Etudiants d’aujourd’hui : Désengagement et marasme intellectuel

Etudiants d’aujourd’hui : Désengagement et marasme intellectuel

El Watan, 25 mai 2018

Même si chaque génération vit son temps à sa manière, il n’en demeure pas moins que l’engagement politique et la conscience intellectuelle sont les points faibles des étudiants d’aujourd’hui. El Watan Week-end a choisi la date symbolique du 19 mai pour se rapprocher des étudiants. Il y a marasme intellectuel et politique. Reportage.

«Le 19 mai est la journée de la langue chinoise…» Une drôle de réponse, inattendue de la part d’une étudiante à l’université d’Alger 3 à la question : que représente la date du 19 mai ? En effet, de nombreux étudiants ignorent que cette journée leur est dédiée, Et pourtant ! Le 19 mai 1956, les étudiants algériens sont entrés dans l’histoire.

Il y a 62 ans, la communauté universitaire, à sa tête l’Union générale des étudiants musulmans algériens (Ugéma), a entamé une grève illimitée en réponse à un appel du Front de libération nationale (FLN) pour lutter contre l’ordre colonial. L’appel a trouvé une réponse massive parmi les universitaires et les lycéens, et des classes se sont vidées. Depuis, cette date est devenue un mythe de l’action révolutionnaire en Algérie, de la conscience politique et de l’engagement nationaliste des étudiants.

Ainsi donc, quelques année en arrière, les étudiants Algériens avaient un poids sur la scène politique comme sociale. Pendant les années 60’ et 70’, les étudiants ont toujours été présents pour guider et mener les différentes révolutions. Des universités sont sorties les premières idées progressistes contre le parti unique et pour l’Etat de droit. Malheureusement, aujourd’hui, on constate que cet engagement s’est quelque peu essoufflé.

Répression

«Je pense qu’il est dommage de voir les étudiants d’aujourd’hui désintéressés de tout engagement politique et social. Cependant, il reste tout de même une partie de la jeunesse qui est activiste et qui travaille à créer un changement positif au sein de la société», positive Maya Sahraoui, 20 ans, étudiante en troisième année télécommunications.

De son côté, Abdelouahab Daoudi, doctorant à la faculté des sciences politiques et de l’information de l’université Alger 3, estime que la conscience politique est l’une des choses les plus importantes qu’un individu doit posséder. Selon lui, «la conscience politique est le premier élément de la conscience publique de la personne». La conscience dont parle Abdelouahab était justement le point fort des étudiants d’hier. L’université d’Alger était le bastion de la révolution estudiantine.

Avril 1980

La première marche a été menée à Alger, en avril 1980, par des milliers d’étudiants et d’enseignants pour dire «halte à la répression». Un mouvement-clé du Printemps berbère. Tout a commencé lorsque les autorités ont interdit une conférence de Mouloud Mameri autour de la poésie berbère ancienne, en mars 1980, à l’université de Tizi Ouzou. Des mouvements estudiantins que les enseignants ont suivi.

Plusieurs arrestations, violences et oppressions ont suivi à Tizi Ouzou. Ainsi, le mouvement d’avril 1980, représente le premier Printemps algérien tracé par des étudiants universitaires. Pour Kouceila Chergui, étudiant en mathématiques et informatique et membre actif depuis plus de quatre ans dans Eurêka, un club scientifique à visée socioculturelle de l’université de Boumerdès, Alger était certes le bastion de la révolution estudiantine pendant des années, mais aujourd’hui, cet engagement estudiantin s’est généralisé à l’échelle nationale à différents niveaux et sous plusieurs aspects.

«On voit le nombre de clubs et d’associations estudiantins croître d’année en année. Sans compter le nombre d’adhérents à ces organisations. On peut trouver des étudiants qui activent dans le scientifique, la culture, la politique, le social… Je pense que cette révolution estudiantine existait, existe et existera toujours mais sous différents aspects et dans différents domaines de chaque époque», explique-t-il.

Engagement

N’empêche, on remarque aujourd’hui que les étudiants ne sont pas suffisamment sensibilisés aux questions politiques. Cela est dû, selon les concernés, à diverses raisons. De l’avis de Abdelouahab, c’est en raison de «la réticence des chaînes d’information et des émissions de débats ainsi que leur intérêt pour les programmes de divertissement et les réseaux sociaux».

