L’affaire libyenne

L’affaire libyenne

Par Salima Ghezali, La Nation, 4 Mai 2011

De toutes les crises internationales auxquelles a dû faire face l’Etat algérien depuis des années, la crise libyenne est probablement celle qui a le plus mis en relief le délitement du sens de l’Etat au sein de la classe dirigeante.

Alors que les premières images de manifestations diffuées par la chaine Al Jazeera ont eu un puissant impact sur l’opinion algérienne qui regardait désemparée un dictateur fou menacer d’extermination son peuple, les autorités algériennes sont restées étrangement silencieuses. L’état de l’opinion publique est passé de la stupeur à la consternation quand les accusations ont commencé à tomber. L’Algérie aurait envoyé des mercenaires soutenir Kadhafi.
L’accusation formulée par des membres du Conseil National de Transition Libyen est relayée en continu par la chaine Al jazeera. Reprise par certains médias algériens, elle ne donne lieu qu’à de bien timides protestations de la part d’un ministère des Affaires Etrangères qui ne semble guère prendre l’affaire au sérieux. L’intervention du président de la Ligue algérienne des Droits de l’Homme, Mr Boudjemaa Ghechir, auprès de ses homologues du CNT libyen en faveur d’une enquête internationale sur ces allégations a plus d’effets auprès des algériens, et du CNT, que tous les bégaiements du ministre.
Un cap supplémentaire est franchi quand les bombardements commencent sur la Libye. Inquiétudes dans la rue et silence officiel.
D’aucuns disent que c’est la maladie du président qui pèse lourdement sur la gestion des affaires politiques du pays. Difficile de céder sans nuances à de telles assertions. Difficile de croire qu’un régime qui a fait payer le prix que l’on sait à son peuple pour se maintenir soit en fait incapable de résister aux turpitudes d’un Président capricieux.
L’affaire libyenne est probablement le défi majeur auquel devra répondre le régime algérien. Et même l’Algérie. Se croyant épargné par la vague des bouleversements en cours, le régime fait le dos rond devant la tempête internationale à laquelle l’aventure militaire occidentale vient d’ouvrir la porte à nos frontières.
Parmi ceux qui se sont ouvertement exprimés contre l’escalade militaire dans la région le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a appelé, hier mardi, Kadhafi à quitter « immédiatement » le pouvoir.
Mouamar Kadhafi doit quitter le pouvoir pour l’avenir, la paix et la prospérité de la Libye a déclaré Erdogan.
Ankara qui avait instauré des relations cordiales avec le régime de Kadhafi ne s’est nullement laissé déstabiliser par les attaques des membres du CNT et a proposé dés le début de la crise une feuille de route pour la paix en appelant les forces pro-Kafhafi à se retirer des villes assiégées, à la création de couloirs humanitaires et à une démocratisation du régime. Alors même que la Turquie, membre de l’Otan, participe au volet « humanitaire» de la bataille de Libye. Pour autant, les officiels turcs multiplient les déclarations laissant clairement entendre qu’ils ont des intérêts à défendre et une place à tenir dans la reconfiguration mondiale en cours.
On devine bien que l’intervention militaire en Libye n’est pas exactement une opération à caractère humanitaire. Même si le dispositif médiatique mis en place et les discours de Kadhafi retransmis à la planète entière nous ont donné envie de voir tomber ce régime insoutenable.
Les émotions populaires sont un enjeu essentiel dans tout dispositif impliquant une guerre dans les affaires internationales. Quand on a commencé à pleurer dans les chaumières, Kadhafi avait déjà perdu l’essentiel de la partie. Les turcs l’ont compris et pas les algériens. Question de sensibilité au poids de l’opinion.
Le reste, les officiels algériens le savent probablement, mais à quoi cela peut-il leur servir désormais?
Le reste, c’est le volet stratégique de la guerre dans un monde façonné par les intérêts depuis les premières tribus de chasseurs de la préhistoire.
