A. Mehri: La « crise du FLN » : le fond du problème
Abdelhamid Mehri
Alger 13 février 2004
La « crise du FLN » : le fond du problème
Traduction de l’arabe
Le FLN est entré dans l’histoire par la grande porte car il a su rassembler les forces politiques algériennes au delà de leurs différences d’orientations et de leurs références culturelles et intellectuelles pour libérer le pays du colonialisme français. Il est sorti victorieux de cette grande bataille en accumulant un immense patrimoine historique et une profonde expérience politique. Ses enfants sincères ambitionnent qu’il soit aujourd’hui comme il l’a été hier, une force de rassemblement et de dialogue dans la crise qui emporte le pays depuis quinze ans. Et qu’il soit un instrument pour la construction d’un régime démocratique mettant fin, en même temps, à l’oppression, à la violence et à l’exclusion. Le FLN peut-il hésiter à prendre en charge ce message? Sera-t-il défait dans la bataille de la construction de la démocratie lui qui a guidé le peuple algérien dans la bataille de la libération? Telles sont les questions posées par les militants et par l’opinion algérienne blessée.
Le FLN est aujourd’hui ligoté, chargé par les complots qui se succèdent contre lui. Son patrimoine historique et populaire est dilapidé, sa précieuse expérience militante est soumise aux passions et aux calculs politiques à courte vue. Une situation qui a provoqué chez les militants et les sympathisants un sentiment d’abattement et de désespoir. Ils sont placés devant un choix difficile et amer: quel que soit leur position vis à vis du combat miné qui leur est imposé, elle sera objectivement inscrite dans la case de la division, de l’émiettement et de l’échec. C’est ce qui a poussé certains de ces militants à prendre contact avec moi pour avoir une opinion ou pour demander conseil.
J’ai relevé auparavant dans mes écrits la stérilité de cette bataille autour du FLN en évoquant ses causes et ses sources cachées. Je tenterais dans ces lignes de répondre à certaines demandes d’éclaircissements qui m’ont été faites tout en étant conscient qu’il n’est pas facile pour celui qui comme moi, a vécu nombre de ces crises au sein du FLN et avant lui, d’effacer les empreintes du passé sur le jugement porté sur le présent.
L’image du passé qui se présente à moi par rapport à ce que nous vivons aujourd’hui remonte à cinquante ans. Je la trouve dans le différend qui s’était exacerbé entre Messali Hadj et le Comité Central du PPA-MTLD (mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques) à la veille du déclenchement de la révolution armée.
En dépit de la différence des situations politiques et historiques, certains phénomènes et modes de comportement découlant des différends d’hier et d’aujourd’hui se ressemblent. Il existe, sans doute, une logique interne proche en œuvre dans l’évolution du différend dans les deux cas. Je laisse le soin aux militants et aux lecteurs de tirer les conclusions en comparant avec ce qu’ils constatent aujourd’hui:
– Chaque partie ( Messali Hadj et le Comité Central) a tenté de faire porter à l’autre la responsabilité des conséquences négatives d’une politique que tous ont participé à élaborer et à exécuter que ce soit au niveau de l’action politique publique ( participation aux élections de l’assemblée nationale française et aux élections municipales algériennes) ou de celui de l’action clandestine ( création de l’Organisation Spéciale (OS) armée puis de la gestion des conséquences de sa découverte par les autorités françaises).
La confusion qui a entouré le fond du différend a provoqué un trouble profond au sein des militants et le débat s’est orienté essentiellement vers les aspects personnels et procéduraux en évitant de chercher les causes profondes et réelles de la crise.
– En évitant l’approche politique claire du fond du différend, chaque partie s’est évertuée à s’accrocher aux questions formelles et procédurales pour en faire des arguments pour organiser son propre congrès et à le considérer comme le seul légitime. La conséquence est que le parti s’est divisé entre deux groupes en conflit. Ce différend aurait pu occuper la scène politique algérienne dans les années cinquante n’était le déclenchement de la révolution armée qui a porté le mouvement national au niveau historique requis.
– Le défunt Benyoucef Benkhedda, secrétaire général du parti, homme dont le patriotisme et la conviction de la nécessité de la lutte armée ne peuvent être mis en doute, était, quelques jours avant le début de l’action armée, encore affairé à envoyer délégation sur délégation du comité central pour expliquer aux militants que Messali n’a pas respecté les statuts du parti ! Un des membres du comité central qui ont participé à cette campagne m’a raconté avoir tenu avant le déclenchement de la révolution une réunion avec des militants. Et que ceux-ci l’avaient écouté poliment puis ils ont rejoint, sans tenir compte de ce qu’ils avaient entendu, les positions qui leur avaient été attribuées dans la lutte armée.
