Retour sur les troubles de Ghardaia

Retour sur les troubles de Ghardaia

Qui a allumé la mèche ?

Par Samia Lokmane Liberté, 23 octobre 2004

Les élites locales demandent la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire. En attendant, la grève des commerçants se poursuit. La communauté mozabite est mobilisée pour la libération des  36 jeunes arrêtés lors des manifestations, dont 11 jugés et condamnés à quatre mois de prison ferme.

Le wali de Ghardaïa n’est pas seul à crier à la manipulation dans les troubles qui ont secoué ces derniers jours la vallée du M’zab. Les habitants de la cité aussi y voient l’implication d’une main invisible qui a allumé la mèche, en poussant les jeunes à l’émeute, pis, en exacerbant les ressentiments intercommunautaires. « Des individus inconnus au bataillon se sont mêlés au tumulte et ont exhorté les commerçants à user de la force pour se faire entendre. Il s’est avéré que l’un d’eux est un flic », dévoile Mohamed Zelmami. Cette dénonciation et bien d’autres ont eu raison du responsable de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’Homme (Laddh). Depuis qu’un mandat d’arrêt a été lancé contre lui dimanche dernier, il  passe le plus clair de son temps à se cacher. Mais la clandestinité ne l’empêche pas de parler, de ressasser son réquisitoire contre l’establishment local. « Sans doute, ce sont les rapports que j’ai faits sur la gestion de la wilaya qui me valent des poursuites judiciaires », commente M. Zelmami, désabusé. Son incitation prétendue à l’émeute donnera prétexte aux autorités pour le faire taire. « On veut me faire peur, m’intimider, c’est tout ! » soutient-il. Sinon comment expliquer qu’il ne soit pas encore arrêté. Bien que réfugié au domicile d’un ami dans les faubourgs de la ville, sa cache est facilement repérable. Dans la vallée, tout se sait. Mais la police temporise. Le mandat d’arrêt n’était-il qu’un avertissement ? Le défenseur des droits de l’Homme n’en a cure. Maintenant que les choses se sont compliquées davantage, il n’entend surtout pas faire marche arrière.

