L’homme qui a déverrouillé la boîte noire de l’ENTV

Riche parcours d’un journaliste au-dessus de tout compromis

L’homme qui a déverrouillé la boîte noire de l’ENTV

El Watan, 2 janvier 2012

Les Algériens ne peuvent oublier que ce fut Abdou B, la tête pensante de l’ENTV libre et populaire du début des années 1990. Le cinéma en tamazight lui doit notamment les deux premiers films de fiction, Machahou et La Montagne de Baya, qu’il a coproduits pour la télévision contre vents et marées.

La disparition soudaine de notre brillant confrère Abdou Benziane est très pénible à supporter. Au-delà de son âge pas très avancé (67 ans), Abdou va beaucoup manquer à une corporation qui se dévitalise dangereusement sans que la relève ne soit garantie. Il est courant que les superlatifs pleuvent à la mémoire d’un homme ou d’une femme qui ne sont plus de ce monde. Assez souvent, on force le trait et on tresse des lauriers à des personnes qui n’ont pas forcément marqué leur passage en ce bas monde. Mais Abdou, lui, mérite assurément tous les adjectifs, tous les panégyriques et toutes les gratitudes pour l’ensemble de sa carrière. Et quelle carrière !
Bien que ses talents de journaliste et d’homme de cinéma n’aient pas été récompensés, Abdou restera pour la postérité l’un des plus brillants journalistes de sa génération. Il était ce repère lumineux qui a tenté d’éclairer la voie pour la télévision nationale afin de la rendre au service d’une Algérie ouverte et moderne que promettaient les réformes politiques sous Mouloud Hamrouche.

Les Algériens ne peuvent oublier que ce fut lui la tête pensante de l’ENTV libre et populaire du début des années 1990. Bien avant l’avènement des chaînes télésatellitaires, ce journaliste chevronné – qui a fait ses armes à El Djeich, Algérie actualités et Révolution africaine – a réussi à déverrouiller la boîte noire de l’Unique en y installant de nouveaux codes de travail en phase avec l’expression libre et plurielle. Qui ne se souvient des débats politiques passionnés et passionnants qu’animaient de jeunes journalistes lancés dans l’aventure du direct sans préparation ? Qui ne se rappelle des passes d’armes mémorables entre Saïd Sadi et Abassi Madani sur le plateau de «Liqaâ maâ essahafa» (Rendez-vous avec la presse) de Mourad Chebine ? Abdou B, qui accepta ce challenge politique de libérer la parole dans ce média lourd jusque-là très léger, fut aussi l’homme qui a débridé la culturelle de l’ENTV. Son produit phare, «Bled Music», animé par le dynamique Kamel Dynamite, était un réel moment de plaisir pour les téléspectateurs qui découvraient de jeunes artistes en herbe qui allaient bouleverser la scène musicale algérienne des années plus tard. Vingt-deux ans après, les Algériens sont encore orphelins de cette télé-là, qui leur ressemblait tellement. Abdou Benziane était pour la télévision nationale ce que furent Zidane, Madjer, Belloumi pour le football algérien.

Les Algériens sont d’ailleurs contraints, à chaque fois, de convoquer au bon souvenir les exploits de l’équipe nationale de 1982 et les émissions osées de l’ENTV de Abdou B pour raviver une fierté passée. Mais comme les belles aventures ont toujours une fin, Abdou B, qui avait rendu la télé aux Algériens, fut remercié de la manière la plus humiliante qui soit par le nouveau chef de gouvernement d’alors. Ce fut un jour de juin 1990, quand le téléphone sonna dans son bureau. Sid Ahmed Ghozali, qui venait de remplacer Mouloud Hamrouche, lui annonça lui-même la (mauvaise) nouvelle : fin de mission de libération de la Télévision nationale. La lucarne se referme…

La lucarne se referme

Le journaliste qui pensait pouvoir mener la guerre à l’unicité de la pensée a été stoppé net dans son élan, dans le sillage des bouleversements politiques de l’Algérie des années 1990. Certains de ses proches disent que Abdou ne s’est jamais réellement remis de ce limogeage difficile à justifier, sinon par le souci de l’homme au papillon de se payer la tête d’un DG nommé par son prédécesseur. Baisser de rideau pour la télé libre et écran de fumée pour les Algériens…
Mais Abdou B avait plusieurs cordes à son arc.
Le confort que lui offrait son poste à la télévision ne l’a pas grisé, loin s’en faut. Aussitôt débarqué, il dégaina sa plume pour servir l’Algérie et la profession et non pas les puissants du moment. L’homme entier des Aurès n’était pas du type à s’acoquiner avec les gens du pouvoir, bien qu’il ne cachait pas ses sympathies pour Hamrouche. Il était resté intellectuellement intègre, quand bien même il avait écrit pour l’organe central de l’armée, El Djeich. C’était dans la rubrique culturelle…

Abdou B était aussi un des grands cinéphiles algériens qui ont popularisé le 7e art. La revue Les 2 Ecrans, qu’il a créée en 1977 avec ses amis journalistes férus du cinéma, allait, jusqu’à 1985, constituer le phare des professionnels. Il n’est pas fortuit que le talent de critique cinématographique de Abdou soit reconnu au-delà des frontières algériennes.
Le cinéma en tamazight lui doit notamment les deux premiers films de fiction, Machahou et La Montagne de Baya, qu’il a coproduits pour la télévision contre vents et marées. Encore un engagement totalement désintéressé d’un homme qui avait voué sa vie à la création et à la culture sous toutes ses formes d’expression.

