Mounir Chafik: «L’Intifadha finira inéluctablement par se généraliser»

Mounir Chafik. Intellectuel palestinien

«L’Intifadha finira inéluctablement par se généraliser»

El Watan, 19 février 2018

L’assassinat d’Ahmed Nasr Jarrar, combattant des Brigades Ezzedine Al Qassam, par l’armée israélienne le 6 février dernier, a exacerbé la tension au sein de la population palestinienne engagée dans une dynamique de confrontation avec les forces d’occupation.

Mounir Chafik, figure historique de la résistance palestinienne et fondateur du centre de planification de l’OLP, observe une continuité de la lutte populaire sur le terrain et un renforcement des conditions qui mèneraient à un soulèvement généralisé en Cisjordanie et à Jérusalem. Dans cet entretien pour El Watan, l’intellectuel palestinien livre son analyse du contexte politique dans les Territoires occupés et examine les ressorts et les évolutions du processus insurrectionnel.

– Quelle est la situation politique en Palestine depuis la décision américaine sur le statut de Jérusalem ?

Ghaza est transformée en forteresse assiégée dans des conditions épouvantables. Le rapprochement opéré entre le Hamas et l’Autorité palestinienne, le 12 octobre dernier au Caire, piétine

Le Hamas a accepté le transfert du contrôle des postes-frontières à l’Autorité tout en conservant son arsenal militaire, mais le processus de réconciliation parrainé par l’Egypte n’a eu aucun impact sur le siège imposé à cette enclave palestinienne et la situation ne cesse de se dégrader. La résistance continue de développer ses capacités militaires et de creuser des tunnels en prévision d’un futur conflit.

La relation entre l’Autorité palestinienne et le Hamas est pour l’instant stagnante, son évolution dépendra largement des développements en Cisjordanie et à Jérusalem. Il faut rappeler que jusqu’ici Ghaza avec l’ensemble de ses forces politiques a joué un rôle important dans le mouvement de résistance à l’occupation, elle est aujourd’hui prête à appuyer l’Intifadha. C’est dans les Territoires occupés que réside aujourd’hui le défi majeur, celui de l’occupation, de la colonisation et de la judaïsation.

Les forces qui défendent la solution à deux Etats, solution de référence de la communauté internationale, sont à présent obligées d’admettre que les conditions matérielles de sa réalisation ont disparu. Cette évolution sur le terrain s’accompagne d’une impasse totale de la solution négociée.

– Quels sont les indicateurs qui attestent de la reprise de l’Intifadha ?

Il y a une réponse populaire de la jeunesse à la fois à l’occupation mais également à l’inanité politique de l’option défendue par l’Autorité. La dynamique de soulèvement populaire a débuté en octobre 2015, elle s’est exprimée à travers des actions de nature individuelle et spontanée, notamment les attaques à l’arme blanche et à la voiture-bélier.

En deux ans, 340 Palestiniens ont été tués et il y a eu des centaines de tentatives d’action déjouées par les forces d’occupation ou les forces de sécurité de l’Autorité dans le cadre de sa coopération avec Israël. Ces actions de résistance conduites par les jeunes trouvent un écho et un soutien croissant de leurs familles et de la population qui leur donne un impact plus important.

Le troisième fait hautement significatif est le refus de l’occupant de restituer les corps des martyrs palestiniens, de peur que les funérailles ne soit l’occasion d’une grande mobilisation nationaliste. Je pense que les actions répétées menées contre l’occupation, le soutien populaire à cet activisme et le refus des autorités israéliennes de remettre à leurs proches les corps des Palestiniens sont trois indicateurs qui ne trompent pas quant au contexte populaire explosif dans les Territoires occupés en Cisjordanie et à Jérusalem.

