Ce qui se passe vraiment en Syrie , Khaled Sid Mohand raconte

Deux ans à Damas, 23 jours dans ses geôles

Ce qui se passe vraiment en Syrie , Khaled Sid Mohand raconte

par Kamel Daoud, Le Quotidien d’Oran, 22 mai 2011

Que se passe-t-il vraiment en Syrie ? Qu’est-ce qui explique cette révolution dans un pays hyperpolicé et fortement soumis par ses «Moukhabarates» ? Que veulent les Syriens et pourquoi le régime a soudainement créé le consensus contre lui ?

Discussion avec un journaliste algérien qui a vécu deux ans à Damas et 23 jours dans ses prisons. Mohand Sid Khaled, cet homme que la mobilisation internationale a sauvé des geôles, indemne, et qui raconte. La rencontre se fait à Paris, dans le Xème il y a quelques jours. Un humble restaurant indien, la semaine dernière, pas loin de la bouche de métro Barbès. Cela fait deux ans que l’auteur de ces lignes n’avait pas revu Khaled Mohand. Et il y a deux ans déjà, cet homme pas encore quadragénaire, aux yeux timides et pétillants, racontait son amour pour Damas et le pays du Cham en général. Un second pays d’adoption car Khaled est franco-algérien en quelque sorte mais algérien surtout. «Avec un passeport algérien», explique-t-il. Il a vécu longtemps à Paris avant de se choisir une terre. En Syrie, il travaillait comme «pigiste» pour le journal français Le Monde ou pour des radios, dont France Culture.

Depuis cette époque des enthousiasmes contrôlés, l’homme a changé. La raison ? La Révolution, le fameux printemps arabe qui touche aujourd’hui le pays du Sham et avec une violence inattendue. Khaled en fera les frais avec 23 jours de prison, des séances de tabassages en règle, d’horribles heures d’attente face aux cris des torturés et une mobilisation internationale pour le faire relâcher, avec une mobilisation forte de la diplomatie algérienne.

Que s’est-il passé ?

Khaled, la colère rentrée, encore sous stress, le raconte en fumant une cigarette après l’autre, comme il l’a fait à beaucoup après sa libération et son retour en France. «Un simple piège : les manifestations duraient depuis des jours déjà. Une femme m’appelle au téléphone et me parle d’informations à me fournir. Elle avait un fort accent étranger. Irakienne. Quelque temps après, je la rencontre dans un café et là, je commence à soupçonner le piège : elle n’avait rien d’une militante qui voulait dénoncer quelque chose. «Vous n’avez pas peur de me parler ?», lui dis-je. Et elle me répond de suite : «C’est à toi d’avoir peur !». Immédiatement après, six gars me tombent sur le dos, je suis menotté et là commence mon voyage dans les sous-sols syriens».

Au début, notre témoin a hésité à raconter : «Je ne veux pas que cela soit mal interprété», insiste-t-il et il fallait penser à la sécurité des gens restés «là-bas». Une autre raison ? «Ici en France, beaucoup se contentent de me poser la question sur ma détention ou sur les conditions de prison. Personne ne veut qu’on parle des Syriens et de ce qu’ils subissent là-bas». Le black-out sur ce peuple est presque total et pour des raisons de «politiques stratégiques» évidentes : le régime syrien est un verrou régional, un «meilleur ennemi» d’Israël et un pilier de l’équilibre instable de la région.

Démocratiser la Syrie est synonyme d’instabilité pour l’Occident et Israël surtout. Khaled en est conscient, «sauf qu’il me faut parler. Il faut que je dénonce ces monstres en Syrie et ce qu’ils font subir aux Syriens. Il faut que le monde sache». Images de torturés, «d’hommes dans mon couloir de cellule que j’entendais pleurer comme des petites filles après les tortures».

Un instant, dans ce resto fermé sur lui-même comme tout l’Occident, Khaled pleure. Il est seul à entendre les cris et à revoir les images du cauchemar syrien. Moment de silence. Dans le resto, cliquetis des fourchettes sur les assiettes. Impression que la terre est composée de sept planètes. Chacune dans un monde à part. Isoloirs des drames modernes dans l’étreinte de la mondialisation qui en sélectionne les best-sellers.

