Les dessous de l’union méditerranéenne

Les dessous de l’union méditerranéenne

El Watan, 5 janvier 2008

La création de l’union méditerranéenne (UM), initiative portée politiquement par le président français, fraîchement élu, mérite un détour. En effet, cette idée d’union des pays riverains de la Méditerranée n’est pas nouvelle et date d’une trentaine d’années.

Elle a été remise au goût du jour à partir du moment où une tentative de redistribution des rôles se profile dans le cadre d’un nouveau rapport de force mondial (c’est le cas aujourd’hui). Légitimement ou pas, un certain nombre de puissances mondiales et ou régionales, nourrissent l’ambition d’élargir leur influence dans des espaces qu’elles considèrent, à tort ou à raison, comme leur profondeur stratégique. Dès lors, une série de manœuvres s’opère afin d’assurer et de s’assurer un rôle prépondérant dans la nouvelle distribution des cartes dans la région en question, proportionnellement à la modification du rapport de force prévalant et ou en mutation. L’Europe redessine ses frontières, de manière encore impensable il y a tout juste vingt ans en arrière. La chute du mur de Berlin et la réunification des deux Allemagne, l’implosion de l’Union soviétique et la naissance au forceps de la Russie, l’émancipation des ex-pays de l’Est et la guerre des Balkans, sont autant d’événements majeurs qui vont être à l’origine de la redéfinition de l’Europe (des 27, pour l’instant).

Conforter et développer ses intérêts

Dès lors, et par ricochet, le monde entier, en particulier les USA, se sente concerné par des bouleversements stratégiques. Dans ce genre d’exercice, il faut toujours veiller à ce que les transitions se fassent sans heurts, autant que faire se peut, avec le moins de dégâts directs ou collatéraux possibles, tout en privilégiant son objectif stratégique principal : conforter et développer ses intérêts, bien compris dans la région donnée. Afin d’éviter l’angélisme béat, il est difficile de penser que la Mare Nostrum n’appartient qu’aux pays riverains de cette mer…Cette lecture géographique n’intègre pas les éléments géopolitiques et stratégiques. Aussi faut-il exclure cette myopie de notre analyse, de manière à mieux appréhender la nature et la dimension du paradigme. Les deux superpuissances s’arrogent un droit de regard sur les décisions prises dans cette région du monde et de décider sans partage si leurs intérêts le leur commandent (sur la base du principe que le droit est l’attribut du faible). Elles se livrent même à de multiples manœuvres (y compris militaires) sans consultations avec les pays riverains. Il est tout à fait emblématique que les accords mondiaux de paix portent le nom de Yalta (en Mer Noire, pas très loin de la Méditerranée après avoir franchi le détroit du Bosphore) et de Malta (appelée aussi le nombril de la Méditerranée). La question qui se pose, dès lors, est celle de savoir si l’ordre issu de Yalta puis celui de Malta peut être remis en cause ? Quels sont les éléments probants qui plaident actuellement en faveur de ces changements stratégiques ? Enfin, qui va profiter de ces changements de rapports de force, dans la région ? Il ne faut pas attendre de réponses stéréotypées à ces questions complexes, mais une tentative de « déblayage du terrain » peut permettre de dégager quelques pistes de réflexion utiles. Depuis la décision de la création d’un « Home » israélien en terre de Palestine, le conflit israélo-arabe, puis israélo-palestinien est devenu incontournable dans la région. La gestion de ce dossier après plusieurs guerres est passée des mains des puissances européennes du moment (Royaume-Uni et France) à celles américaine et soviétique il n’y a pas si longtemps, et strictement américaines aujourd’hui et probablement demain. La « Pax Americana » pèse de tout son poids dans la région et la Troïka européenne ne fait plus illusion (il est amusant de noter l’origine du mot Troïka). L’Etat d’Israël constitue bien une base avancée stratégique en Méditerranée pour les USA qu’on le veuille ou non ! Ces derniers ont tellement bien compris cette situation qu’ils en tirent des dividendes extraordinaires à tous les niveaux. Pourvu que ça dure, seraient tentés de dire ces deux alliés stratégiques. Il n’est pas du tout exclu que les « prolongations » au règlement de ce conflit soient entretenues sciemment, justifiant ainsi la présence forte des USA dans la région, pour encore de longues années. Car, toute paix durable dans la région se traduira par une interpellation des pays riverains, sur le bien-fondé de la présence militaire lourde de pays non riverains de la Méditerranée. Dès lors, les tentatives de construction d’un espace euro-méditerranéen stable homogène et prospère, ne peuvent qu’entrer en contradiction avec les stratégies d’implantation dans la région des puissances non riveraines. Ainsi, le processus de Barcelone ne pouvait être le bienvenu dans ce contexte puisqu’il excluait d’office les autres puissances, entre autres les USA et la Russie. Cette initiative a été torpillée (sans jeu de mots) par ces dernières car ledit processus portait en lui les arrière-pensées européennes de supplanter à leur seul profit les intérêts objectifs des deux superpuissances. Des remises à l’ordre ont été transmises en direction des appétits européens durant la guerre de dépeçage de l’ex-Yougoslavie puisqu’elles ont démontré péremptoirement que rien ne pouvait se conclure, dans la région, sans leur aval et notamment en matière de défense et de sécurité. En fait, il faut renverser la phrase en disant que tout se décide par eux, avec copie pour information à la « vieille Europe ». L’idée donc d’une union méditerranéenne devient impossible à réaliser du fait du conflit israélo-palestinien entièrement sous contrôle américain.