Contrairement aux journalistes de sa génération qui ont chacun lancé leur journal, Abdou, lui, a préféré balader sa plume dans les colonnes de la presse privée et des revues spécialisées sans jamais se sédentariser dans une rédaction. On mesure alors mieux le statut et la stature de cet homme affable qui vient de nous quitter sans trop savoir si les Algériens allaient, un jour peut-être, se réapproprier leur télévision. Celle qu’il avait lui-même «allumée» en 1990. Repose en paix, Abdou. Ta signature singulière manquera terriblement au paysage. Ton empreinte, elle, est indélébile.

Hassan Moali


La revanche de Abdou B

Abdou B n’est plus. Il a quitté trop prématurément le monde des médias… Mais l’image qu’il laisse derrière lui est trop forte ; elle est inaltérable. Elle est gravée dans les esprits. Son parcours, ses faits parlent pour l’homme. Abdou B était pétri de talents. Critique de cinéma, polémiste, agitateur d’idées ; on ne peut rester indifférents face à ce créatif qui abreuvait, à chaque rencontre, d’anecdotes un brin nostalgiques… Abdou B a traversé plusieurs périodes politiques du pays, marquant les esprits. C’est à la télévision qu’il avait donné la pleine mesure de son talent. Il restera, dans l’histoire des médias algériens, le professionnel qui a réussi à briser le carcan de la médiocrité.

Nommé en 1990 par Mouloud Hamrouche à la tête de l’ENTV, avec une volonté politique très soutenue de faire bouger les lignes dans un secteur très sensible pour les différents cercles du pouvoir, Abdou B relève le challenge. Non sans difficultés et avec beaucoup d’opiniâtreté, il modifie les règles qui ponctuent la marche de l’ENTV. La télévision publique se libère des pesanteurs politiques et bureaucratiques. Elle adopte le ton de la réalité ; elle s’ouvre à la société, traversée par des contradictions jusque-là enfouies. C’est la rupture. C’est même une révolution, disaient certains.

Abdou B n’hésite pas, ne recule pas, l’expression est libérée. Le haut lieu de l’autoritarisme de Boumediène et de l’expression de la pensée unique vacille. La langue de bois est chassée du boulevard des Martyrs : débats politiques contradictoires, reportages et enquêtes montrent une autre Algérie… La politique de Mouloud Hamrouche, à l’époque aux commandes du gouvernement, est passée au peigne fin et critiquée parfois vertement. Impensable avec d’autres… C’était en 1990. Des Tunisiens et des Marocains sont branchés sur l’ENTV tous les soirs, savourant les débats, les envolées des hommes politiques. Dix ans après, Al Jazeera lui emboîte le pas avec le succès qu’on lui connaît.

Abdou B s’était appuyé, pour revoir de fond en comble la grosse machine, à cacher la vérité de l’ENTV, sur l’apport de nouvelles compétences. De jeunes talents furent recrutés, s’engouffrant dans les nouveaux espaces d’expression. Quand la parenthèse de la liberté se referme, ces journalistes, formés à la dure, iront faire le bonheur des plateaux des télévisions arabes, laissant l’ENTV renouer avec son ronronnement imposé par les dirigeants du pays.
Abdou B avait innové, cassant les tabous. On ne peut s’empêcher de faire le lien avec l’état actuel de l’audiovisuel algérien et les bouleversements que le Monde arabe a connus.

Al Jazeera et d’autres chaînes arabes façonnent aujourd’hui l’opinion algérienne. Les dirigeants de notre pays portent une lourde responsabilité dans l’arriération indigne de l’audiovisuel algérien. Les politiques restrictives des libertés d’expression et de presse ont favorisé la percée des chaînes arabes dans nos foyers. Les téléspectateurs algériens sont jetés en pâture aux chaînes étrangères. L’ENTV ne fait plus le poids. Les Algériens ne la regardent plus depuis fort longtemps déjà. Elle n’a plus aucun attrait pour eux. Et ce ne sont pas les sondages «bidon» qui modifieront la réalité. Il aurait fallu tout simplement laisser Abdou B et bien d’autres faire leur boulot à la tête de l’ENTV. Mais les dirigeants algériens ont peur des journalistes ; ont peur de la vérité.

Omar Belhouchet