Le Maghreb à l’heure des « islamistes modérés »

Le Maghreb à l’heure des « islamistes modérés »

par Mohamed Tahar Bensaada, Oumma.com, 30 novembre 2011

Comme on pouvait s’y attendre la victoire prévisible du PJD aux élections législatives marocaines, après celle du mouvement Ennahda en Tunisie, a donné lieu à un flot de commentaires qui renseignent sur le degré atteint par les mécanismes de persuasion et de désinformation à l’œuvre dans les médias occidentaux et singulièrement français.

Si en Tunisie, le ton était à la fois au paternalisme et à l’avertissement comme l’a illustré la déclaration de Sarkozy qui mettait en garde contre toute « atteinte aux droits de l’Homme », au lendemain des élections marocaines, le ton volontiers rassurant était plutôt aux félicitations. Dans son message de félicitations à M6 au lendemain des élections, Sarkozy a mis essentiellement l’accent sur le « changement démocratique » dont cette élection est supposée être porteuse.

Les médias et les intellectuels d’occasion n’ont pas été du reste. Tout le monde a salué ce signe de changement censé donner une caution aux « réformes constitutionnelles » de M6. L’édito du Monde balaie d’un revers de main le taux d’abstention de 55% à cette élection (il est vrai qu’il est moins fort que le taux d’abstention de la dernière élection de 2007 qui était de 63% !). Mais aurait-il agi ainsi si dans cette abstention ne se cachait pas aussi (et pas seulement) un mouvement de désaffection populaire à l’égard de la « démocratie royale » porté entre autres par le Mouvement du 20 février dans lequel on trouve aussi bien des organisations de la société civile, de la gauche radicale et du mouvement « Justice et bienfaisance » ?

A l’instar du Monde, la plupart des médias occidentaux ne peuvent cacher leurs sentiments mitigés. Leur fonds de commerce « démocratique » qu’ils ont enfin réussi à exporter dans quelques contrées amies a subitement accouché de la victoire d’un courant qui n’est pas nécessairement le plus sympathique à leurs yeux ! Qu’à cela ne tienne ! En bons sportifs, ils cherchent à nous persuader des bons côtés même s’ils n’oublient pas de nous rappeler les mauvais côtés.

Relisons l’édito du Monde du 28 novembre : « Sur les questions « sociétales », et notamment celle, déterminante, du statut de la femme, le PJD n’a pas caché ses options réactionnaires. Il a lutté en vain contre la gauche et le Palais quand il s’est agi de repousser l’âge du mariage des jeunes filles de 15 à 18 ans, de limiter la polygamie et la tutelle des hommes sur les femmes de la famille. Appelons cela comme on veut – conservatisme ou fondamentalisme -, mais ne l’ignorons pas. »

Il ne faut pas l’ignorer mais cela ne doit nous empêcher de voir l’ « essentiel ». Dans sa tentative de répondre aux défis de la pauvreté et de la corruption, le PJD n’est pas tombé dans le « radicalisme » et le « populisme » à l’œuvre dans les mouvements qui traversent depuis quelques années l’Amérique latine et qui sont en quête de développement autocentré et de programme sociaux alternatifs qui passent, comme on le sait, par un contrôle draconien des activités des multinationales occidentales. Non, le PJD, à l’instar d’autres mouvements islamistes de la région, n’est pas tombé dans ce travers et c’est l’essentiel. L’ « ouverture » légendaire du Maroc ne sera pas remise en question. Ouf ! On respire du côté des rédactions bon-chic- bon-genre parisiennes !

En effet, l’éditorialiste du Monde nous apprend que « Les islamistes ont adapté leur discours à l’air du temps dans des sociétés qui, comme l’est tout particulièrement le Maroc, sont généreusement ouvertes sur le monde extérieur. Ils affichent leur détermination à combattre la corruption. Ils accordent la priorité au « social ». Ils n’ont pas de doctrine économique précise – et sont souvent, en la matière, très libéraux. ».

Le terme magique est lancé : « libéraux » ! C’est donc cela qui explique que tous les médias sont unanimes à parler de la victoire des « islamistes modérés » ? Les termes « modérés » et « libéraux » sont donc devenus synonymes dans le nouveau dictionnaire de la science politique française et on ne le savait pas ?

En fait, l’imposture intellectuelle est plus grave. D’abord, on fait preuve de légèreté en cherchant à confondre « modération politique » et « libéralisme économique » dans la mesure où l’histoire contemporaine regorge d’exemples où l’un ne va nécessairement avec l’autre comme l’illustrent les modèles économiques libéraux qui se sont allègrement mariés à un autoritarisme politique des plus musclés aussi bien en Amérique latine qu’en Asie du sud-est.

Ensuite, la « modération » et le « libéralisme » encensés le sont en fait pour des raisons que généralement les éditorialistes ne divulguent pas et qu’il faut aller rechercher entre les lignes. Le « libéralisme » qui vaut aux « islamistes » la sympathie relative des médias et des intellocrates occidentaux signifie que ces derniers ont montré patte blanche et qu’ils ne vont pas tomber dans le « protectionnisme » et le « nationalisme économique » synonymes d’une tentative de renégociation des rapports de dépendance qui lient leurs pays aux centres du capitalisme mondial !