Redéfinition des rôles

En outre, l’opposition apparente de certains pays (dont la France) à l’intégration de la Turquie à l’UE rend difficile la fonte dans un seul moule de tous les pays de la Méditerranée. Certains avancent l’idée burlesque que la France proposerait à la Turquie cette union en compensation à sa non-intégration à l’UE. La Turquie sera européenne mais à son rythme (on ne peut pas contrarier le sens de l’histoire, on peut tout juste le retarder…un peu). D’ailleurs, son intégration est ralentie beaucoup plus par ses propres contradictions internes et des situations entières de certaines castes que par les idéaux et principes édictés par l’UE. Qu’à cela ne tienne, coupons la poire en deux. « C’est le fameux 5+5 d’il y a une vingtaine d’années. On s’est tout à coup aperçu, comme par enchantement, qu’il y avait une Méditerranée occidentale et une orientale et qu’en attendant que les USA décident de mettre fin au conflit du Moyen-Orient (si tant est que leurs intérêts les y amènent), on pouvait explorer les contours d’une union méditerranéenne amputée temporairement de sa partie orientale. D’autant que les pays de la rive sud occidentale ont concocté un traité d’Union du Maghreb Arabe (UMA) qui n’existe pas dans la rive sud orientale (la Ligue arabe ne peut prétendre jouer ce rôle) et qui pourrait faire office de cadre institutionnel de discussions face à l’UE qui, entre-temps, s’est doté d’instruments centripètes d’approfondissement de son intégration avec l’euro, Schengen, le traité constitutif… A l’instar du rôle déterminant joué par l’Allemagne unifiée, dans l’intégration des ex-pays de l’Est, la France émet le vœu d’organiser, sous son contrôle, cet espace qu’elle considère d’ailleurs comme sa profondeur stratégique naturelle dans la région. Elle entend bien tirer les avantages qu’une telle entreprise peut procurer. Elle enterre du même coup plusieurs projets concurrents, non initiés par elle, à savoir le processus de Barcelone cher aux autres pays de la pentagonale (et notamment l’Espagne), la politique de « bon voisinage » (PEV) proposée par les anglo-saxons, les « accords de fusion » proposés par le sulfureux Kadhafi, la proposition américaine de construction du Grand Moyen-Orient et celle des « traités d’amitié » bilatéraux que tente de développer l’Algérie. Les tensions qui se développent actuellement dans la région et autour d’elle mettent à rude épreuve et à contribution, les systèmes de sécurité et de défense. Celles-ci vont avoir un effet catalyseur sur la redéfinition des rôles de chacun dans le monde avec ses prétentions, ses appétits et ses ambitions. Les attaques terroristes du 11 septembre sur les symboles de la puissance américaine vont mobiliser une grande partie de ses moyens dans la lutte contre le terrorisme international et de ce fait, vont libérer des espaces géopolitiques et stratégiques que d’autres puissances (et notamment certains pays de l’UE) ne désespèrent pas d’occuper. La débandade totale de l’Administration Bush après la victoire programmée contre le pouvoir de Sadam Hussein pour ne pas avoir préparé des scénarii de gestion de l’après-invasion, a transformé l’Irak en un bourbier dont nul ne peut en mesurer les effets dans toute la région et encore moins s’aventurer à se prononcer sur son dénouement (on a ouvert la boîte à Pandore).