Le numéro 22 raconte :

«Après, ils ont fouillé mon appartement et emporté mes micros et mes disques durs. La scène était assez hilarante, avec moi menotté pendant que l’un des agents fouillait mon ordi en me jetant des regards de lourds soupçons». La suite sera plus dure : passage à tabac, interrogatoires réguliers et serrés, menaces, etc. «Je n’ai pas été torturé mais les prisonniers, autour de moi, l’ont été et affreusement», raconte Khaled. Images des «instruments de la Question» dans la salle des agents. «Dans les couloirs, on s’appelait par nos numéros, entre voisins de cellules. N° 22 ? Vous êtes là ? Moi je suis le n° 26». Parfois, c’était des gamins. Horribles scènes. Je ne pardonnerai jamais à ces gens d’avoir fait ce qu’ils ont fait de ce peuple. Il faut le dire partout, le dénoncer, le crier».

Les questions étaient parfois absurdes. «Un simple coup de fil d’un pays étranger, retrouvé dans le répertoire, signifiait une collaboration ou de l’espionnage. Israël, Arabie Saoudite, factions libanaises, etc. A un certain moment, on comprend que «les Moukhabarates» sont prises dans leur propre délire. C’est une hystérie clinique, pas une répression uniquement. J’ai un moment songé à la grève de la faim mais j’ai un peu hésité : d’abord à cause de la torture qui frappe tous ceux qui osent faire grève. Sous la torture éventuelle, j’aurais pu pour les gens que j’ai connus dans ce pays. Pour ceux qui y habitent et que je pourrais citer. J’avais peur».

La prison, sans jour ni nuit

«Je ne savais pas où j’étais. Vous savez, il existe six «services» en Syrie. On a l’impression persistante de leur large autonomie vis-à-vis du pouvoir central et de la Présidence surtout. Combien de temps ? A un certain moment, on perd le décompte. On ne sait plus s’il s’agit de la nuit ou du jour. On perd la date, les dates et les chiffres. J’avais espéré une libération après deux semaines à peu près, et cet espoir m’a un peu brisé passé ce délai. Je me disais qu’après deux semaines, ils devaient opter pour un choix et me relâcher, mais j’ai vu que j’en étais déjà à plus et je commençais à avoir réellement peur. Cela s’annonçait mal cette prolongation».

La raison de cet emprisonnement de 23 jours ? «Je ne sais pas. Je possédais beaucoup d’archives en tant que journaliste. Je pense parfois qu’ils avaient besoin de délais pour tout fouiller et analyser. Je ne savais rien de ce qui se passait dehors». Rien donc de la mobilisation internationale qu’a provoquée l’arrestation de Khaled Mohand. Pétitions, appels d’intellectuels, mobilisation de la diplomatique algérienne et de celle de la France, etc.

Il aura fallu donc 23 jours pour retrouver où était Khaled Sid Mohand et qui le détenait. «Les derniers jours, le traitement et le comportement des agents des Services avaient changé». C’était la fin d’un séjour absurde, menaçant pour la vie et pouvant déboucher sur le pire. Des milliers de Syriens sont déjà en prison dans ce pays, des centaines ont «été disparus», d’autres vont suivre, dans les sous-sols ou les charniers. «La terreur qui avait disparu après la mort de Assad le père est de retour et encore plus terrible. Les gens ont peur mais continuent à parler malgré tout. Le 23e jour, il sera cependant libre après une intervention directe et frontale des diplomates algériens et français en poste dans ce pays. «J’ai été rapatrié vers notre ambassade et pris en charge. Autant par les nôtres que par les Français».

Anecdotes sur une amabilité étonnante, sur quelques leçons de morale et témoignages de solidarité «qui m’ont profondément ému». Aux portes de la prison, celle de Kaffar Soussy, l’un des sièges des Moukhabarates, le journaliste se retrouve en effet sans rien, «pas même mes vêtements ni mes papiers».