Faux espoirs
Mardi 19 octobre. Il est minuit. Quelque part dans la ville, au premier étage d’une maison paisible, nous rencontrons Mohamed Zelmami. Assis en tailleur sur un matelas, l’homme médite. Les évènements tristes de cette journée fatidique se bousculent dans sa tête. Il y a quelques heures, avait eu lieu le procès de 25 jeunes sur les 36 interpellés pour attroupement lors de la manifestation des commerçants. La sentence lourde prononcée par le juge (11 condamnations à la prison ferme et 7 autres à une peine avec sursis) le laisse pantois. Tout comme les parents des prévenus, il a nourri l’espoir d’un acquittement. « Tous ceux qui ont comparu à la barre n’avaient rien à voir avec les troubles », jure-t-il. Avec force détails, notre interlocuteur raconte les péripéties de certains d’entre eux. L’histoire de ce jeune père de famille jeté dans le fourgon de la police devant son épouse et après lui avoir arraché son bébé des bras, est sans doute la plus éloquente. « Peu importe, on l’a arrêté pour l’exemple », tonne l’hôte du délégué de la Laddh. L’amitié que partagent les deux hommes s’est nouée dans l’épreuve et la douleur. Face au déclin de l’illustre vallée, l’atonie de ses notabilités, ils ont décidé d’essaimer la conscience citoyenne dans les esprits des jeunes. Eux-mêmes ont dû commencer par enterrer leurs illusions. Membre d’une des familles influentes de la communauté ibadite, M. Zelmami a fait ses classes au sein du parti unique. Ses premières déceptions naîtront de cette expérience. « J’ai fini par comprendre que le FLN ne changerait rien. C’était le gardien de l’ordre établi. Pour assurer sa pérennité, il était prêt à tout, quitte à semer la division parmi les gens », dit-il aujourd’hui. « L’unipartisme » supprimé, les réflexes de la vieille garde sont cédés en héritage. « À chaque fois que nous soulevons un problème d’ordre politique ou social, on s’empresse de transformer le conflit avec les autorités en guéguerre intercommunautaire », assène le représentant de l’organisation de Ali Yahia Abdenour. Selon lui, les pouvoirs locaux font tout pour empêcher l’émergence d’une véritable société civile qui transcende les clivages tribaux. Ses méthodes : la division et la répression. En s’en prenant à la Laddh mais également au Front des forces socialistes (FFS) dont il est le porte-parole, M. Zelmami décèle ici la détermination des autorités à réfréner les désirs de changement. À cet égard, il est à noter qu’outre notre interlocuteur, toutes les autres personnes ciblées par les mandats d’arrêt (une dizaine) sont à la fois membres de la Laddh et du FFS. Une fois, « les meneurs » neutralisés, il est loisible d’étouffer les foules. Les mettre dos à dos pour ensuite intervenir sous prétexte de rétablir l’ordre en est la meilleure façon. Une intrigante affaire de jets de pierres sur un quartier habité par des Chamba dévoile ainsi les intentions des autorités. Mustapha, un jeune militant du FFS, restitue la sombre histoire avec dépit. D’après lui, des jeunes ont été recrutés pour accomplir cette « mission ». « Heureusement que les habitants du quartier ont compris le manège. Ils sont venus nous voir, sachant que nous n’y étions pour rien », rapporte notre interlocuteur. Une autre tentative de semer la confusion tient dans le fait que la grève décrétée depuis plus d’une semaine soit imputée uniquement aux Mozabites alors que leurs voisins arabes n’ont pas fermé boutique. Cette observation est largement relayée par les fonctionnaires de la wilaya. Selon le chargé de la communication, même chez la communauté mozabite, le mouvement n’est que partiellement suivi. Un tour dans la ville suffit pourtant à mesurer l’ampleur du débrayage. La place du marché en est l’illustration irréfutable. D’habitude si grouillante, l’esplanade dardée par les rayons de soleil est presque déserte ce mercredi matin. À 10 heures, alors que la ville est entièrement éveillée, personne n’a l’idée de se rendre au marché. Seuls quelques vieux oisifs déambulent au milieu de l’enceinte séculaire, guettant quelques échoppes ouvertes. Elles se comptent sur les doigts d’une main. Alignées sous les arcades, la plupart des boutiques sont cadenassées. Leur fermeture permet à quelques trabendistes d’installer leurs étals à leur proximité, dans l’ombre. Des vendeurs de dattes et d’épices ambulants s’activent autour d’une clientèle éparse. Le spectacle est affligeant. Dans les artères de la nouvelle ville, l’animation est également au plus bas. « Il ne reste que les épiciers de quartier où nous pouvons nous approvisionner », témoignent des riverains. Mais jusqu’à quand ? Intervenue en plein mois de Ramadhan, la grève des commerçants risque d’entraîner une pénurie des denrées alimentaires. Mais ce n’est pas là la préoccupation la plus importante de la population. Le sort infligé aux jeunes arrêtés est autrement plus inquiétant. « Tant qu’ils ne seront pas libérés, nous continuerons à faire grève », assure un groupe de marchands rencontré lors du procès. Le verdict les confortera dans leur engagement. Les jeunes, quant à eux, promettent de continuer à investir la rue. « Nous tentons de freiner leur ardeur afin qu’ils ne répondent pas aux provocations policières », souligne M. Zelmami.

Téléphone et tours de garde
Bien que contraint à la clandestinité, ce dernier s’attelle à encadrer le mouvement protestataire grâce à. son téléphone portable. Des militants de la ligue sont envoyés sur le terrain pour superviser les manifestations et empêcher les affrontements avec les forces de l’ordre.
Des tours de garde sont, par ailleurs, assurés de nuit dans les quartiers. « Les policiers ont tendu des embuscades aux gens. Ils sont allés les cueillir au seuil de leur maison », martèle le responsable de la Laddh. Celui-ci insiste sur le fait que le wali a été saisi afin d’arrêter ces interpellations injustifiées et interrompre les procédures judiciaires. « C’était possible au moment où les gens arrêtés n’étaient pas encore passés devant le juge d’instruction », soutient M. Zelmami. D’autres circuits prendront en charge l’affaire des détenus. Sous la houlette du président de l’assemblée de wilaya, les représentants des achaïr (tribus) ainsi que les parents des détenus sont réunis. Le P/APW promet à l’assistance que la libération des prévenus n’est qu’une question d’heure. C’était le jeudi 14 octobre au quatrième jour de la grève. Au terme du délai promis, aucune libération n’est annoncée. Les échauffourées reprennent. Pour calmer les foules, le P/APW revient à la charge et évoque cette fois-ci un fax mystérieux envoyé d’Alger, indiquant que l’affaire de Ghardaïa fera l’objet d’un traitement spécial. La spécificité tient sans conteste dans la main lourde de la justice locale. À présent, le seul moyen d’aide aux détenus reste la sensibilisation de l’opinion. C’est du moins ce que pense M. Zelmami. Au plan local, la nécessité d’injecter du sang neuf dans les instances tribales afin de les sortir de leur atonie et cesser de devenir des courroies de transmission s’avère pour lui une priorité. Extra-muros, la médiatisation de l’affaire est vitale. Elle fait office de SOS.