William B. Quandt: «L’Algérie peut changer sans révolte»

WILLIAM B. QUANDT, UN DES PARTICIPANTS AUX ACCORDS DE CAMP DAVID, À L’EXPRESSION

«L’Algérie peut changer sans révolte»

Par Kamel LAKHDAR-CHAOUCHE, L’Expression, 09 Octobre 2011

Le Pr William B. Quandt enseigne actuellement la politique extérieure américaine et le Moyen-Orient dans le département de politique de l’université de Charlotte-Ville, en Virginie. Avant d’occuper ce poste, il était membre principal de l’institution Brooking, un influent think thank américain, où il a mené une recherche sur le Moyen-Orient, la politique américaine dans le conflit israélo-arabe et la politique de l’énergie.
Auparavant, il a été conseiller au Conseil de sécurité national de 1972 à 1974 et de 1977 à 1979. Il a également participé aux négociations ayant conduit aux accords de Camp David (1978) et le traité de paix égypto-israélien (1979). Dans cet entretien, M. Quandt donnera une lecture profonde du phénomène des révoltes dans le Monde arabe. Il parlera des éléments communs et des différences entre ces révoltes. Mais aussi, de l’avenir de ces dernières qui, selon lui, demeure confus et sans perspectives.

L’Expression: Quelle analyse faites-vous des révoltes arabes? Ces dernières sont-elles spontanées ou le résultat de scénarios mis en oeuvre par des mains étrangères?
William B. Quandt: Je pense qu’il faut démarrer par l’équation suivante: «Toutes les dictatures arriveront à leur fin un jour. Et, tous les peuples opprimés se révolteront un jour.» Donc, ce qui s’est passé dans le Monde arabe, aujourd’hui, s’explique par cette formule. Cependant, toutes les autres interprétations, à savoir l’effet domino, théorie des néo-conservateurs, et la manipulation étrangère etc, sont fausses et n’expliquent pas les causes fondamentales ayant conduit les peuples arabes à sortir dans les rues et réclamer des changements de régime. Des régimes qu’ils jugent même responsables de leur mal-vie, de leur pauvreté mais aussi des crises socio-économiques où sont noyés les espoirs et les rêves des peuples. Cela dit, les révoltes qui se sont déclenchées dans le Monde arabe, sont l’expression pure et simple des peuples qui n’arrivent plus à prendre leur mal en patience. Toutes les injustices commises et les pressions, de toute nature, exercées contre les peuples ont poussé ces derniers à l’explosion. Et puis, il y a le facteur démographique qui est fondamental. Aussi, vu qu’il y a toute une génération de jeunes, instruite et soucieuse de son avenir, les problèmes structurels ont fait également que les Etats arabes ne peuvent plus répondre aux multiples demandes de ces générations dans une économie marquée par des crises régulières. A ce niveau, il faut dire que les rapports basiques liant les peuples à leurs Etats respectifs se sont totalement coupés. Les deux camps ne se reconnaissent pas. La rupture est confirmée. Donc, les révoltes arabes sont plutôt spontanées. Mais cela n’empêche pas qu’il y ait des éléments endogènes et exogènes susceptibles d’influencer et orienter ces dernières sur des objectifs et des formes de soulèvements différents d’un pays à l’autre. Néanmoins, l’interrogation qui se pose, c’est le fait de savoir si ces révoltes vont réussir ou non? S’agissant des interprétations faisant de la main étrangère un élément fondamental à l’origine des vents des révoltes ayant soufflé sur le Monde arabe, je dirais que ces interprétations sont fausses. Car, les révoltes sont spontanées et déclenchées par des peuples assoiffés de liberté et de démocratie, des peuples qui réclament le départ des régimes ou plus moins des têtes qui personnifient ces régimes. Cela dit, toutes les révoltes commencent, toutes sans exception, par des manifestations et mouvements sociaux nés d’un marasme social général. Puis, cela continue pour que ces mouvements prennent la forme d’une révolution, opposant les populations aux régimes établis. La situation est donc similaire à travers tous les pays qui ont été touchés par les changements. Les pays arabes se spécificient tous par des régimes caractérisés par leur pérennité, un élément moteur qui a suscité la colère des citoyens de ces pays, suite au statu quo par lequel ces derniers sont caractérisés ainsi que le taux élevé de chômage. Ce qui a amené, par voie de conséquence, les peuples de la région arabe à se soulever pour revendiquer le changement. Par ailleurs, il faut dire qu’outre la spontanéité des révoltes dans le Monde arabe et la présence des éléments en commun, à l’origine de ses révoltes, il n’en demeure pas moins qu’il y a aussi des éléments différents, qui animent ces mouvements de révoltes d’un pays à l’autre.