Quelques jours de repos et de discussions «émouvantes et humaines» avec ses hôtes des deux pays avant l’embarquement dans un avion à destination de Paris. «J’ai été accompagné par nos diplomates et un diplomate français jusqu’à la dernière minute : rien n’était déjà plus certain de ce pays».

Mais que s’est-il vraiment passé dans ce pays ?

«C’est long à raconter. D’abord, il faut savoir que les Syriens sont un peuple d’un calme et d’un civisme incroyables. En deux ans, je n’ai jamais assisté à une seule dispute violente dans la rue et, tout d’un coup, c’est la révolution». D’autant plus imprévisible dans un pays «domestiqué» par la mainmise totale des Moukhabarates sur toute la vie sociale. «Un peu moins qu’à l’époque du père Assad, mais cela a violement changé depuis», explique notre interlocuteur. Le basculement est dû au vent de changement dans tout le monde arabe, mais aussi à des facteurs internes. «Vous savez, après la fuite de Ben Ali, la réponse des Syriens sur une révolution chez eux était claire : «Comme au Liban ou en Irak et avec le même chaos ? Non, trop peu pour nous», explique Mohand.

Le cas irakien avait créé un immense effet repoussoir en Syrie et les gens craignaient le morcellement ethnique et confessionnel de leur pays, soudé par sa politique de «front de refus» et uni sous le principe de «dictature consentie». «Les réformes promises par Bachar, je le suppose, ont été retardées par la gestion de l’environnement immédiat de la Syrie et par la gestion de l’immense flux de migrants irakiens qui sont venus s’y installer, et qui ont importé avec eux leurs crises intercommunautaires et leurs tensions. C’est le cas irakien qui explique les réticences des Syriens à vouloir aller vers la confrontation en quelque sorte. Et c’est ce cas qui explique les réserves de la communauté chrétienne qui a vu ce qui s’est passé pour les chrétiens en Irak. La conclusion était qu’il valait mieux un régime dur et sécurisant qu’une «démocratisation» avec de grands risques de basculement et de déséquilibre entre communautés», analyse notre témoin.

Le cas des chrétiens d’Irak, installés désormais en Syrie, et leur appartenance à une classe moyenne forte sont l’une des clefs qui expliquent la psychologie de prudence des Syriens. «Vous savez, l’équation de base pour le Syrien était «sécurité contre liberté». Je cède sur le droit de la liberté contre celui de la sécurité. Ce deal a été brisé et d’abord à Deraa». Cette ville martyre, foyer de la première étincelle, a connu une répression féroce et une contestation devenue irréversible.

Selon des témoins, le départ de feu est parti de quelques slogans anti-Assad peints sur des murs par des enfants. «Des gamins de dix ans qui ont été arrêtés et torturés. Des enfants à qui on a arraché les ongles !». Par la suite, et selon ce récit, les notables de la ville ont tenté une médiation avec les autorités de la ville. «Pour le Syrien, poser son tarbouche sur la table, entre lui et l’homme d’autorité, était un signe de déférence et de respect profond. Le pire est de jeter les tarbouches par terre et c’est ce qui a été commis apparemment et selon des récits. Un geste de déshonneur on ne peut plus grave». La «révolution» est partie de ce geste de mépris et se greffera sur un sentiment partagé de droit à la liberté, de déception après dix ans de réformes promises mais jamais honorées et de certitude d’une corruption endémique.

«A Daraa, le siège du parti a été incendié mais aussi le siège de la société de téléphonie de Syrie, celle appartenant au fameux cousin de Bachar El-Assad, alias Rami Makhlouf, empereur de l’ombre et symbole de la terreur et de la corruption. Les images de chars de l’armée syrienne se dirigeant pour assiéger les villes syriennes ont «cassé la seule et la plus forte légitimité du régime syrien : celui du front du refus opposé à Israël, celui de l’obligation d’unité face à l’ennemi extérieur et l’image d’une armée-bouclier contre l’invasion israélienne et capable, un jour, de ramener le Golan vers la terre du pays».