– Messali Hadj, père du mouvement nationaliste moderne, refusait de son coté avec une grande détermination, la démarche entreprise en sa direction par le frère Mostefa Benboulaid en vue d’éteindre les feux de la discorde. Mostefa Benboulaid s’était déplacé spécialement en France, au nom de ses frères, pour réaffirmer au président du parti, la volonté du groupe d’enclencher l’action armée et pour lui demander d’utiliser son aura et ses prérogatives pour préserver l’unité du parti jusqu’à ce tous les efforts soient mobilisés pour soutenir l’action du groupe. Mais Messali Hadj apportait la même réponse à chaque fois que Benboulaid insistait : « Ce que vous faites est bien, mais il faut assainir le parti avant! ». Cette réponse s’abattait comme un coup de tonnerre sur le frère Mostefa Benboulaid du fait du grand respect qu’il avait à l’égard de Messali Hadj.
– Un groupe de membres de l’Os qui s’affairait à préparer la lutte armée (les frères Mohamed Boudiaf, Rabah Bitat, Mourad Didouche, que Dieu les aient en sa miséricorde et, avec eux, le frère Aissa Kechida, que Dieu prolonge sa vie) ont subit, dans le centre de la capitale, des attaques à coup de matraques et de barres de fer menées par des partisans de Messali Hadj qui avaient été convaincu qu’il avait dévié de la voie révolutionnaire du parti! Ces « déviationnistes » vivaient dans la clandestinité avec de faux papiers et étaient poursuivis de chefs d’accusation graves par la police et la justice française. Fort heureusement, la police française est arrivée trop tard sur le lieu de la bataille, ce qui les a préservé d’une arrestation assurée!
Ces faits et d’autres qui leur sont similaires poussent encore à s’interroger, un demi siècle plus tard : comment le différend a pu secréter au sein d’un vieux parti comme le PPA des modes de réflexion et de comportement politique de ce genre alors que l’Algérie était au seuil d’un évènement historique considérable comme le 1er novembre?
Comment des militants à qui l’histoire reconnaît une grande contribution au mouvement national ont pu être entraînés, à la veille de la révolution et après son déclenchement, dans des luttes marginales destructrices?
Il ne fait pas de doute que l’impuissance refoulée à faire face à l’impasse à laquelle avait aboutit le mouvement national face à l’entêtement de l’administration coloniale était la cause principale dans l’explosion de ce conflit stérile.
La tentative de « ruser » avec cette impasse en sautant dessus a conduit les parties en conflit à entrer dans un cercle vicieux et à tomber dans le piège de la personnalisation, de l’invective et de la polémique stérile.
La crise du PPA ne fut pas le seul phénomène, même s’il était le plus apparent, secrété par l’impasse de l’ensemble du mouvement national. Les prémices de crises semblables étaient latentes, à des niveaux différents, au sein des autres organisations comme l’UDMA, le PCA et l’association des oulémas. La crise n’était en fait que l’aspect visible d’une crise nationale profonde touchant toute la scène politique algérienne.
Mais quelle est la comparaison entre la crise du FLN aujourd’hui et celle du PPA hier? Y a t-il moyen de tirer profit d’une telle comparaison? Certes, la différence des situations politiques et historiques fait que la comparaison, en dépit de son utilité, n’est pas sans risque. Je souhaite qu’elle soit abordée par des plumes qui ne sont pas chargées, comme moi, de la subjectivité de l’expérience directe.
Je décèle pour ma part entre les deux situations une similitude dans l’incapacité, du FLN aujourd’hui et du PPA hier, à faire face à l’impasse politique que rencontre l’ensemble du pays et dans le sentiment diffus et refoulé de cette impuissance chez les militants.
L’impasse d’hier diffère de par sa nature de celle d’aujourd’hui. L’impasse d’hier est née de l’entêtement et de l’étroitesse de vue de l’administration française, celle d’aujourd’hui est le produit d’une crise persistante depuis quinze ans et du sentiment refoulé, aussi bien au FLN qu’en dehors, de cette incapacité à la résoudre.
Une autre similitude entre les deux cas tient au fait que le conflit est né et s’est développé, essentiellement au sein des instances dirigeantes, les militants n’ayant qu’à obéir et à suivre l’une des deux parties où s’abandonner au désespoir et au repli.
Mais bien entendu, il y a de nombreuses différences entre les deux cas. La plus importante est qu’il n’existe pas aujourd’hui à l’horizon de prémices d’une évolution positive pour trancher le différend comparable à celle apportée par le CRUA ou groupe des 22.
Une autre grande différence tient au fait que la crise du FLN, en dépit de nombreuses apparences, n’est pas due à des divergences internes au parti. Elle est la conséquence de pratiques extérieures dictées par des cercles qui refusent un véritable multipartisme et les changements qu’il implique dans le rapport du FLN au pouvoir. Les tentatives de faire ramener le FLN à la « maison de l’obéissance » n’ont pas cessé depuis le passage formel au pluralisme partisan, mais elles se sont accrues et intensifiées depuis le début de l’année 1996.
