un militant des droits de l’homme, il faut rester neutre, ce qui n’est pas son cas, car il a déjà choisi son camp.» Mohamed Smaïn rétorque : «Je n’ai aucun compte à régler. Il est vrai que Hadj Fergane était derrière le retrait de ma carte communale, mais Hadj Abed n’avait rien à voir dans cette affaire. J’avais 17 ans quand j’ai rejoint l’ALN et je n’ai fait qu’exécuter les ordres de mes supérieurs. Je n’ai pas choisi le destin de mon fils. Je reste défenseur des droits humains et je dénoncerai tout abus d’où qu’il vient, ce que j’ai fait dans le cas des deux frères Mohamed.» Hadj Abed est mort en 2008 à l’âge de 72 ans.

La balle qu’il a reçue dans la nuque l’empêchait de dormir. Les médecins lui ont pourtant déconseillé de la retirer Il est décédé un mois après l’opération chirurgicale. Ses deux fils, eux, n’attendent que la fin de leur calvaire. Quant aux victimes des disparitions forcées, ils espèrent créer un précédent avec ce dossier et rendre justice à 200 disparus à Relizane.
Meziane Abane