Mohamed mokhtari. Sociologue : «Pour mettre fin aux conflits intercommunautaires, il faut un développement économique local»

Mohamed mokhtari. Sociologue : «Pour mettre fin aux conflits intercommunautaires, il faut un développement économique local»

El Watan, 18 mai 2013

Universitaire algérois vivant depuis 20 ans à Ghardaïa, Mohamed Mokhtari est un observateur des événements qui se sont déroulés dans la ville ces dernières années. Dans cet entretien, il pense que pour mettre fin aux conflits entre les deux communautés mozabite
et malékite, il faut promouvoir la citoyenneté, analyser la situation de manière scientifique et surtout instaurer une politique
de développement local.

-Quelles explications pouvez-vous donner aux événements qui secouent cycliquement la ville de Ghardaïa ?

Ce qui est sûr, c’est qu’on ne peut pas changer le nom des choses. Oui, il y a des violences cycliques entre les deux communautés. Cela arrive périodiquement. Mais faudrait-il savoir pourquoi. Les gens vivent ces événements comme une catastrophe naturelle. Il est vrai qu’il n’est pas facile de décortiquer les choses, mais cela n’empêche pas de faire des efforts de rationalisation qui permettront de comprendre. Il faut analyser le profil des deux communautés dans ce qui est essentiel. Les Mozabites constituent une communauté plus ou moins hermétique. De l’autre côté, les malékites de Ghardaïa (les Arabes), divisés en fractions, ont une présence et une implantation assez récente. Je précise bien en disant les malékites (Chaâmba) de Ghardaïa.

Le port d’attache des Chaâmba est Metlili. Cette implantation a coïncidé avec deux événements majeurs durant les années 1950. Les Chaamba de Ghardaïa avaient un profil nomade de pasteur, de transhumance. Ils ont fui la sécheresse. La guerre d’indépendance les a également incité à s’installer dans un grand centre urbain. Soulignons que les M’dabih, des Arabes aussi, sont depuis longtemps intégrés dans la communauté mozabite. Des petites communautés se sont installées dans un lointain passé dans les ksour. Je précise donc, que je parle des Arabes qui vivent à Ghardaïa, et qui sont en majorité chaâmbi.

Les Chaâmba qui se sont installé à El Atteuf et à Melika il y a des siècles ont vécu dans les ksour. Ils sont dans le même schéma que les M’dabih. D’autre part, durant la guerre de Libération, les dromadaires des Chaâmba étaient considérés comme un moyen de transport d’armes qui servaient à la guerre de Libération. Les avions français tiraient systématiquement sur ces bêtes, tuant ainsi une partie des richesses de la population chaambi. Certains chaambis sont venus d’eux même. Certains ont été obligés de s’installer à Ghardaïa, car obligés par les autorités coloniales françaises. Le but était de maîtriser des hommes chaâmba incontrôlables. Ils se sont donc installés sur des terrains vagues, en extra muros, et habitaient sous des tentes. De là, la distinction prenait forme, puisque visible quotidiennement. En face des tentes des Chaâmba, les Mozabites, des citadins, habitent des ksour érigés depuis des siècles. Donc, dès le départ, il y avait un problème de compréhension entre les deux communautés.

Maintenant, il faut rappeler que la communauté mozabite est de vieille souche. Elle a ses codes, ses repères, son mode de vie particulier. Il est complexe à comprendre. La communauté est d’ailleurs difficile à intégrer. Les Arabes ignoraient les codes des Mozabites. Donc ils constituaient une sorte de lumpen-prolétariat.
Avec l’avènement de l’indépendance, les choses ont commencé à changer. Beaucoup d’Arabes sont entrés dans l’administration, ils sont devenus enseignants dans des petites communes ; d’autres ont pu accéder à l’université. Des maisons ont été construites pour remplacer les tentes. Mais les incompréhensions ont persisté, excepté avec les M’dabih, qui ont vécu à Ghardaïa intra-muros.

La libre entreprise est l’un des aspects du profil mozabite. C’est un héritage culturel. La communauté comprend beaucoup de petits entrepreneurs. Dans la philosophie des Mozabites, il faut créer à partir du néant. Ils ont développé une classe moyenne, à laquelle la plupart des Mozabites appartiennent. Pas de grands riches, par de pauvreté à l’extrême. Ils savent ce qu’est le sens de l’épargne. Ce profil a créé des frustrations dans l’autre communauté. Ces frustrations s’accumulent. A un moment donné, elles ne cherchent qu’un prétexte pour s’extérioriser.