Le 2 3février dernier, alors que le président français Sarkozy n’avait pas encore officiellement reconnu le C.N.T. (conseil national de transition libyen), Fidel Castro écrivait dans une tribune libre : « De toute évidence une guerre civile se déroule en Libye. Pourquoi et comment a- t- elle éclaté ? Qui en paiera les conséquences ? L’agence Reuters, se faisant l’écho d’une banque japonaise bien connue, la Nomura, a signalé que les cours du pétrole pourraient battre tous les records si la Libye et l’Algérie arrêtaient leur production pétrolière, les cours pourraient dépasser les 220 dollar le baril. Qui pourrait payer des prix pareils ? Quelles en seraient les conséquences en pleine crise alimentaire ? »
Quelques jours plus tôt, un animateur vedette de Fox-News provoquait un buzz sur internet en réagissant violemment aux déclarations du ministre Koweitien du pétrole qui aurait déclaré qu’un baril à 200 dollars n’était pas au dessus des moyens des occidentaux. « Nous viendrons le chercher avec nos armées » avait rétorqué la star médiatique.
Abondant dans ce sens le journaliste italien Manlio Dinucci écrit : « …la reconnaissance précipitée par la France du CNT( le 10 Mars) et le sommet de Londres le 30 MARS) ont permis aux multinationales occidentales de modifier les termes de leurs contrats et de ne plus payer que des droits d’exploitation symboliques »
Sous le titre « For west’s oil firms no love lost in Libya » dans le Wall street-journal du 15 Avril Guy Chazan écrit : « Après l’abolition des sanctions en 2003, les compagnies pétrolières occidentales ont afflué en Libye avec de grandes attentes, mais ont été déçues. Le gouvernement libyen sur la base d’un système connu sous le nom d’EPSAU 4, concédait les licences d’exploitation aux compagnies étrangères qui laissaient à la compagnie étatique ( National Oil Corporation of Libya, NOC) le pourcentage le plus élevé du pétrole extrait( environ 90%) »
Après le sommet de Londres le CNT libyen a procédé à la création de la LOC ( Libyan Oi Company) destinée à se substituer à la NOC. Sa principale mission sera de concéder des licences à des conditions extrêmement favorables aux compagnies américaines, britanniques et françaises. Principales perdantes ENI l’italienne et Wintershall l’allemande. En plus des compagnies russes et chinoises à qui Kadhafi a promis le 14 Mars de donner les concessions qu’il escomptait reprendre à ses ennemis.
Et ce n’est pas tout. Il ya aussi plus de 150 milliards de dollars appartenant à l’Etat libyen qui sont » gelés » à l’Etranger et pour lesquels une banque vient d’être crée à Benghazi, la Central Bank of Libya dont la mission est de gérer formellement les fonds souverains libyens quand ils seront « dégelés». La britannique HSBC qui veille sur quelques 25 milliards d’Euros au Royaume-Uni est déjà à Benghazi ou elle est venue assister sa « jeune sœur arabe ».
Ailleurs on apprend que la Lybie dispose (source FMI) dans les coffres de sa banque centrale d’environ 144 tonnes d’or.
Dans Mondialisation, Peter Dale Scott écrit en date du 1er Mai 2011 : « L’initiative des frappes aériennes semble être venue initialement de France avec un soutien précoce de la Grande Bretagne. Si Kadhafi était parvenu à créer une Union africaine soutenue par la monnaie et les réserves d’or de la Lybie, la France, qui reste le pouvoir économique prédominant dans la plupart de ses anciennes colonies aurait été la grande perdante. D’ailleurs, un rapport de Dennis Kucinich aux Etats-Unis a corroboré l’assertion de Franco Bechis en Italie selon laquelle « des plans pour déclencher la rébellion de Benghazi furent initiés par les services de renseignements français en Novembre 2010. »
Voilà qui peut expliquer l’embarras du gouvernement algérien. Sans pour autant nous aider à comprendre à qui vont ses sympathies, actives et passives, dans cette juteuse affaire. De la dictature des fous à la dictature des rapaces : Pleurons pour les libyens, les arabes et la mondialisation.
S. G.