Toutes ces tentatives ont eu pour but de limiter les prérogatives des instances dirigeantes à décider de la ligne politique du FLN et à réduire politiquement son action à une marge comptée et limitée. Les militants conscients connaissent parfaitement cette réalité et ils savent que le 7ème, le 8ème congrès et le mouvement de redressement, ne peuvent être compris, ni qualifiés, en dehors de ce cadre. Cette situation ne relève pas de la nature du FLN, elle n’est pas un aspect congénital de ses dirigeants. Elle est un trait essentiel du régime politique et découle de sa nature. Les autres partis et organisations sociales ne sont pas à l’abri de ces « traitements » même si le FLN en a la part majeure et que les effets de leurs « bienfaits » y sont visibles. Il est difficile de croire que le régime concède aux autres partis et organisations la liberté qu’il ne permet pas au FLN sans les intégrer d’une manière ou d’une autre, dans ses plans.
Quant aux aspects négatifs de ce qu’on appelle « la crise du FLN », ils sont multiples et appelés à s’accroître des lors que le règlement du conflit est reporté à l’après présidentielles. Les plus importants sont manifestes:
– le « différend » quelles que soient les intentions de ceux qui l’ont provoqué ou ont accompagné sa logique contribue à éloigner le FLN de ses bases populaires, à le déposséder de son patrimoine politique et de son contenu intellectuel. Il conforte, plus que jamais auparavant, la vision d’un FLN comme simple instrument électoral du pouvoir.
– Cette « mise à nu » – pardon de l’expression- se déroule dans un contexte où l’absence de confiance du peuple à l’égard des élections organisées ces dernières années est clairement établie. Y compris lors des dernières élections législatives où les abstentionnistes ont dépassé les 50%, ce qui est un signe inquiétant digne d’être pris en compte dans toute démarche sérieuse d’examen de la situation politique générale du pays.
La prochaine élection présidentielles sera comme les précédentes, si son « maquillage » se limite à une touche d’honnêteté et de crédibilité techniques tout en étant dépourvue de l’honnêteté et de la crédibilité politique qu’attendent les algériens et qui est la véritable clé pour résoudre la crise.
– Le véritable enjeu de la prochaine présidentielle ne peut être limité à celui du maintien de l’actuel président ou de l’arrivée d’un autre président. Les accumulations secrétées par la crise et qu’elle continue de secréter dictent, objectivement, un enjeu plus large et plus profond: après les présidentielles, l’Algérie continuera-t-elle à être dirigée de la même manière qu’elle l’a été à ce jour? La « crise » du FLN, son évolution et la manière dont elle est gérée poussent à croire que la perpétuation du statu quo sera de mise dans les deux cas, que l’actuel président soit maintenu ou qu’un nouveau arrive.
– Le FLN, dans la situation présente, ne peut assumer son rôle dicté par son patrimoine militant libérateur, à savoir être une force de rassemblement et de dialogue sur la scène politique ; il ne peut occuper une position avancée qui lui permette de contribuer à la solution de la crise et de préparer l’Algérie à faire face aux défis internes et externes.
La situation organique, la dispersion des rangs et des contraintes objectives paralysent l’action politique du FLN. L’obstacle principal est cependant celui de l’absence totale dans le discours politique des parties en conflit des préoccupations de la société et des questions qui ont constitué de la crise ou en sont nées.
– Dans ces conditions, les interrogations sur le destin du FLN sont limitées. Ou le FLN renouvelle son message de sorte à préserver un lien fort avec le peuple et ses aspirations, à exprimer ces aspirations et ces espoirs et donc à continuer à être une force influente sur la scène politique, ou alors, il demeure une proie facile à ceux qui veulent le mettre dans un musée.
Les plus dangereux d’entre eux sont ceux qui pour les besoins de leurs plans veulent garder son sigle et ses structures tout en le vidant de son patrimoine militant et politique et en l’empêchant de poursuivre sa mission au service du peuple et pour la prise en charge de ses véritables préoccupations.
– Il est du droit des militants du FLN de se mobiliser pour mettre à profit l’expérience du passé et son patrimoine pour faire face aux problèmes du présent et construire l’avenir. Il est de leur devoir de placer en tête des priorités de leur combat militant la sortie du pays de la crise qui mine son existence depuis quinze ans. Le premier pas de ce chemin difficile réside dans l’ouverture d’un débat libre et profond entre les militants du FLN. Si ceux qui sont intéressés par l’avenir du FLN tombent d’accord pour l’organisation d’une conférence à cet effet, je pense qu’il sera de mon devoir d’y participer si l’on m’y invite. Le renouvellement du message du FLN et la clarté de sa ligne politique sont à même de rassembler à l’intérieur et autour du FLN. Et c’est ce qui permet en conséquence de résoudre les questions organiques et pratiques. Est-il possible d’organiser une telle conférence alors que le pays est au seuil des élections présidentielles? De mon point de vue, en tout cas, je ne pense pas qu’il existe une opposition entre les deux.
Abdelhamid Mehri