Ce constat était perceptible au moment de la confrontation entre Palestiniens de Jérusalem et forces d’occupation, après la décision israélienne d’installer des portails électroniques à l’entrée de la mosquée Al Aqsa en juillet 2017. Le soulèvement populaire pacifique, qui a rassemblé pendant 12 jours des dizaines de milliers de personnes, hommes, femmes, enfants issus de tous les milieux sociaux, musulmans et chrétiens, a contraint Israël à faire marche arrière.

L’épisode d’Al Aqsa a prouvé l’efficacité de la voie insurrectionnelle populaire et la capacité des Palestiniens à fédérer et orienter leurs énergies contre la puissance occupante pour imposer leurs revendications. Ce face-à-face à une échelle micro pourrait se répéter et se généraliser.

– Après la décision de Trump sur Jérusalem, certains observateurs ont évoqué l’éventualité d’une Intifadha généralisée à Jérusalem et en Cisjordanie. Quels sont les facteurs qui, selon vous, ont bloqué cette évolution ?

D’abord, il est important de préciser que nous avons assisté, au cours des deux premières semaines, aux prémices d’une Intifadha avec son lot de mobilisations populaires, de manifestations, d’affrontements de rue opposant les Palestiniens aux forces d’occupation. Si cette Intifadha a ensuite baissé d’intensité, elle ne s’est pas pour autant arrêtée, mobilisation et confrontation en différents lieux se poursuivent. Maintenant à mon sens, plusieurs facteurs peuvent expliquer le fait qu’elle ne se soit pas propagée à l’ensemble des Territoires.

Premièrement, les masses qui se sont mobilisées en juillet à Jérusalem autour de la mosquée Al Aqsa n’ont pas réagi avec la même intensité à la décision de Trump parce que cette question concerne l’ensemble de la population palestinienne, des forces politiques, des pays arabes, donc il est de la tâche de tous de répliquer.

Tandis que l’affaire des portails était une affaire directe qui allait produire des effets immédiats sur les habitants de Jérusalem, les masses ont réagi à un développement qui les touchait directement, avec la dernière initiative de Washington, ils ne sont plus les seuls concernés. Deuxièmement, le président de l’Autorité palestinienne était supposé convoquer l’ensemble des dirigeants palestiniens pour examiner la riposte à la reconnaissance par le président américain, Donald Trump, de Jérusalem comme capitale d’Israël.

La réunion (qui ne se tiendra que 40 jours après l’annonce faite par Mahmoud Abbas) n’a finalement rassemblé qu’une partie de la direction intermédiaire palestinienne au niveau du comité central de l’OLP, excluant de la participation les secrétaires généraux des organisations politiques. Ces derniers sont restés dans l’attente de la convocation de Mahmoud Abbas au lieu de se réunir pour décider des mesures à prendre en guise de réponse à l’offensive américaine, sans doute par crainte de mettre à mal l’unité interpalestinienne.

Cette configuration déstabilisante a eu des retombées sur le positionnement populaire. Troisièmement, une réponse à Trump est venue de la communauté internationale qui a réprouvé de façon quasi unanime la décision sur Jérusalem, puisque 14 pays membres du Conseil de sécurité et 129 pays membres de l’Assemblée générale ont condamné cette décision.

Mais la principale faiblesse reste cette volonté de la direction palestinienne, des Etats arabes et des pays occidentaux de contester la décision de Trump sur la base de la nécessité de préserver le processus de paix tout en occultant le véritable problème qu’est l’occupation et la colonisation. Le fait même de considérer que la finalité est aujourd’hui la création d’un Etat palestinien constitue une déviation de l’objectif concret de la lutte pour venir à bout de l’occupation et démanteler les colonies.

– Comment expliquez-vous le fait que certaines forces politiques palestiniennes adhèrent encore à la stratégie de l’Autorité aujourd’hui totalement dans l’impasse, quand sur le terrain la colonisation s’accélère, que la solution de création d’un Etat palestinien n’est physiquement plus viable et que les forces d’occupation sont en train d’achever l’entreprise de destruction des conditions d’existence du peuple palestinien ?

