Famines des temps modernes

Famines des temps modernes

par Abed Charef, Le Quotidien d’Oran, 17 avril 2008

La mode moderne s’accommode mal de certains mots,
comme la famine et la malnutrition. Pourtant elles sont là.
Avec leurs inévitables de toujours : injustice, bureaucratie, mauvaise gestion.

Des gens meurent pour le pain. En Egypte, en Haïti, en Cote d’Ivoire, on en est déjà à l’émeute, avec son lot de morts et de désolation. Selon la Banque Mondiale, plus de trente pays sont menacés de troubles liés à la hausse des prix des produits alimentaires. A chaque frémissement du marché de céréales de Chicago, des millions de personnes dans le monde franchissent cette barrière symbolique que constitue le seuil de pauvreté, pour rejoindre cette partie de « l’humanité d’en bas » qui ne gagne pas de quoi assurer le minimum.

Le drame n’est pas vécu de la même manière au Nord et au Sud. Au Nord, on verse des larmes, au FMI comme chez les grands argentiers de ce monde, tout en gardant un regard sur les courbes des actions des grandes sociétés qui contrôlent les principaux marchés de l’alimentaire. Et si cela ne suffisait pas, les spécialistes de l’humanitaire sont là, pour faire bonne conscience.

Au sud, par contre, c’est de survie qu’il s’agit. Sous-alimentation, malnutrition, drames humains se multiplient à l’infini, obligeant ménages et états à consacrer une partie de plus importante de leurs maigres ressources à la facture alimentaire, au détriment de la scolarité des enfants, de la santé et de la formation. C’est alors un engrenage qui mène inexorablement à une paupérisation de masse, poussant des pans entiers de la société vers le désespoir.

Ce type de discours sur les inconséquences du système économique mondial est séduisant. Il est largement fondé. On peut même enfoncer le clou en soulignant que le prix du blé a triplé parce que les pays riches préfèrent utiliser les produits agricoles pour produire des biocarburants au lieu de nourrir les catégories les plus vulnérables.

Pourtant, ce discours, qui peut aussi bien être tenu par un responsable du RND ou un mouhafedh FLN, que par un membre du gouvernement de M. Belkhadem, ne mène nulle part, car il pêche par de très nombreux défauts. Pour un pays comme l’Algérie, il occulte la responsabilité des dirigeants dans la situation de dépendance extrême enregistrée par la balance alimentaire. Depuis quatre décennies, l’Algérie a fait de l’autonomie alimentaire un élément central de son discours économique. Mais plus on parle, plus la dépendance s’aggrave. Ce qui montre que le discours est devenu une fin en soi, et non un projet politique qui demande de la réflexion, de la méthode, des moyens et des objectifs.

Ensuite, l’Algérie semble avoir définitivement décidé de ne pas tenir compte de sa propre expérience, c’est-à-dire de ses échecs. La même bureaucratie continue à produire les mêmes mesures, à injecter des sommes faramineuses, qui sont gaspillées, détournes ou sous-utilisées, dans un climat de mensonge ambiant qui n’incite guère à l’optimisme. Le FNDRA a absorbé des centaines de milliards de dinars, sans résultat autre que de révéler l’ampleur de la corruption qui a accompagné ce dossier. Cela n’empêche pas le ministre du développement rural d’annoncer que 17 milliards de dollars seront injectés dans le secteur dans les prochaines années. Pourquoi faire ? Qui va les gérer ? Avec quelles banques, quelles instituions et quels mécanismes ? Les tribunaux le révèleront dans une dizaine d’années, peut-être. En attendant, le risque est de voir le pays définitivement incapable de gérer ces dossiers qui ont fait l’actualité de l’année 2007 : pomme de terre, semoule, lait, etc. D’autre part, l’Algérie semble avoir fait deux autres choix, de manière définitive : celui de l’effet d’annonce, et celui de se lancer dans des opérations impossibles à réaliser, opérations qui frisent parfois le ridicule. Annoncer des investissements massifs sans doter le pays d’institutions et de mécanismes en mesure de les gérer est un acte pour le moins irresponsable. Avoir fait l’expérience, en avoir relevé l’échec, et se lancer une deuxième fois dans la même aventure requiert d’autres qualificatifs. A moins que l’on se réfugie dans le folklore.

Le ministre de l’agriculture semble avoir fait ce choix, en annonçant des contraventions contre les fellahs qui ne produisent pas. Le pays retient son souffle en attendant de savoir comment M. Saïd Barkat va appliquer cette décision.

Mais le ministre de l’agriculture n’en est pas à sa première expérience du genre. N’a-t-il pas décidé de supprimer l’aide accordée aux fellahs avant les campagnes agricoles, et de la limiter à une aide à postériori, après la récolte, lorsque les fellahs auront écoulé leur production ? M. Saïd Barkat défie ainsi les démarches mises en œuvre par l’Europe et les Etats-Unis depuis un demi-siècle, démarches qui ont permis à ces pays de prendre le contrôle du marché mondial des produits agricoles. Il promet d’innover, en faisant mieux que la Nouvelle Zélande et l’Australie…

Il risque même d’aller encore plus loin dans l’absurde, en proposant d’aller à des concessions dont le bail sera réduit à trente ou quarante ans. C’est une manière très efficace de déstabiliser davantage le monde agricole, avec des annonces irréfléchies, dont le seul résultat évident est de semer le doute. Quel fellah va investir dans des arbres dont la durée de vie avoisine le siècle s’il n’est pas sûr d’en récolter les fruits, dans tout le sens que permet cette formule? Non, décidément, la famine et la malnutrition ne sont pas des fatalités. Elles sont le résultat de l’histoire, mais elles sont aussi les compagnons d’autres phénomènes que l’Algérie connaît si bien: bureaucratie, mauvaise gestion, corruption. Et si la famine selon le modèle haïtien semble écartée, l’émeute, elle, n’est pas loin.