Le new deal mondial

Cette situation, également, va permettre l’éclosion des aspirations de certains pays européens après que ces derniers eurent traversé une période de confusion et d’antagonismes violents dans leur propre camp sur la position commune à adopter vis-à-vis du conflit irakien. Les renversements de situation (avec retrait de troupes) de ces mêmes pays européens et notamment des plus serviles défenseurs de la politique américaine en Irak (G.B., Espagne, Italie…), sont les premiers signes avant-coureurs d’une politique de distanciation vis-à-vis de l’unilatéralisme américain et de revendication d’un changement dans les rapports de force mondiaux (ou tout au moins, d’un rééquilibrage) avec une dose plus importante de multilatéralisme. Le new deal mondial, entre les puissances alliées du moment, se construit autour d’un engagement européen accru aux côtés des USA, dans le traitement des conflits mondiaux et la lutte contre le terrorisme international, contre une redistribution des rôles et des espaces. D’ailleurs, parmi les premières déclarations relatives aux mesures à prendre par les démocrates américains, en cas de victoire aux prochaines présidentielles (elle ne fait aucun doute), celle du retour au multilatéralisme est en pole position. Ces prémisses semblent dessiner le contour des futures solutions américaines aux conflits mondiaux et celles à apporter au dossier irakien que les démocrates auront de toute façon à gérer. En attendant, l’UE se dote d’une armée européenne (sous la même forme que l’OTAN, par la mise à disposition de moyens matériels et humains, sous commandement européen) d’une agence européenne de l’armement (normalisation et standardisation des équipements et de l’armement) et tente de positionner l’OTAN (sous le commandement des USA) à la « périphérie » de la nouvelle Europe (des 27). Tirant les leçons de la guerre de partition de l’ex-Yougoslavie, avec son lot de génocides au cœur de la civilisation occidentale, l’UE a perdu définitivement ses réticences et ses scepticismes (notamment la Grande-Bretagne et l’Allemagne) réalisant, in situ, qu’elle n’avait d’autres choix que ceux de se doter de ses propres moyens de défense et de sécurité, sous son propre commandement, pour parer aux menaces actuelles et futures. Dès lors, l’idée d’une union méditerranéenne vient se caler d’elle-même dans ce puzzle planétaire et nous permet de comprendre les tenants et les aboutissants de cette cosmogonie. En effet, tel un jeu de « poupées russes », il est fort possible que certains pays européens (et notamment la France) se sentent en mesure de construire dans la sous-région un espace « homogène, stabilisé et prospère » qui soit à l’abri des vicissitudes et des conjectures, à l’instar de ce que semble réussir l’Allemagne réunifiée (en silence et sans agitation) avec les ex-pays de l’Est, qu’elle a ciblés.

Dr Mourad Goumiri