13 novembre 1994 : massacre à la prison de Berrouaghia

Contre l’oubli

Vingt ans après: 13 novembre 1994 : massacre à la prison de Berrouaghia

Algeria-Watch, 13 novembre 2014

En Algérie, les prisons n’ont pas échappé à la folie meurtrière qui s’étend à partir de l’automne 1993 sur les quartiers et villages considérés comme des repaires de sympathisants et d’activistes du FIS et de la rébellion ; une folie qui s’est développée progressivement après le coup d’État du 11 janvier 1992. À Berrouaghia, le 13 novembre 1994, un massacre commis par une unité du GIR (Groupe d’intervention rapide) de la gendarmerie a fait officiellement 49 morts et des centaines de blessés.

Années 1990 : derrière l’appareil de répression « officiel », la barbarie de la répression clandestine

Il faut rappeler que la répression qui s’est abattue après la promulgation de l’état d’urgence en février 1992 et l’interdiction du FIS en mars, l’instauration du couvre-feu en décembre de la même année dans la région du centre a touché des dizaines de milliers de personnes qui ont été internées dans des camps au Sud du pays ou emprisonnées. Beaucoup d’entre elles ont été torturées, d’autres ont disparu.

Dès septembre 1992, les chefs de l’armée créent le « Centre de commandement de la lutte antisubversive » (CCLAS). Il supervise l’action des forces spéciales en collaboration avec le DRS (Département du renseignement et de la sécurité). La loi antiterroriste de septembre 1992 et la mise en place en février 1993 de « cours spéciales », véritables juridictions d’exception, complètent ce dispositif sur le plan judiciaire. Avec cet arsenal meurtrier, les putschistes – souvent désignés par le terme de « janviéristes » – engagent un programme d’« éradication » physique totale de l’opposition islamiste, mobilisant également un appareil plus secret de guerre contre-insurrectionnelle, directement inspiré des techniques (torture, disparitions forcées, désinformation, faux maquis, etc.) de la « doctrine de la guerre révolutionnaire » mis en œuvre par l’armée française lors de la guerre d’indépendance. En mars 1993, lors d’une réunion avec des hommes des forces spéciales, les colonels Hamana1 et M’henna Djebbar2 leur ordonnent ainsi de ne pas essayer de prendre les terroristes vivants : « Exterminez-les ! Exterminez-les eux et ceux qui les soutiennent, nous ne sommes pas là pour combattre les terroristes uniquement, mais tous les islamistes3 ! »

Dès le printemps 1994, quotidiennement, à la suite de ratissages de l’armée, de la gendarmerie et des forces spéciales, des hommes tués par balle ou égorgés sont retrouvés dans les rues. C’est également durant l’année 1994 que les disparitions forcées atteignent un chiffre record4. Les suspects sont liquidés sur place ou après avoir subi la « question » et non plus remis à la justice. Selon l’ex-colonel Mohammed Samraoui, officier du DRS qui a déserté en 1996, le colonel « Bachir » Tartag5 lui aurait dit en juillet 1994 à propos des suspects arrêtés : « À quoi bon les remettre à la justice si au bout de trois ou six mois ils sont remis en liberté pour nous harceler de nouveau ? Dès que quelqu’un tombe entre nos mains, il ne risque pas d’aller en prison6 ! »

Les prisons regorgeaient alors de « suspects » qui n’avaient pas participé à la lutte armée : jugés par des tribunaux ordinaires ou les cours spéciales, nombre d’entre eux n’avaient de ce fait écopé que de courtes peines ; et ceux condamnés pour soutien au terrorisme pouvaient être libéré après quelques années. Pour les généraux « janviéristes » et leurs exécutants à la tête des forces spéciales et des escadrons de la mort, il fallait les dissuader de rejoindre la rébellion, les éliminer ou les retourner. S’ajoute à cela le fait que, face aux protestations internationales, le gouvernement algérien avait décidé de suspendre les exécutions des condamnés à mort à partir de la fin août 1993. Selon Ali Yahia Abdennour, ancien président de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme, les partisans de l’éradication auraient donc décidé : « Puisque vous ne voulez pas les exécuter régulièrement alors qu’ils sont condamnés à mort, eh bien nous, nous allons les exécuter autrement7. »

Des dizaines de détenus sauvagement assassinés

La prison de Berrouaghia, située près de Médéa à moins de 100 km d’Alger, a été construite en 1853 par l’administration coloniale française. Elle a toujours reçu nombre de prisonniers politiques. Dans les années 1980, des opposants comme Ali Yahia Abdennour, Saïd Sadi, Slimane Amirat, Fawzi Rebaïne, Mahfoud Nahnah, Ali Benhadj, Abassi Madani, etc., y ont été détenus. Au moment des faits, plus de 1 200 détenus étaient incarcérés dans ce pénitencier.

