1er novembre 1954 : le ras-le-bol des Algériens

1er novembre 1954 : le ras-le-bol des Algériens

Par Ait Benali Boubekeur, 1er novembre 2008

« A vous qui êtes appelés à nous juger (les premiers d’une façon générale, les seconds tout particulièrement) … » Proclamation FLN diffusée le 1er novembre 1954.

Cet appel destiné au peuple algérien et aux militants de la cause nationale est celui qui restera indubitablement, dans l’histoire algérienne comme l’acte le plus fédérateur de toutes les forces vives de la nation. Il a été diffusé et lu au même moment dans toutes les contrées du pays. Jusqu’à nos jours, son contenu est évoqué, dans moult occasions, pour retrouver la cohésion nationale de jadis. Et pourtant, il ne date pas d’hier. En effet, cinquante quatre ans nous séparent déjà de sa rédaction. La raison de ce succès est très simple : le texte garantit tout. Deux points retiennent particulièrement l’attention : « La restauration de l’Etat algérien souverain démocratique et social dans le cadre des principes islamiques et le respect de toutes les libertés fondamentales sans distinction de race et de confession. »

Dés leur avènement, ces principes ont connu une adhésion populaire quasi-totale. C’est aussi la première fois qu’un mouvement insurrectionnel était organisé à l’échelle nationale pour défendre l’intégrité de la nation. Son but était de doter la nation de structures modernes. Son moyen, les défendre aux prix d’innombrables sacrifices. Mais pour que cela se fasse, il fallait une participation de tous les hommes épris de justice et de liberté. Bien qu’il ait existé des Algériens profrançais, leur nombre était infime par rapport aux citoyens enclins à la création de l’Etat algérien. Au faîte de leur collaboration, ces derniers n’ont pas atteint le 16 sur 1000 de la population, chiffre de l’historien Guy Pervillé, quoi que ses chiffres restent amplement discutables.

Mais comment comptaient-ils procéder ces jeunes dirigeants ? Et avant, ces actions n’étaient-elles pas une réaction à une injustice endémique que subissait le peuple algérien depuis la conquête de 1830 ?

1. Un passé chargé d’injustices.

Il faut dire d’emblée que la conquête de l’Algérie a été accomplie par la seule force des armes. Les soldats chargés de pacifier la nouvelle terre conquise n’étaient ni des hommes de lettres ni des hommes de sciences. Du coup, le citoyen Algérien n’avait vu chez les Français que leur supériorité militaire. Cependant, à peine la pacification commencée, les Algériens ont été chassés de leurs terres. La rapidité avec laquelle a été claironnée l’Algérie « terre française » pouvait amplement renseigner sur la volonté des colons de s’accaparer des richesses nationales. En effet, en un laps de temps record, le système colonial a pu s’emparer de plus de deux millions d’hectares des meilleures terres. Bien que le nombre de colons ait été très inférieur à celui des Algériens, il n’en demeure pas moins qu’en termes de richesse, ceux-là possédaient douze fois plus de terre en moyenne que ceux-ci. Ainsi, le colon avait en moyenne 120 hectares alors que l’Algérien n’en avait que 10 hectares. D’ailleurs, à un moment donné, même les partisans de la colonisation, tel que Jules ferry, ont estimé que l’entreprise de dépossession des Algériens était abusive. Dans sa déclaration au sénat en 1891, Jules Ferry a dit ceci : « Après la chute de l’Empire, depuis 1871 jusqu’en 1883, c’est assurément dans le sens de la colonisation française qu’on a administré et gouverné l’Algérie. C’était essentiellement la colonisation par la dépossession de l’Arabe. » Par ailleurs, pour dissimuler cette avidité impérialiste du système colonial, ses dirigeants ont trouvé un subterfuge : civiliser les autochtones. A cette époque, en matière d’instruction, l’Algérie n’était pas la lie du monde. Bien qu’il n’y ait aucune échelle qui permette de mesurer l’ignorance d’un peuple par rapport à un autre, l’historien Jean François Guilhaume a démontré que 54% des Algériens en 1830 savaient lire et écrire. Ce pourcentage n’existait pas en France à la même époque, bien que le pays soit connu par son éclat des sciences en Europe, a-t-il écrit. Cette culture était par ailleurs l’apanage d’une classe aristocratique. Il va de soi que la majeure partie de la population française n’était pas imprégnée de cette magnifique culture. Or c’est cette masse qui a composé la quasi-totalité de la population coloniale. Depuis son arrivée en Algérie, elle a acquis une position d’influence très prépondérante. A tel point que le pouvoir parisien ne pouvait engager une quelconque réforme sans qu’elle soit sabotée par ce lobby colonial installé à Alger et à Oran. Plusieurs exemples peuvent étayer cette thèse, et ce dans différents domaines.

