Kadhafi, Qardhaoui et Novembre

Kadhafi, Qardhaoui et Novembre

par Abed Charef, Le Quotidien d’Oran, 3 novembre 2011

Célébrer le 1er Novembre, célébrer la chute de Kadhafi ou la victoire de l’OTAN.

Qardhaoui a gagné. De son perchoir à Al-Jazeera, cet homme, un des plus influents du monde arabe, a appelé les Libyens à tuer Maammar Kadhafi. Peu importe comment le tuer, il suffit de l’exécuter, pour débarrasser le monde de ce personnage, a-t-il dit dans une fetwa célèbre prononcée dès le début de la crise libyenne.

Le vœu de Qardhaoui a été exaucé. Son discours, inspiré d’une pensée du Moyen-âge, a trouvé preneur. Et les hommes qui ont exécuté Kadhafi ont naturellement adopté une attitude digne du Moyen-Age : exécution sommaire, sans jugement, après de multiples sévices. Un des fils de Kadhafi, Mouatassim, capturé en même temps que son père, a été torturé, amputé d’un bras, avant d’être assassiné. Puis, toujours dans la grande tradition tribale du Moyen-âge, les corps ont été exhibés au public. Jusqu’à ce que l’image devienne choquante et contre-productive, obligeant les parrains de la révolution libyenne à donner l’ordre de mettre fin à ce spectacle macabre.

Qardhaoui et ceux qui ont porté le coup fatal à Kadhafi ont une conception primaire de la politique. Ils ne connaissent pas l’indépendance de la justice. Ils pensent qu’ils sont la justice. Kadhafi, lui aussi, pensait qu’il était la justice, qu’il était la voix des pauvres et des opprimés. Il jugeait et exécutait les sentences. Ses opposants étaient des rats, forcément dans l’erreur. Lui était naturellement dans le vrai.

Les nouveaux maitres de la Libye agissent comme Kadhafi. Lui était la révolution. Eux sont la main de Dieu. La preuve ? Ils sont sur la même longueur d’ondes que Qardhaoui, la voie la plus autorisée de l’Islam moderne. Ils appliquent les préceptes de Dieu et promettent d’instaurer la justice divine au pays de Omar Mokhtar.

Il y a toutefois un problème : les révolutionnaires libyens sont en phase avec Qardhaoui, qui est lui-même en phase avec la politique étrangère de Qatar, le pays arabe le plus proche des Etats-Unis. Si proche qu’un vétéran algérien, ancien moudjahid, veut simplifier les choses en annexant aux Etats-Unis deux nouveaux Etats, Israël et le Qatar.

Autre paradoxe : tous ces hommes qui affirment agir conformément à la parole de Dieu sont en guerre entre eux. Qardhaoui, chef spirituel des Frères musulmans, est en guerre contre Al-Azhar, mais aussi contre Ben Laden, contre Khomeiny et contre Hasssan Nasrallah. On ne sait s’il faut ajouter à cette liste tous les illuminés qui ont mis l’Algérie à feu et à sang.

1. Maammar Kadhafi a échoué. Lamentablement. Mais il a eu la fin dont il a toujours rêvé : il a été assassiné par des gens qu’il considère comme des traitres, alors qu’il combattait des troupes étrangères. Comme son idole Omar El-Mokhtar. Le leader libyen pensait diriger son pays. Il était convaincu d’en être le leader incontesté, jusqu’au jour où il a découvert que son gouvernement était une association dirigée par d’autres gens. Son ministre de la défense est devenu chef du CNT, et un de ses ministres, Ahmed Jebril, est apparu comme une sorte d’Ahmed Chalabi, pour finir porte-parole d’une force qui a avalisé la destruction d’un pays par l’OTAN.

Qui est qui en Libye ? Il faudra de longues années pour dénouer les fils d’une tragédie dont Kadhafi ne maitrisait que peu d’éléments. Mais certaines vérités s’imposent d’elles-mêmes. La crise libyenne, née d’un soulèvement interne, a eu un dénouement externe. Les Etats-Unis ont eu un rôle central, même s’ils ont laissé à Nicolas Sarkozy le soin de jouer les gros bras, de peur qu’une nouvelle invasion américaine en terre arabe ne provoque un rejet trop violent.