Il y a la question du vieillissement des dirigeants de certaines organisations politiques palestiniennes et de ces structures elles-mêmes. L’esprit d’un révolutionnaire est parfois vaincu avec l’âge et lorsqu’il est confronté aux blocages répétitifs.

Certaines organisations ne saisissent plus aujourd’hui la principale ligne de conduite à suivre tout simplement parce que leur objectif proclamé était la libération de la totalité de la Palestine par le recours à la lutte armée et la guerre populaire, que le changement de contexte et l’évolution du rapport de force auraient rendu impossible.

Dès lors, la seule alternative envisagée par ces forces est le processus de paix dont l’aboutissement serait la création d’un Etat palestinien. Mais la question de la lutte quotidienne contre la colonisation et l’occupation n’ont jamais été la raison d’être ni même la pratique de ces organisations.

Or aujourd’hui, l’objectif tangible et clair est de repousser l’occupation au-delà des lignes de juin 1967 et de démanteler les colonies dont l’illégalité est reconnue par le droit international. Cet objectif doit constituer le dénominateur commun à toutes les organisations qui doivent se convaincre que pour atteindre ce but, la stratégie la plus efficace est l’Intifadha populaire et généralisée et la désobéissance civile pacifique.

– Le fait que des dizaines de milliers de Palestiniens vivent aujourd’hui des salaires de l’Autorité palestinienne et se trouvent dans une logique de dépendance économique ne constitue-t-il pas un frein au ralliement massif à la stratégie de l’Intifadha ?

C’est un obstacle certes, mais fragile. Il est probable que dans un avenir proche, l’Autorité ne puisse plus verser de salaires. Par ailleurs, Netanyahu et Trump sont chaque jour en train de créer de nouvelles conditions favorables à l’exacerbation et à la généralisation de l’Intifadha.

Il n’existe pas de révolution dans l’histoire qui aurait triomphé, si l’ennemi n’avait pas commis d’erreur dans sa gestion de la relation avec la partie la plus faible pour lui permettre de se révolter et de remporter la bataille.

– Les Israéliens ont-ils changé leurs méthodes de gestion de l’occupation pour limiter les chances de succès de l’Intifadha ?

Ils ont tenté de modifier leur tactique en évitant les deux premières semaines de tuer les Palestiniens qui prenaient part à la révolte populaire et se prémunir d’une éventuelle exacerbation. Dans les faits, le découpage de la ville en différentes zones d’occupation et l’importance du dispositif militaire et sécuritaire à Jérusalem-Est vise à empêcher tout rassemblement de plus de quatre personnes dans n’importe quel quartier de la ville.

Ces mesures ne peuvent être que ponctuelles, car la politique d’expansion coloniale et la judaïsation accélérée de la ville ne cessent de renforcer l’adhésion populaire à l’Intifadha qui finira inéluctablement par se généraliser.

Rappelons que l’armée israélienne a été vaincue au cours des dernières 4 guerres qu’elle a menées et que la direction politique israélienne actuelle est l’une des moins visionnaires parmi toutes celles qui se sont succédé à la tête de l’Etat israélien.

Si le niveau actuel de confrontation s’installe dans la durée, à long terme, il constituera un facteur d’épuisement d’une armée maintenue en état d’alerte permanent et généralisé à l’échelle de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est. Par ailleurs, la société israélienne n’est plus une société spartiate, guerrière et sobre comme elle le fut par le passé, c’est une société de consommation intégrée au marché mondial.

Mais je pense également qu’un changement est intervenu au sein des opinions publiques américaines et européennes dans leur attitude vis-à-vis d’Israël. L’élite politique et militaire israélienne est réaliste, si les coûts politiques économiques moraux et symboliques de l’occupation devenaient bien plus grands que ses avantages, les Israéliens ne pourront plus la maintenir.
Lina Kennouche