De son côté, Kouceila estime que la différence majeure entre étudiants d’hier et d’aujourd’hui réside dans l’état social et politique de l’Algérie de l’époque. «La première vague d’étudiants accédant à des études supérieures avait un poids à porter et un poids sur la société vu leur statut.

L’engagement, majoritairement, était politique ou culturel vu les enjeux de l’époque : le pluralisme politique, la culture berbère, la crise économique des années 80’… L’étudiant de l’époque sentait que sa voix allait atteindre son objectif». Pour lui, ceux d’aujourd’hui se sentent exclus de la scène politique : «Pour eux, l’engagement politique est une perte de temps et un aimant aux problèmes et aux blocages.»

De son côté, Monder Bouden, président du bureau national de l’Union générale des étudiants algériens (Ugéa) avoue que la participation des étudiants dans les structures conventionnelles sociopolitiques est faible, non pas par ignorance ou négligence, mais en raison de leurs formes de lutte et des différentes significations qu’ils donnent à la politique. Ils sont beaucoup plus impliqués dans les événements socio-économiques, qui sont le pilier de la société.

«Ekhti rassi»

«Plus de la moitié des étudiants préfèrent des formes d’engagement telles que signer des pétitions, manifester ou relayer des campagnes via les réseaux sociaux, plutôt qu’adhérer à un parti. Cela n’empêche que le mouvement étudiant participe, s’engage et s’investit avec celui qui leur donne la chance et l’espoir d’avoir un avenir serein», ajoute Monder. Les étudiants d’aujourd’hui ne sont-ils finalement pas dépolitisés ? Pour Koceila, oui. Les étudiants d’aujourd’hui sont dépourvus d’esprit politique : «A mon sens, cela est dû au désespoir d’un changement qui peut se faire collectivement.

Chacun cherche une issue pour réussir sa vie sans passer par la case politique et sans y toucher, soit par crainte soit par individualisme car qui dit politique dit collectif.» De son côté, Maya estime les étudiants certes désintéressés, mais il faut signaler que l’université fait tout pour que cela persiste en étouffant toute activité sociale.

Pour elle, «les étudiants d’aujourd’hui ont quelque part perdu espoir en tout travail social. L’état d’esprit régnant n’aide pas. Nous sommes à l’époque de l’individualisme du ‘ekhti rassi’, mais ça serait une erreur à mon avis de ne blâmer que les étudiants. Il est important de souligner que le système universitaire n’encourage en rien l’organisation d’activités socioculturelles.

Etant membre d’un club universitaire qui tend à activer dans le milieu social, je peux témoigner des contraintes administratives qu’on peut rencontrer à ce niveau-là». Ainsi, Koceila et Maya sont d’accord pour dire que «l’élite politique ne fait pas d’effort pour intégrer les étudiants à la lutte politique».

De son côté, Monder Bouden soutient que contrairement à ce que l’on pourrait croire, les étudiants ne sont pas dépolitisés. Seulement, leur engagement en politique ne se traduit plus par le vote mais par des mouvements annexes. Mais finalement, les étudiants d’aujourd’hui peuvent-ils être porteurs de changement ? «Evidemment», estime Koceila.

Ce dernier se repose sur les activités du club scientifique Eureka dont il fait partie. «On essaye de créer un espace d’échange et de débat dans divers domaines (psychologie, sociologie, littérature, économie, sciences et techniques) pour essayer d’élever le niveau intellectuelle de l’étudiant algérien.»

De son côté, le sociologue Mohamed Kouidri reste optimiste : «On peut évidemment compter sur eux, surtout si la politique de l’enseignement supérieur continue dans son évolution récente de réanimation de la vie culturelle, scientifique et sociopolitique.» Oui, mais comment ? «Il est question, par exemple, de valoriser les activités extra-pédagogiques et didactiques des étudiants sur le campus, comme cela s’est fait ailleurs pour les mêmes objectifs, en France par exemple, il n’y a pas si longtemps», conclut-il.
Sofia Ouahib et Ryma Maria Benyakoub