La classe moyenne des Arabes est récente. Ils sont passés du lumpen-prolétariat à ce niveau rapidement. Ce qui est une bonne chose. Ils ont des spécialistes, des architectes, des entrepreneurs de travaux publics. L’une des caractéristiques de la classe moyenne, c’est la recherche de la stabilité et de paix. Une bonne partie des Chaamba ne sont pas arrivés au stade de classe moyenne. Donc quand il y a une émeute, c’est l’occasion de dégager les frustrations. On ne peut pas la maîtriser. Mais en même temps, la classe moyenne des Chaamba, soucieuse de stabilité, essaie de rappeler à l’ordre par la suite. Donc je situe le problème intercommunautaire à partir des années 1950 et des frustrations qui se sont développées par la suite. La mafia du foncier existe dans toute l’Algérie. Mais à Ghardaïa, il suffit d’un événement, comme un accident de la circulation, une rumeur, n’importe quoi pour que la ville plonge dans la violence.

-Y a-t-il une discrimination à l’égard de la communauté mozabite ?

Discrimination c’est trop dire. Mais il est vrai que quand quelqu’un a de la famille dans l’administration, cela facilite les procédures. Après l’indépendance, les Chaâmba de Ghardaïa ont effectivement adhéré massivement dans l’administration. Mais n’oublions pas que les Mozabites ne voulaient pas intégrer cette administration, puisque comme je l’expliquais plus haut, ce sont des libres entrepreneurs.
En outre, je dirais que ce sentiment de discrimination trouve son origine beaucoup plus dans les pratiques de l’ex-parti unique. C’était l’époque de l’arabisation à tout-va. Le pouvoir voulait tout arabiser. Par contre, je m’étonne lorsque j’entends des personnes dire que les Mozabites sont victimes de racisme. Une identité ne se décrète pas et elle n’est pas effacée par arrêté. Quand on ne rationalise pas les problèmes, les gens entrent dans la mystification.

-Quelles sont les solutions pour que Ghardaïa ne soit plus le théâtre de violences occasionnelles ?

La solution passe nécessairement par le développement local. Et il faut se débarrasser de l’attentisme. Tout le monde doit se poser la question : faudrait-il l’autre communauté pour être heureux ? Il faut inculquer l’esprit d’entreprise. Aujourd’hui, il y la possibilité de se former. On doit inciter les jeunes à participer au développement local. Il sera au service de l’ensemble des communautés. La société civile et l’autorité locale doivent demander, revendiquer ce développement. La superficie de la willaya de Ghardaïa dépasse la moitié de celle de la Syrie. Il y a à faire. Ce qui manque, c’est l’esprit d’entreprise. Guerara, région qui était presque inconnue, est devenu le fief de la production de lait. Et elle deviendra un bassin de miel. Et en dehors de Ghardaïa, ce n’est pas le foncier et l’eau qui manquent. L’administration ne voit pas tous les problèmes selon leurs angles respectifs. Pour elle, ces émeutes sont comme un coup de tonnerre d’été.

En fait, la communauté mozabite regarde la communauté malékite de Ghardaïa comme des envieux. Et la communauté malékite ne veut pas faire mieux. L’échange commencera au moment de la croissance économique de la ville.
Cet échange ne commence pas de rien. Avec un développement local, les échanges entre les deux communautés seront basés sur des intérêts mutuels. Il faut gonfler le volume des échanges. Toutes ces histoires de frustrations, qui sont dirigées vers une communauté, seront enrayées.

Depuis le début de ces conflits, dont les débuts datent de 1985, où il y a eu mort d’hommes, je n’ai pas vu le pouvoir, l’administration, demander aux spécialistes d’intervenir. Ils font toujours appel aux imams et aux notables. Mais ces derniers sont limités. Depuis qu’ils appellent à la paix, rien de concret n’a été fait. C’est une gestion archaïque. Il faut l’explication scientifique. Il faut se pencher sur ce problème d’une autre manière, au lieu de rester prisonniers des histoires de manipulation, de coups du DRS, de la main de l’étranger…

Heureusement qu’il n’y a pas d’institutionnalisation des conflits entre les deux communautés. Et il ne faut pas y arriver un jour. Je pense qu’il faut promouvoir la citoyenneté. Assurer que les gens puissent avoir accès au progrès et aux débouchés. Il faut créer un nouvel esprit, en incitant à la libre entreprise pour les uns, et pour les autres en acceptant. Dès lors que la croissance augmentera, il y aura des liens de solidarité afin de créer une dynamique. Il y a tous les moyens naturels pour réussir.
Mehdi Bsikri