Selon plusieurs récits, une mutinerie (voire une tentative d’évasion) se déclenche dans la nuit du 12 novembre 1994, mais elle est rapidement contenue, suite à l’intervention du Groupe d’intervention rapide (GIR) de la gendarmerie et des gardiens8. Il y aurait eu toutefois entre un et trois morts9. Le directeur de l’établissement, Hamid Guemache, se serait particulièrement distingué par un comportement intransigeant et violent. L’ultimatum fixé ayant été dépassé, l’assaut est ordonné par les gendarmes, qui tirent sur le bâtiment où sont retranchés les mutins, mais également d’autres prisonniers qui refusent de sortir de crainte d’être tués. L’attaque est selon les témoins absolument disproportionnée, le procureur général, présent sur les lieux, tente d’intervenir et de s’interposer et finalement, les prisonniers survivants acceptent de sortir. Mais ils doivent traverser une haie de gendarmes qui les battent à coups de barre de fer. D’autres gendarmes ouvrent le feu sur eux. Un certain Abdelali tente alors d’agresser un gardien et est achevé par un gendarme10.

Devant ce spectacle, les prisonniers de la salle A refusent de sortir, pour ne pas subir le même sort. Pour en finir avec ces prisonniers, de l’essence est introduite dans la pièce, puis un incendie est provoqué avec des grenades. Beaucoup succombent et ceux qui respirent encore seront achevés par les militaires. Selon le bilan officiel, 49 détenus ont été tués lors de cette répression, mais le nombre réel n’a jamais été rendu public.

Après ce carnage, les prisonniers survivants subissent les foudres de l’administration. Le châtiment est cruel et simple : il consiste en la privation de soins, l’interdiction des sorties et visites. Les détenus sont entassés dans des pièces beaucoup trop exiguës pendant des semaines. Certains détenus ont du attendre plus d’un an avant d’être soignés. De nombreux prisonniers sont persuadés que ce massacre avait été prémédité.

Un massacre prémédité par les généraux janviéristes ?

Dans la prison de Berrouaghia, les détenus suivaient avec grand intérêt les développements des négociations entre la présidence et la direction du FIS, ils voulaient croire à leur aboutissement et attendaient avec impatience le discours du président Liamine Zéroual à la veille du 1er novembre, jour de commémoration du déclenchement de la lutte de libération nationale en 1954. Ils espéraient une grâce présidentielle. Certains allaient même jusqu’à donner à d’autres prisonniers leurs effets personnels tant ils étaient persuadés d’être libérés sous peu.

Le général Liamine Zeroual, désigné au poste de Président par le commandement militaire le 31 janvier 1994, ne disposait pas de la légitimité des urnes, mais avait entamé rapidement des négociations avec des dirigeants du FIS emprisonnés. Il semblait vouloir asseoir son autorité vis-à-vis de ses adversaires en jouant la carte de la réconciliation avec le FIS qu’il savait bénéficier de la sympathie de larges pans de la société. Or ces négociations n’étaient pas du goût des « janviéristes », qui misaient exclusivement sur l’option sécuritaire. Au grand dam de ces derniers, les pourparlers entre la Présidence et les dirigeants du FIS semblaient aboutir et risquaient en conséquence de les affaiblir. Ils poussèrent finalement Zéroual à renoncer à son projet : le 31 octobre 1994, celui-ci déclarait que le dialogue entamé avait échoué et que la grâce présidentielle ne serait accordée qu’à des prisonniers de droit commun. En prison, ce fut d’abord l’abattement puis la tension a monté. Mais la direction du pénitentiaire ne faisait rien pour calmer les esprits, au contraire : son directeur, selon les témoignages d’anciens détenus, semblait verser dans la provocation. Jusqu’au jour fatidique du massacre.

Était-ce une tuerie programmée, comme semblent le croire certains ex-détenus11 ? À ce jour, les conclusions d’une enquête, s’il y en a eu une, n’ont pas été rendues publiques, de sorte que le déroulement exact des faits n’est pas établi et aucune liste de victimes n’a été publiée. Les familles ignorent jusqu’à l’endroit où leurs proches ont été enterrés. En conséquence, on ignore si la tentative d’évasion et/ou de mutinerie a été provoquée par des détenus qui avaient peu avant été transférés dans cette prison et qui auraient agi sur des ordres. Les témoignages recueillis laissent cependant entendre que la situation avait été maîtrisée et que rien ne justifiait ce déchaînement de violence.

Afin de clore définitivement le dossier, selon des informations colportées par un journal algérien en 200112, il semble que des familles de détenus tués aient été convoquées plus de six ans après les faits, dans le but de leur octroyer des indemnisations si elles reconnaissaient que leur proche avait été victime du terrorisme. Cette procédure n’aurait concerné que les familles de prisonniers non impliqués dans la mutinerie, sur la base des jugements prononcés en 1996 suite à des enquêtes dans des conditions très opaques13.

