Témoignage à la mémoire de Pierre Vidal-Naquet

Témoignage à la mémoire de Pierre Vidal-Naquet

Mohamed Harbi, 1 août 2006

Nous venons de perdre un ami, dont les interventions au regard du nécessaire et du vrai, vont nous faire cruellement défaut.
Dès sa tendre enfance, Pierre Vidal-Naquet a rencontré le génocide hitlérien et a été marqué par la mort de ses parents à Auschwitz. Ce fut l’événement originel qui détermina toute sa vie. Il ne cessait de nous répéter qu’être juif pour lui n’était pas une adhésion à la religion, il était athée, ce n’était pas non plus une adhésion à l’arrogance de l’Etat d’Israël, qui met son destin sous l’égide de la force et ne se résout pas à réparer les torts faits au Peuple palestinien. Etre juif était pour Pierre, ce sera toujours être l’héritier d’une tradition qui met la reconnaissance mutuelle des hommes par d’autres hommes au centre de son intérêt. En témoigne cette « fidélité têtue » aux sans-voix, qu’ils soient victimes de l’exploitation, du racisme, de l’exclusion ou des despotismes étatiques. Tous les combats qui portent sur la dignité humaine le verront militant actif et passionné, qu’il s’agisse du droit à l’autodétermination des peuples, de la torture (affaire Audin), ou du négationnisme (affaire Faurisson).
Ce qui sous-tendait son action et sa façon d’évaluer le politique, c’était un internationalisme ouvert, distant à l’égard de tout exclusivisme et de tout messianisme, ces maux qui finissent par ternir les grands idéaux.
J’ai connu Pierre Vidal-Naquet grâce à Robert Bonnaud en 1975. Venait alors de paraître mon essai sur Les origines du FLN, où étaient décryptés des aspects méconnus du nationalisme algérien. Mais c’est en 1980, avec la publication de Le FLN mirage et réalité que naît notre amitié. Nos échanges ne se limitaient plus seulement à l’expérience algérienne, dont il fut un acteur éminent et un observateur avisé, comme l’attestent ses prises de positions sur l’affaire Audin, sur les crimes de l’armée française, mais aussi sa participation à la défense du droit à l’insoumission (déclaration des 121), et, après l’indépendance, son attitude face à l’implosion du FLN, au sort et à l’abandon des harkis et aux événements de 1988 et 1992.
Nos échanges, chez lui, chez moi, et plus souvent, lors de longues conversations téléphoniques, nous permettaient de confronter nos appréciations respectives sur les tragédies qui affectaient le Tiers Monde, un monde qu’il n’assimilait nullement à ses porte-parole officiels. Les secousses du Moyen Orient éprouvaient sa sensibilité ; nous défendions tous deux la coexistence entre les Peuples Israélien et Palestinien disposant chacun de son Etat propre. En ces jours présents, où la guerre resurgit, il nous faut relire attentivement son dernier texte intitulé « Assez ».
Au fil des ans, j’ai découvert une personne jamais enfermée dans l’arrogance de son savoir, toujours attentif aux idées des autres, sans jamais se cramponner dans une attitude dès lors qu’elle lui paraissait discutable. Ensemble nous avons affronté certaines épreuves : le procès Barbie, au cours duquel des militants algériens, aux côtés de l’avocat du FLN que fut Jacques Vergès, se sont portés, au nom d’arguments spécieux, au secours d’un bourreau ; les événements de 1988 à Alger, au cours desquels l’armée tira sur les manifestants et utilisa la torture à grande échelle ; l’interruption des élections en 1992 etc.
Il nous est advenu parfois de nous retrouver dans des camps opposés. Invité en même temps que moi à l’émission d’Alain Finkelkraut « Réplique », au moment de la crise du Golfe, Pierre a défendu le principe de l’intervention. Un ami à qui je confiais mon trouble m’a dit de ne pas trop m’inquiéter et de m’assurer que, comme pour la guerre de 1967, l’historien rattrapera bientôt l’acteur. C’est ce qui advint. Pierre craignait moins le risque que la dérobade. Il se faisait un devoir de réagir à temps à l’événement et d’aider l’opinion à y faire face. Le souci de ne pas affaiblir le désir de vérité en lui, l’habitait en permanence.
Penser les contradictions et les impasses de notre temps, sans pour autant renoncer à poursuivre le rêve de l’émancipation sociale, par les voies démocratiques, c’est ce qui faisait le charme de Pierre et contribuait à son rayonnement.
Son éthique fut celle qu’analyse Max Weber parlant de la vocation du savant, « ….dire ce que les gens n’aiment pas entendre, à ceux qui se trouvent plus haut dans la hiérarchie sociale, à ceux qui s’y trouvent plus bas, mais aussi à sa propre classe… ».
On me pardonnera d’avoir privilégié des aspects politiques avec les traits militants de sa personnalité. Je n’oublie pas l’éminent historien qu’il a été, mais d’autres que moi sauront évoquer, mieux que je ne saurais le faire, ses travaux de chercheur.
Avec la disparition de Pierre s’efface un peu plus une génération d’intellectuels engagés contre la guerre d’Algérie, à laquelle ont appartenu: Henri Curiel, Jean-François Lyotard, Madeleine Rébérioux, Maxime Rodinson, Jacques Charby, André Mandouze et bien d’autres encore.

Nous ne les oublierons pas.

Mohammed Harbi