Dans le domaine de l’éducation, car là était le but assigné à la mission de civilisation, les résultats sont très médiocres. Qui peut imaginer qu’un pays puisse avoir 94% d’illettrés chez la population masculine et 98% chez la population féminine dans la langue du colonisateur après plus de cent ans d’occupation. Ce doute, en tout cas, ne subsiste pas dans l’étude de Michel Winock qui a écrit : « Sur 1 250 000 enfants de six à quatorze ans, moins de 100 000 sont scolarisés», dans les années cinquante. Sur le plan politique, toute réforme susceptible de sortir l’Algérien dans le noir absolu où il vivait était automatiquement sabordée. Bien qu’il y ait ça et là des simulacres de réformes soutenues notamment par l’extrême gauche française, la majorité de la classe politique était insensible au sort des « indigènes ». A un député de l’extrême gauche qui a proposé la naturalisation systématique de tous les Algériens avec le maintien du statut personnel, la presse coloniale a rétorqué : « Nous autres Algériens, nous ne pouvons pas admettre que les indigènes soient des Français comme nous. » La répétition de ces blocages a amené le pouvoir colonial a trouvé une parade pour ne pas affronter le lobby colonial et faire semblant de vouloir émanciper l’Algérien. En effet, le président du conseil, Clemenceau, a trouvé un dispositif de loi résumé en cinq points. Ainsi, pour qu’un Algérien devienne Français, il fallait : « être âgé de moins de 25 ans, être monogame ou célibataire, avoir servi dans les armées de terre ou de mer et produire un certificat de bonne conduite, être propriétaire d’un bien rural ou d’un immeuble urbain et enfin être titulaire d’une décoration française ou d’une distinction honorifique accordé par le gouvernement français ». En dépit de ces exigences, l’avis favorable est soumis à l’appréciation de l’administrateur. En effet, les Algériens vivant dans les communes mixtes [commune où il n’y avait pas de vote car les colons étaient minoritaires], c’est-à-dire la quasi-totalité des communes, devaient plaire à l’administrateur. Cette situation intenable a été atteinte au moment où la colonisation était au sommet de sa puissance. Les indications qu’avaient les nationalistes n’auguraient pas d’un avenir radieux pour le pays. Il ne restait par conséquent d’autres choix aux nationalistes que de détruire le système colonial, source de tous les problèmes. Du coup, il fallait constituer une organisation capable de frapper les points névralgiques de la colonisation, qu’ils soient économiques ou militaires.

2. Attaquer les intérêts de la colonisation.

Face à cette Noria coloniale, le premier noyau de la révolution contenait à peine 800 hommes et 400 armes. Bien que le FLN naissant ait au moins une réserve de 1200 hommes prêts à en découdre avec le système abhorré, sans la mobilisation générale, le triomphe était impossible. Le texte de la proclamation du FLN était sur ces points précis. Il s’agissait de détruire le système honni, par tous les moyens, sans jamais s’attaquer aux civils. Tout en préconisant le respect des principes révolutionnaire, le front a insisté également sur la continuation de la lutte jusqu’ à ce que la libération du pays soit effective. En effet, ce 27 octobre 1954, dans un village accroché aux contreforts du Djurdjura, en l’occurrence Ighil Imoula, le texte imprimé à la ronéo, qui tournait à plein régime chez l’épicier Idir Rabah, a annoncé les objectifs de la révolution. Objectifs à atteindre avec la voie armée mais aussi en avançant une proposition de négociation sur la base de l’indépendance nationale. La deuxième voie a été balayée d’un revers de la main par les politiques français ; il ne restait alors que la première option, la lutte armée. Ce 1er novembre 1954, à la première heure, plusieurs actions ont été déclenchées concomitamment à travers tout le territoire national. Contrairement à ce qui a été colporté par la presse coloniale, le FLN n’a jamais désigné pour cible les civils de quelque confession qu’ils soient.

