Le jour d’après

Le jour d’après

par Abed Charef, Le Quotidien d’Oran, 23 avril 2009

Après le vote, retour à l’émeute. L’élection du 9 avril n’a pas changé grand-chose en Algérie.

Au moment où M. Abdelaziz Bouteflika prêtait serment, dimanche dernier, pour entamer son troisième mandat à la présidence de la République, des émeutes éclataient à Dréan, dans la wilaya de Tarf, pour protester contre le chômage et la malvie. Le siège de la sûreté de daïra a été saccagé dans cette ville située à la périphérie de Annaba. A Berriane, des notables mozabites annonçaient, le même jour, qu’ils mettaient fin au dialogue engagé pour rétablir la sérénité dans cette ville meurtrie. Leur déclaration confirme que toutes les médiations engagées jusque-là ne relèvent que de replâtrages, sans impact réel sur le tissu social. Les assurances données par les bureaucrates locaux et les envoyés spéciaux venus d’Alger pour apporter la sérénité ont volé en éclats.

Même agitation à Boukram, où le siège de l’APC a été fermé par des habitants, mécontents d’une décision relative à un choix de terrain. Boukram se trouve près de Lakhdharia, dans la wilaya de Bouira. C’est l’un des villages dont les habitants n’attendent visiblement rien de l’administration, et qui seraient heureux de ne pas la subir.

Ce brutal retour de la protestation de rue, le jour même où M. Bouteflika prêtait serment, relève-t-il d’une action concertée, avec un complot ourdi par quelque officine suspecte? Est-ce la fin d’une trêve implicite observée à l’occasion des élections présidentielles du 9 avril ? Est-ce une opération déclenchée par un quelque parti d’opposition, opération destinée à déstabiliser le pays au moment où le chef de l’état entamait son nouveau mandat, pour bien lui signifier que les cinq prochaines années ne seront pas de tout repos ? Ou bien s’agit-il d’une simple accumulation de maladresses de la part de trois responsables locaux, en trois endroits différents, qui ont abouti à cette agitation ?

Dans les salons d’Alger, dans les laboratoires et même dans les cabinets noirs, des spécialistes tentent des analyses sophistiquées pour trouver des réponses complexes. Dans les chancelleries, des experts et des barbouzes se demandent qui manipule qui, au profit de qui, et quel clan tirera profit de ces tentatives d’affaiblir le chef de l’état. Des spécialistes de l’Algérie interviendront sous peu dans les grandes chaînes de télévision, style Al-Jazeera ou France 24, pour tenter de déterminer si le président a encore réussi à avancer ses pions à la faveur de cette agitation ou, au contraire, si c’est l’armée qui en tiré profit pour mieux imposer ses hommes.

Mais la réponse risque d’être beaucoup plus terrible, car beaucoup plus terre à terre. Elle est terriblement banale : il n’y a ni complot ourdi, ni opération concertée, ni main de l’étranger. Il n’y a même plus de parti d’opposition capable de mener des opérations aussi compliquées. Il n’y a que l’Algérie ordinaire, banale, qui se meurt dans des soubresauts interminables. Il n’y a que cette Algérie installée dans une violence quotidienne, une violence à laquelle est s’est tellement habituée qu’elle ne s’en rend même plus compte.

La violence s’est banalisée, pour devenir une norme, comme la corruption ou le trafic électoral.

Elle est admise, acceptée, même quand elle prend l’allure d’une jacquerie destructrice. La protestation de rue est devenue un simple rituel à travers lequel des franges de la société essaient de montrer qu’elles existent, dans un dernier baroud d’honneur. « Si ça marche, tant mieux, si ça ne marche pas, que tout s’écroule (khalli tekhla) », nous disait récemment un participant à une protestation dans la Mitidja.

Les protestataires eux-mêmes ne sont pas forcément convaincus de l’efficacité de leur démarche. Parfois, ils ont de sérieux doutes. Mais ils sentent bien qu’ils sont contraints d’en passer par là, dans un mélange confus de nif, de revendications, de redjla et de désespoir. Leur objectif est plus d’attirer l’attention que de régler des problèmes. Ils demandent plus de considération que d’argent. Mais à qui le demandent-ils ? En face, ils ont un monstre administratif avec lequel ils ont divorcé depuis longtemps.

Cette indifférence a achevé de compliquer la tâche. Il y a quelque temps, « couper la route » provoquait inévitablement une cascade de réactions. Derrière les forces de sécurité chargées de rétablir la liberté de circuler, arrivaient des responsables locaux apeurés, des médiateurs mandatés pour négocier, et des opportunistes tentés de trouver une brèche pour s’introduire. Quand la presse s’emparait de l’affaire, ce qui constitue la hantise des walis, c’est le jackpot, car les autorités locales sont contraintes de négocier, ou de faire semblant. Mais on avait une certitude : une émeute suscitait la curiosité.

Aujourd’hui, les choses ont changé. Une émeute n’intéresse personne. On peut détruire sa ville, sans qu’un responsable ne se déplace. Un ancien député a recensé plus de quinze émeutes dans sa wilaya durant un seul mandat, sans que le wali ne soit relevé. Aucun ministre ne s’est déplacé pour s’enquérir des causes de ces émeutes à répétition, malgré les lourdes peines d’emprisonnement prononcées après chacune d’entre elles. Même les correspondants de presse sont fatigués par ces émeutiers qui les placent entre la nécessité d’en rendre compte et l’impératif de ne pas déplaire au wali.

Au final, l’émeute a changé de nature. Elle ne constitue pas un acte d’opposition au président Bouteflika, ni une volonté de le déstabiliser. C’est simplement, pour une certaine Algérie, une manière de se convaincre qu’elle existe encore.