Une fois de plus, un crime extrêmement grave commis par des fonctionnaires de l’État a été occulté. Vingt ans après, la lumière sur ce massacre n’est toujours pas faite, les responsabilités ne sont pas établies, les coupables ne sont pas condamnés. Plus préoccupant encore, la justice a été dévoyée en décrétant, au mépris de la vérité des faits et du droit, que les victimes de ce massacre perpétré par des éléments de l’armée algérienne et des fonctionnaires auraient succombé au terrorisme islamiste.

En Algérie comme ailleurs, aucune réconciliation n’est envisageable sur la base de la manipulation et du mensonge. Tous les dépassements et toutes les exactions, quels qu’en soient les auteurs, doivent être documentés. Le dossier de l’affaire sanglante de la prison de Berrouaghia ne sera clos que lorsque l’entière vérité sera connue, les victimes nommées et les responsables identifiés et jugés.

Notes

1 Il est l’un des assistants du directeur du CCLAS. Il a été tué lors d’une opération en 1995.

2 Alors commandant du CTRI (Centre territorial de recherche et d’investigation) de Blida, l’un des plus importants centres de torture des années de la « sale guerre » des années 1990, où des milliers de personnes ont disparu. Devenu général-major, il a été nommé en 2005 patron de la Direction centrale de la sécurité de l’armée (DCSA), poste qu’il a quitté en 2013. Voir le rapport d’Algeria-Watch et Salah-Eddine Sidhoum, La Machine de mort, octobre 2003, http://www.algeria-watch.org/fr/mrv/mrvtort/machine_mort/machine_mort.htm

3 Habib Souaïdia, La Sale Guerre, La Découverte, Paris, 2001, p. 93-95.

4 Dans une étude publiée en 1999 par Algeria-Watch, qui disposait à cette époque de près de 3 000 cas de disparitions forcées dont près de 60 % du centre du pays (Alger, Blida, Médéa, Tipaza), il a été constaté que 37 % avaient été enlevés durant l’année 1994 et 31 % durant l’année suivante (Les « disparitions » en Algérie suite à des enlèvements par les forces de sécurité. Un rapport sur les « disparitions » en Algérie, mars 1999, http://www.algeria-watch.org/farticle/aw/awrapdisp.htm).

5 Le colonel Athmane Tartag, dit « Bachir », a dirigé le CPMI (Centre principal militaire d’investigation) de Ben Aknoun, rattaché à la DCSA, de 1990 à 2001. À partir de décembre 2011, il a pris la tête de la Direction de la sécurité intérieure (DSI), qui avait succédé à la Direction du contre-espionnage (DCE), longtemps dirigée (jusqu’à sa mort en 2007) par le général Smaïl Lamari. Écarté de la DSI à l’automne 2013 suite aux réactions américaines et britanniques lors de sa gestion meurtrière de l’attaque terroriste de janvier 2013 contre le site gazier de Tiguentourine (voir : http://www.algeria-watch.org/fr/aw/souaidia_in_amenas.htm), il est néanmoins revenu en grâce, devenant en septembre 2014 conseiller auprès de la présidence de la République.

6 Mohammed Samraoui, Chronique des années de sang, Denoël, Paris, 2003, p. 200.

7 Jean-Baptiste Rivoire et Guillaume Barathon, La Corruption en Algérie, émission « 90 minutes », Canal Plus, 3 mars 2003 (cité dans Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie, crimes et mensonges d’États, La Découverte, Paris, 2004, p. 402).

8 Observatoire des droits humains en Algérie (ODHA), « Témoignage du capitaine Ahmed Chouchène, prisonnier politique », 2 avril 2005, http://www.algeria-watch.org/fr/mrv/observatoire/berrouaghia_02.htm

9 Pour un récit détaillé du déroulement de la tuerie, voir : Observatoire des droits humains en Algérie (ODHA), « M. Djebbar, Blida : “Le carnage de Berrouaghia a été voulu” », 2 avril 2005, http://www.algeria-watch.org/fr/mrv/observatoire/berrouaghia_04.htm

10 Ibid.

11 Ibid.

12 B. Neila, « Régularisation des dossiers des prisonniers de la mutinerie de Berrouaghia », El Youm, 7 mars 2001.

13 Comité Justice pour l’Algérie, Les Exécutions extrajudiciaires, Dossier rédigé par Vincent Genestet et présenté devant le Tribunal permanent des peuples en mai 2004, http://www.algerie-tpp.org/tpp/pdf/dossier_5_executions_extra_judiciaires.pdf