Voici quelques exemples dans chaque zone cette nuit de la toussaint.

Les Aurès de Ben Boulaid ont vu les groupes se former dés 19 heures. Pour le chef des Aurès, il y avait quatre points à attaquer : Batna, Arris, Tkout et Kroubs. L’heure H a été fixée à 3 heures du matin. La consigne de Ben Boulaid était de ne pas toucher aux civils. Cette injonction a été ordonnée à tous les chefs de zones. Le groupe de Hadj Lakhdar, le plus important, a été désigné pour attaquer la capitale des Aurès, Batna. En effet, dans ce centre urbain il y avait la sous préfecture, un commissariat central, des bâtiments officiels, une brigade de gendarmerie et deux casernes. La stratégie de Ben Boulaid a été résumée par Yves Courrière en écrivant : « Le bordj militaire sera le principal objectif mais il serait bon d’attaquer également la sous-préfecture. Car, s’attaquer aux militaires sera impressionnant, s’attaquer à l’autorité civile prouvera à la population que le FLN est puissant et ne recule devant rien. »Le deuxième groupe était celui de Chihani Bachir. La presse coloniale a exploité un incident où deux instituteurs ont été atteints accidentellement, à Arris. Le groupe a en effet dressé une embuscade dés 3 heures du matin aux gorges de Tighanimine, entre Biskra et Arris. A 7 heures du matin, un car conduit par Djamel Hachemi, un ami de Ben Boulaid, a été arrêté par les hommes de Chihani. A l’intérieur du car il y avait le caïd Hadj Sadok et le couple Monnerot. Il a été demandé ensuite aux trois personnes de descendre du car. Selon le texte du FLN les deux instituteurs n’étaient en aucun cas concernés par le conflit. Du coup le mieux aurait été de ne pas les faire descendre du car. Lorsque Chihani a demandé au caïd s’il avait reçu la proclamation, celui-ci a répondu avec mépris. En sachant que les rôles allaient être inversés, c’est-à-dire le caïd n’était plus le maitre du moment, celui-ci a provoqué le drame. Faisons appel au récit de Courrière : « Tout alors vas très vite. En une fraction de seconde. Hadj sadok… qui commence à avoir peur pour sa peau, a avancé la main vers le magnifique baudrier rouge. A l’intérieur il y cache un 6,35 automatique. Très vite la main plonge, ressort armée. Chihani lève alors la tête, voit le geste du caïd qui l’ajuste… Sbaihi n’a pas perdu un mouvement. Une rafale est partie… Le début de la rafale l’a atteint en plein ventre. Guy Monnerot a pris la suite dans la poitrine. Sa femme est atteinte à la hanche gauche. »

Dans l’Algérois il y avait plusieurs actions enclenchées simultanément. Bien que la crise du parti nationaliste ait été encore vive, notamment à Blida où Hocine Lahouel a tenu sa dernière conférence, l’entente entre Bitat et Ouamrane a permis de combler les défections dans la région. A Boufarik le plan de Souidani Boudjema était d’attaquer la caserne et de récupérer le maximum d’armes. Aidés par le caporal chef Ben Tobbal , à ne pas confondre avec l’un des adjoints de Didouche en zone 2, Ouamrane et Souidani ont récupéré quatre mitraillettes et six fusils. A Alger, cinq objectifs ont été attaqués à une heure du matin. L’usine à gaz a été en effet attaquée par le groupe conduit par Kaci Abderrahmane. Se trouvant au cœur de la cité européenne, l’immeuble de la radio coloniale a été attaqué par le groupe de Merzougui. Cette radio avait fait beaucoup de mal avec la propagande menée contre les Algériens, réduits à néant. Le troisième groupe a fixé comme objectif la destruction des pétroles Mory. Cette réserve se trouvait sur le quai du port. Le central téléphonique a été attaqué sans que le groupe ne parvienne à l’exploser. Quant au dernier objectif, le dépôt de liège de Borgeaud à Hussein dey, l’état de santé de l’exécuteur l’a tout bonnement empêché de remplir sa mission.