Justement, quels sont les éléments qui font la différence entre les révoltes arabes?
Au regard de l’évolution des événements dans le cadre du Printemps arabe, il faut relever que plusieurs révolutions arabes ont réussi ou presque, notamment la révolution tunisienne et à un moindre degré, la révolution égyptienne, où les armées de ces deux pays ont choisi de sacrifier leurs présidents et garder leurs intérêts et s’allier, du moins conjecturalement, avec les revendications populaires. Les armées de ces deux pays ont joué un rôle primordial dans le changement dans ces deux pays.
Entre soutenir le leader pour le maintenir en place ou se mettre du côté du peuple pour pouvoir continuer d’assumer son rôle dans l’avenir, les deux armées se sont ralliées du côté des peuples. Ainsi, l’on a vu les cas de l’Egypte et de la Tunisie, on a vu l’importance du rôle de cette armée qui a soutenu les peuples. Dans les révoltes des Egyptiens et des Tunisiens, les deux peuples revendiquaient des solutions politiques en appelant au départ des deux présidents Hosni Moubarak et Zine Al Abidine Ben Ali. Cela n’a pas entraîné la disparition totale des régimes mis en place depuis plusieurs années. Les cadres de l’armée et des administrations centrales sur lesquels se sont bâtis les régimes de Hosni Moubarak et Zine Al Abidine Ben Ali sont tous ou presque aux postes de commande. Ce sont eux qui dirigent encore leurs pays. Cependant, dans les autres pays comme la Syrie, le Yémen et la Libye, la situation est complètement différente. Dans ces pays, les directions de l’Armée sont au secours des régimes. Ce qui a approfondi encore plus les crises et donné lieu à plus de violences. Les situations sont donc différentes et on ne connaît pas encore la suite des événements dans ces pays où l’armée s’est opposée à la volonté des peuples. Et puis, il y a aussi la crise libyenne qui s’inscrit totalement a contrario du reste des révoltes dans le Monde arabe. La situation en Libye est très confuse et suscite beaucoup de zones d’ombre.

S’agissant de la crise libyenne, quelle lecture faites-vous tout en tenant compte de l’intervention de l’Otan?
En Libye, tous les indicateurs démontrent que ce conflit ne serait pas réglé dans un proche avenir, car les deux parties restent incapables de remporter la guerre et puis mettre fin à ce conflit. Je ne vois pas une issue urgente à cette crise, aucune des deux parties n’est capable de remporter la guerre. S’agissant de l’intervention de l’Otan, je dirais que cette dernière a, à un certain niveau, compliqué un peu les choses quoique ce n’est pas encore le temps qu’il faut pour évaluer une telle intervention. Et puis, il faut aussi retenir que de telles intervention comptent aussi bien des avantages que des inconvénients. Par ailleurs, l’élément qui demeure confus est en l’occurrence celui de la présence des éléments d’Al Qaîda qui pourrait bien exploiter la situation. Les groupes d’Al Qaîda pourraient provoquer une catastrophe sécuritaire régionale. Cela explique, d’ailleurs, la positon algérienne dans cette crise et ses mises en garde quant aux retombées dévastatrices de cette dernière du fait des quantités énormes d’armes qui sont en circulation.

Comment voyez-vous l’avenir des révoltes arabes, notamment tunisienne et égyptienne?
Je dirais que les barrières de la peur sont désormais brisées. Voire, les régimes qui se sont installés au lendemain des indépendances et régné avec une main de fer sur leurs peuples ont montré leurs faiblesses et leur incapacité de faire face à la colère de leurs peuples. Jusqu’ici, les révoltes de jeunes ont amorcé une nouvelle ère et exprimé une rupture avec leurs régimes.
Néanmoins, le plus délicat demeure à réaliser. Regardez bien, en Egypte et en Tunisie, il y a eu des révolutions de jeunes, qui ont abouti à déchoir les têtes des régimes, mais après, ces révolutions demeurent sans alternatives. Les révoltes de jeunes ne sont pas porteuses d’un projet de société, elles ne proposent rien en contrepartie. Elles s’inscrivent toujours dans un contexte revendicatif. Pour bien traverser ces périodes de transition, les animateurs de révoltes sont en panne de perspectives. C’est dire, qu’il y a encore beaucoup de choses à faire. Car on remarque encore que les peuples égyptien et tunisien se sont révoltés contre les anciens présidents et leurs familles, mais ils ne sont pas impliqués dans la prise des grandes décisions qui feront l’avenir de ces pays. Ce sont les mêmes personnes qui continuent de gérer l’Egypte, voire la Tunisie. Et puis, il faut dire que le changement du régime n’est pas le résultat d’un mouvement social ou d’une révolte, mais c’est le résultat de l’accumulation d’expérience et de lutte. A ce titre, l’exemple de la Turquie est édifiant. Il a fallu 50 ans de lutte et de d’expériences politiques pour que les Turcs aboutissent enfin à un modèle de gouvernance qui leur convient.

Que pensez-vous de la situation politique en Algérie comparativement aux autres pays arabes?
En Algérie, les gens revendiquent, certes, un changement du système, mais ne veulent pas le faire avec la violence. Les gens ont conscience que le changement va venir un jour ou l’autre. C’est pourquoi les citoyens se sont montrés patients. Et puis, il faut souligner qu’en Algérie il y a des atouts permettant un changement sérieux sans pour autant passer par une révolte. Le peuple algérien a connu beaucoup d’expériences en matière de lutte. Il y a donc des alternatives qui se construisent, par-ci par-là, contrairement aux autres pays arabes. Egalement, il faut dire que les autorités algériennes ont anticipé dans le traitement de certaines questions qui fâchent.
A ma connaissance, il y a des réformes qui sont engagées quoique j’ignore leur contenu, néanmoins s’il y a volonté effective et ferme des autorités pour oeuvrer à réaliser et traduire sur le terrain les revendications du peuple, cela pourrait épargner à l’Algérie de passer par un changement avec violence, mais plutôt tranquille. Je pense aussi que la situation actuelle en Algérie exige l’ouverture d’un dialogue sincère et franc entre les franges de la société et le pouvoir en place.

Comment imaginez-vous les futures relations égypto-israéliennes?
Je pense qu’elles ne seront pas les mêmes. D’ailleurs, les signes sont déjà là. Les rues égyptiennes demandent, d’ores et déjà, à leurs autorités de revoir dans le fond et la forme les accords égypto-israéliens. Néanmoins, l’évolution des événements en Egypte sera plus déterminante.