Le contrat liberté contre sécurité se retrouvera caduc avec les images des premières répressions. «Les Syriens n’avait plus aucune raison de respecter un régime qui s’en prenait à leur sécurité au lieu de la défendre. Par ailleurs, la légitimité extérieure était tombée avec une dictature qui servait plus les intérêts de l’ennemi en assurant le statu quo que les intérêts locaux avec l’espoir de récupérer la terre volée». «Wahed, Wahed !» (un par un), criait la foule pour exorciser le spectre de la division communautaire sur laquelle le pouvoir joue pour faire peur». «Allah, Souria, Hourria». (Dieu, la Syrie, la liberté) étaient l’autre slogan d’une union sacrée.

Les milices clandestines des Chebiha étaient recrutées dans les environs immédiats des villages à mater : des délinquants et des mercenaires que les habitants connaissaient un par un. Chose qui a décrédibilisé le régime encore plus. Les SMS étaient émis en boucle, jouant alaouites contre sunnites, chrétiens contre Druzes, etc.». Peine perdue car les Syriens bougeaient de concert et par témoignage des images. «Je n’oublierai jamais cette immense clameur sourde, quelques jours avant mon arrestation, le 18 mars, dans la mosquée des Omeyades à Damas. Pendant que j’en traversais l’immense esplanade, un «Allah Oukabar», d’abord murmuré, lancé par des poitrines en colère, décidées à réclamer la liberté».

Liberté : autre mot-clé du cas syrien : «Les gens, au début du moins, ne demandaient pas la chute du régime car ils en avaient besoin. Ils voulait la liberté et des réformes réelles», raconte le journaliste. Cela aussi est une occasion perdue par le clan Assad apparemment.

Pourquoi une répression aussi lourde et une propagande aussi grossière ?

Le régime syrien, parasité par ses Moukhabarates, reste un mystère pour l’observateur étranger. Qui y commande ? «Question sans réponse exacte», explique-t-on. «Tout étranger un peu observateur finit par conclure que le centre de décision n’est pas la Présidence. Certains parlent même d’un immense coup d’Etat en quelque sorte pour casser un Bachar dont les ordres de ne pas tirer ne sont pas exécutés, qui est démenti par les actions d’une armée qui ne lui obéit pas. Un Bachar qui n’a pas hésité à lever, en partie, l’immunité du clan alaouite dans ses tentatives de réformes. D’où ce qui se passe actuellement ? «Possible.

Les «Services» sont puissants, autonomisés et presque indépendants». Autour du Président, gravitent d’autres centres de décision : son frère qui est à la tête du puissant 4e régiment, quelques généraux et son clan divisé entre soutiens et animosités. Une mosaïque «informelle», aggravée par la composition confessionnelle du pays, les inégalités sociales, l’illégitimité du pouvoir et ses alliances externes de plus en plus floues et en contradiction avec sa propagande interne, la proximité d’Israël, le cas irakien et l’absence de vision au sein d’un clan miné par la concurrence dans la prédation. Un cocktail qui explique pourquoi cela «a pris» en Syrie et pourquoi cela ne s’arrête plus.

Un cas qui explique aussi pourquoi l’Occident se tait sur les crimes de Assad : dans un entretien avec le quotidien américain The New York Times, le cousin de Bachar, le fameux Rami Makhlouf, patron des plus grands monopoles sur l’économie de la Syrie, a été clair : le régime est l’ennemi d’Israël mais garant de sa stabilité. Bien loin des banderoles sur le front de refus et l’engagement indéfectible pour la cause… arabe ! «Cette propagande doit être cassée. C’est la seule force de ce régime : les Syriens sont très nationalistes et le régime joue sur leur sentiment d’appartenance. Ils savent cependant aujourd’hui que ce régime est tout, sauf nationaliste», résume Khaled.

Témoin algérien d’un drame à huis clos et que nous laisserons à Paris se battre pour faire connaître la Syrie à ceux qui veulent l’ignorer.