A Oran, Ben M’hidi et son adjoint Ramdane Abdelmalek ont dressé une embuscade dés 23h30 sur la route de Dahra. Comme dans le reste du pays, le manque d’armement faisait cruellement défaut à Oran. C’est pour cela que l’un des objectifs de Ramdane abdelmalek était d’attaquer la brigade de gendarmerie de Cassaigne. Les autres objectifs étaient inhérents au sabotage de l’économie coloniale à travers les actions contre le transformateur d’Ouillis à l’est de Mostaghanem, ainsi que l’incendie des récoltes réalisées dans la région. L’heure H a été fixée à minuit pétante. Le lendemain, bien que les actions entreprises aient été exécutées, la révolution algérienne a tout de même perdu un de ces prestigieux chefs, Ramdane Abdelmalek.

En Kabylie, son chef Krim Belkacem a donné des ordres nets aux sept chefs de daïra. L’objectif numéro un était d’attaquer les casernes et les gendarmeries afin de récupérer, là où c’était possible, les armes et les munitions. L’objectif numéro deux était de détruire les récoltes de liège, effectuées quelques semaines plus tôt par les colons. L’heure H a été fixée pour minuit. De bon matin le sous préfet de Tizi-Ouzou a envoyé un télégramme à Alger. Commençait alors l’énumération des actes perpétrés la veille : « A Bordj Menaiel, camp du Maréchal, Azazga, Dra-El mizan, des dépots de liège et de tabac ont été incendiés. Des coups de feu ont été tirés contre les casernes et gendarmerie de Tighzirt, Azazga et bien d’autres centres. » Pour le sous-préfet les dégâts s’élevaient à plus de 200 millions.

Finalement, à la Constantine les hommes de Didouche n’ont pas raté le rendez-vous. Bien que les autorités coloniales aient cru, dans le premier temps, qu’il s’agissait de « fellagas tunisiens » qui rôdaient dans la région, la coordination des actions dans la zone 2 a montré que les actions étaient bien pour le compte de la révolution algérienne. « Sur la route de Philippeville, la gendarmerie de Condé-Smendou a été attaquée. Au Kroubs, à 10 km de Constantine, des sentinelles ont essuyé des coups de feu. », a écrit Courrière. Néanmoins, la réunion des centralistes tenue une semaine avant le déclenchement de la lutte armée a freiné quelque peu l’engouement des militants à se lancer dans le feu de l’action. Toutefois, cette réticence n’a pas duré longtemps. En effet, quelques semaines ont suffi à la jeune formation politique pour fédérer l’ensemble des composantes du mouvement national.

En somme, il apparait nettement que l’insurrection lancée en novembre 1954 n’était nullement une entreprise aventureuse. En effet, il n’y a pas pire pour un citoyen que d’être exclu de la vie politique de son pays. D’ailleurs, l’Algérien a été tout au long de l’histoire quelqu’un de contestataire, que ce soit sous le joug de l’étranger ou sous le régime autoritaire de son pays. Du coup, il est facile de mobiliser les hommes sur les sujets inhérents à son avenir, comme l’a explicité l’appel de l’ALN : « comme tu le constates, avec le colonialisme, la justice, la Démocratie, l’Egalité ne sont que leurre et duperie destinés à te tromper et à te plonger de jour en jour dans la misère que tu ne connais que trop. » Finalement la base a été prête et elle n’attendait que le signal de ses représentants au sein du plus important parti nationaliste, le MTLD.