Philippe Hugon: «La sécurité de la région favorise les intérêts des grands groupes occidentaux»

Philippe Hugon. Directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS, Paris)

«La sécurité de la région favorise les intérêts des grands groupes occidentaux»

El Watan, 21 janvier 2013

-Quels sont les enjeux économiques liés à l’intervention française au Mali ?

Il n’y a pas d’enjeux économiques a priori au Mali. Si on prend la France, elle y a très peu d’intérêts, car le Mali est le centième partenaire économique et où les investissements sont très limités. Il y a en tout et pour tout 2000 salariés français dans des PME au Mali, cela ne peut pas justifier un conflit. Les seuls éléments économiques qui peuvent être envisagés, c’est le fait qu’il y a effectivement de l’uranium, qu’il y aurait peut-être possibilité d’exploitation à terme, mais ce sont plutôt les sud-africains et les Canadiens qui sont dans le projet. On peut fantasmer sur le fait qu’Areva pourrait à terme être présente sur l’uranium, qu’il y aurait d’autres produits miniers ou du gaz, mais ce dernier ne peut se placer que dans le long terme ; il faut d’abord le trouver et pouvoir l’évacuer à travers des gazoducs qui passeraient par l’Algérie, la Mauritanie.

La rentabilité n’est pas du tout assurée. Donc, je pense personnellement qu’on ne peut pas considérer que ce facteur économique soit l’un des déterminants significatifs de l’intervention militaire française. Pour dire cela, il faudrait avoir des preuves. Par contre, ce qu’on peut dire, c’est que si le Mali est déstabilisé, tous les pays voisins seront touchés, le Niger le sera directement, ainsi que la Mauritanie, et là ce sont des lieux plus stratégiques pour la France, notamment le Niger avec les mines d’Arlit et la présence d’Areva. Il y a également quelques intérêts de Total en Mauritanie et quelques intérêts plus importants de Total au Nigeria.

Mais l’enjeu, c’est beaucoup plus la relation avec le Mali, c’est plus des questions géopolitiques stratégiques et sécuritaires de lutte contre le terrorisme. Si on ne veut pas oublier l’aspect économique, on peut dire que la sécurité de l’arc sahélo-sahélien est globalement un facteur qui peut favoriser les intérêts des grands groupes occidentaux, chinois, indiens et entre autres français. Je crois qu’il faut voir cela dans une vision pas strictement économique.

-La France est en crise et dit ne pas avoir, en plus, d’intérêts économiques dans ce pays ; comment va-t-elle financer cette guerre ?

Il y a un vrai problème de connaître le coût et la durée de l’opération et ce que cela va entraîner sur le plan financier. D’une certaine manière, les interventions militaires sont un redéploiement de forces qui étaient prépositionnées, notamment la force de la Licorne qui était en Côte d’Ivoire et qui se retrouve aujourd’hui sur le terrain du Mali, mais cela suppose des coûts très élevés en termes aérien et de présence militaire qui aurait dû être fortement réduite et qui ne l’est pas. Donc, il y a un coût budgétaire qui est déjà prévu dont on ne connaît pas le montant, mais cela va se traduire par une légère augmentation des déficits publics français.

Ensuite, il y a un autre enjeu. Dès lors que c’est une guerre qui n’est pas liée à la France mais concerne globalement une lutte contre le terrorisme et de manière plus générale le monde occidental, il est certain qu’il faille savoir qui va supporter le fardeau et quelle va être la participation des Etats-Unis, des Anglais, qui déjà apportent leur logistique, et puis savoir s’il y aura un relais européen puisque l’Europe n’a pas voulu s’engager militairement en tant que force européenne. Cela va être l’enjeu d’une grande négociation et évidemment d’un débat important.

-La réticence des autres puissances à prendre part à l’intervention au Mali n’est-elle pas liée justement à la crise économique dans le monde ?

On n’est pas dans une situation financière qui fait qu’effectivement les pays européens veulent développer leur arsenal militaire et augmenter leurs interventions militaires à l’extérieur. Ceci étant, la frilosité de l’Europe tient plutôt au fait qu’elle a longtemps considéré que ce n’était pas une question qui la concernait prioritairement. On va voir que les choses vont évoluer, mais pour l’instant, ce n’est pas encore le cas. Elle a sûrement considéré que l’accélération du calendrier qu’on peut expliquer par beaucoup de facteurs s’est faite un peu avant une concertation avec l’Europe, que la France était en première ligne et donc l’Europe n’avait pas de raisons de s’engager, sans compter les questions électorales au niveau national comme en Allemagne. Mais, effectivement, la crise est un des éléments qui peut limiter un engagement militaire.

-Des actions semblables à ce qui s’est passé à In Amenas, dans lesquelles le secteur énergétique algérien serait la cible systématique sont elles appelées à se reproduire ?

Il est certain que l’Algérie et cela était sûrement la raison de son hésitation. Il y a des risques. Mais l’Algérie a subi les dix années de terreur avec peut-être 200 000 morts. Il est évident que l’Algérie est très sensibilisée à la question. Elle a un système sécuritaire qui existe. Ce dont il faut être sûr, c’est qu’au sein-même de l’appareil d’Etat il n’y ait pas de connivences. Dans le cas du complexe gazier, ce dont il faut être sûr, c’est qu’il n’y a pas eu de défaillances des systèmes de sécurité. Parce qu’on peut s’étonner alors qu’on savait très bien qu’il y avait des menaces d’attentat, qu’il y ait eu la possibilité pour des djihadistes venus du désert d’arriver à ce complexe. Il y a peut-être eu des défaillances dans le système de sécurité, comme il y en a eu à Arlit quand il y a eu la prise d’otages français.

-Vous affirmez que les solutions militaires sont toujours vouées à l’échec et vous privilégiez l’approche par l’aide au développement. Comment ?

La solution militaire n’est pas une solution à long terme. Elle est parfois nécessaire, mais elle doit être accompagnée évidemment de trois autres volets : humanitaire immédiatement, politique de relégitimation du pouvoir politique et d’acceptation d’un vivre ensemble entre les différents groupes, et enfin de projets de développement qui donnent des perspectives, notamment aux jeunes en termes d’emplois et de revenus. Ils doivent s’appuyer sur le tissu social et économique, sur la relance d’une agriculture en relation avec la lutte contre la désertification, sur le soutien à l’élevage, sur les énergies renouvelables, éoliennes et solaires, et permettre de lutter contre le stress hydrique, qui redonne un certain dynamisme à certaines filières touristiques.

Il faut très rapidement que les collectivités territoriales, les différents acteurs, les organisations paysannes, toutes les forces vives se reconstituent avec une aide extérieure qui ne finance pas un Etat corrompu, mais qui appuie directement sur des projets pour qu’on soit dans une situation durable de restructuration de l’économie malienne. Il faut éviter à tout prix ce qui s’est passé en Afghanistan, c’est-à-dire que l’aide internationale s’est diluée auprès d’un appareil d’Etat corrompu.
Safia Berkouk