Et c’est ici qu’on peut découvrir le secret de ce soudain et bizarre mouvement de sympathie pour le « changement démocratique » marocain qui s’est emparé d’une presse pourtant habituellement très réservée à l’endroit de tout ce qui touche à l’Islam. La raison est très simple. La victoire du PJD, si elle reflète une tendance lourde à l’œuvre dans tous les pays de la région en faveur du discours islamique, ne s’intègre pas moins bien dans la stratégie du palais, inspirée par les Occidentaux et les Israéliens, visant à anticiper sur des mouvements de changement réel autrement plus profonds et plus dangereux à la fois pour les équilibres makhzéniens et pour les intérêts étrangers au Maroc.

La lecture hypocrite qui consiste à regretter le caractère « réactionnaire » du discours du PJD sur les questions sociétales en même temps qu’elle encense son caractère « modéré » sur les plans économique et diplomatique cache tout simplement la dialectique qui lie la première dimension à la seconde. En effet, c’est parce qu’ils sont « modérés » aux yeux du système et de l’Empire que ces « islamistes » peuvent s’avérer réactionnaires et violemment opposés à un véritable changement social et culturel qui passe par la rupture avec le système mondial et les classes-Etats qui lui sont soumis à l’intérieur.

Le développent sociétal auquel aspirent le peuples de la région signifie avant tout la fin de toutes les aliénations et c’est pourquoi il est impossible à réaliser sans l’abolition de la première des aliénations qui entrave la renaissance des sociétés musulmanes depuis des siècles, l’aliénation de la souveraineté collective – communauté, nation , région- au profit d’un système de domination qui engendre sous-développement, dépendance et humiliation.

Ce système de domination complexe qui évolua à travers les siècles jusqu’aux indépendances factices ou confisquées, la dynastie alaouite, depuis le cruel Moulay Ismail qui a fondé son pouvoir royal, dès le début du XVIIIe siècle, sur le massacre et la spoliation des tribus locales par une armée de mercenaires jusqu’à Hassan II et Mohammed VI qui ne doivent leur pouvoir absolu qu’à la protection et à la complaisance des Français, des Américains et des israéliens, n’a pas réussi à s’en extraire. Et ce ne sont pas les « islamistes modérés » du PJD, résultat d’un compromis boiteux entre aspiration populaire au changement social et conformisme makhzénien, qui pourraient l’aider à réaliser cette transformation dont la société marocaine est pourtant grosse comme l’illustre le généreux mouvement du 20 février…

Avec environ un quart des sièges au sein de la nouvelle assemblée parlementaires (107 sur 395 sièges), le PJD ne peut gouverner qu’avec les alliés de la Koutla (Istiqlal, USFP, PPS) c’est-à-dire avec les partis traditionnels qui ont toujours su sauver le régime makhzénien dans les périodes troubles. Mais dans la conjoncture économique et financière actuelle marquée par la contraction des marchés et des investissements étrangers qui vient s’ajouter aux contraintes structurelles d’une économie largement tributaire d’une division régionale et internationale inégalitaire, que pourrait faire pareil gouvernement de coalition si ce n’est aider le palais à traverser au mieux cette période difficile par un meilleur contrôle des dépenses qui pourrait s’avérer sévère pour les couches sociales les plus touchées par la crise ? Sans doute, la lutte contre la corruption et une meilleure politique sociale seront-elles les bienvenues dans ce contexte. Mais dans un pays qui dépend aussi cruellement de l’extérieur, ces avancées ne risquent-elles pas d’être payées en retour par une plus grande pression sociale sur les femmes et les jeunes ?

Reste le poumon économique que constitue le voisin algérien dont la réouverture des frontières pourrait contribuer à desserrer l’étau qui risque d’étouffer le système marocain. Dès l’annonce de la victoire du PJD, son leader Abdelillah Benkirane a déclaré qu’il faisait de la « normalisation » avec le voisin algérien sa priorité. M6 a-t-il trouvé le joker qui lui manquait pour forcer la main à son voisin d’ouvrir le robinet de la rente pétrolière pour que tous les « frères maghrébins » puissent en profiter ? Sans doute les pressions internationales sur le gouvernement algérien allant dans ce sens vont-elles se multiplier.

On parle déjà d’une médiation qatarie à ce sujet. En visite à Alger, le ministre français de l’Intérieur ne manquera pas d’aborder ce difficile dossier avec les dirigeants algériens. Paradoxalement, le régime algérien dont on dit (peut-être trop rapidement) que le fait d’être désormais entouré par des gouvernements « islamiques » (Tunisie, Maroc, sans parler de la Libye et sans doute l’Egypte) le met sous une plus grande pression interne et externe et le somme de s’ouvrir sous peine de disparaître, pourrait devenir l’arbitre des changements en cours au Maghreb puisque c’est partiellement de sa bonne « coopération » économique et financière que les maîtres d’œuvre occidentaux de ce « changement démocratique » contrôlé attendent un dénouement stabilisateur.

Même si des raisons de conservation politique peu avouables pouvaient influencer ce nouveau cours maghrébin vers une plus grande ouverture et une plus grande coopération horizontale, il n’en reste pas moins que dans le contexte actuel, ce serait déjà un acquis non négligeable. En attendant que les peuples de la région acquièrent la conscience et la force organisée d’imposer un changement radical à la hauteur de leurs aspirations historiques, loin des poncifs « libéraux » et « islamistes modérés » servis sans retenue par une presse aux ordres…