Mais le plus dur est peut-être ailleurs. Il est dans cet acceptation d’une partie de l’opinion arabe, qui avalisé et soutenu une opération de l’OTAN contre un pays arabe. Quel qu’en soit le prétexte, cette évolution est importante. En Algérie même, des gens se sont mobilisés pour soutenir l’attaque contre la Libye. Dans la presse et dans les réseaux sociaux, cette position, affichée et assumée, est devenue très présente. C’est une ligne qui est franchie : qui peut certifier que, demain, au nom d’un combat contre une dictature, ou d’une cause quelconque, des militants zélés ne vont pas soutenir une intervention «humanitaire» ou «onusienne » en Syrie, au Maroc et, en fin de compte, en Algérie ?

2. Kadhafi a trouvé peu de gens pour le défendre. Sa fin a surtout révélé l’impasse dans laquelle il a mené son pays. Sa conception du pouvoir l’a mené à détruire l’armée de son pays. Car même s’il affichait des ambitions démesurées, les faits sont là, têtus, pour prouver que la Libye n’avait plus d’armée : au moment où le pays s’est trouvé dans l’impasse, il n’y avait pas d’armée pour le sauver. Y compris en éjectant Kadhafi, pour sauver l’intégrité territoriale de la Libye. Car si on peut admettre qu’une armée libyenne ne pouvait rien contre l’OTAN, elle pouvait prendre des initiatives pour éviter que le pays ne sombre dans le chaos ou qu’il ne soit livré à des puissances étrangères.

Inutile, dès lors, de parler des autres institutions. La Libye était un désert institutionnel, qui doit tout inventer. De la gestion municipale à la notion de parlement, en passant par une justice indépendante. En a-t-elle les moyens ? Une fois passée l’euphorie de la chute de Kadhafi, la réalité, brutale, a frappé tout le monde. La Libye est plus proche de la Somalie que de la Suisse. Elle sert désormais de supermarché d’armes en tous genres à un vaste espace qui va de la Somalie au Sahara Occidental, en passant par le Niger et la Mauritanie.

Les pays occidentaux, dont l’action a débouché sur une telle issue, pouvaient-ils ignorer cette hypothèse ? Ce serait faire injure à leurs services spéciaux et à leurs think-tanks de le penser. Il faut donc en conclure qu’ils avaient froidement envisagé cette hypothèse, et qu’ils l’ont laissé se développer sur le terrain. Comme en Afghanistan, en Irak et ailleurs, les pays occidentaux créent une situation qui génère du terrorisme, et font ensuite semblant de le combattre…

3. La crise libyenne a suscité des réactions et des positions idéologiques (pour ou contre l’intervention étrangère), parfois polémiques, souvent émotionnelles, en raison d’une proximité historique avec la Libye, mais rarement des positions politiques. Pourtant, seules des positions politiques peuvent déboucher sur quelque chose de positif.

Dans le cas libyen, la question centrale pouvait être formulée ainsi : quelle est la meilleure formule pour que la Libye puisse avancer vers une libération de la société et l’établissement d’institutions viables ? Les expériences irakienne et afghane ont montré qu’une démocratie importée n’a aucune chance de s’enraciner. Cela provoque même une réaction inverse, car l’intervention étrangère crée les conditions pour que la violence se prolonge indéfiniment.

Peut-être alors faut-il revenir à la seule expérience algérienne aboutie, celle de la guerre de libération. Celle-ci a révélé que le seul projet viable est celui qui exprime une volonté politique nationale et mobilise un maximum de forces pour le réaliser. Qu’un tel projet finira forcément par triompher. Ni la puissance militaire de l’Amérique, ni la puissance médiatique d’Al-Jazeera, ni les Chalabi et les colonel Youssouf, ne peuvent rien contre une volonté politique nationale.

Ce qui nous ramène à cette autre évidence : la démocratisation des sociétés arabes ne pourra se faire qu’avec une volonté politique émanant des sociétés arabes elles-mêmes. L’expérience algérienne de la fin des années 1980, la plus exaltante en matière de démocratisation, a pu avancer parce qu’elle était l’émanation d’un projet politique strictement algérien. En ce moment où l’Algérie célèbre 1er novembre et où d’autres célèbrent les bombardements de l’OTAN, cela permet de rétablir quelques repères.