Un islamiste porte plainte pour torture

Un islamiste porte plainte pour torture

Jean-Michel Decugis, Christophe Labbé et Olivia Recasens, Le Point, 31 mai 2007

Slimane Rahmouni, 36 ans, ex-djihadiste en Afghanistan, condamné en 1998 à sept ans de prison en France, vient de porter plainte. Il affirme que ses aveux lui ont été extorqués sous la torture. Le ministère de l’Intérieur n’exclut pas une nouvelle enquête.

« L ‘IGPN reste attentive à tout témoignage qui pourrait accréditer ou infirmer les allégations du livre « Place Beauvau ». » Ainsi se concluait le rapport d’enquête administrative de la police des polices sur les tortures présumées commises par une dizaine de policiers à l’encontre de certains gardés à vue, lors des attentats islamistes de 1995 qui ont fait huit morts et près de 200 blessés. Des accusations portées par ce livre consacré à la face cachée de la police, publié en février 2006 (1), et que la justice a classées très vite.

Aujourd’hui l’une des principales « victimes » dont l’IPGN n’avait pu recueillir le témoignage, faute de l’avoir localisée, porte plainte contre X avec constitution de partie civile pour « menaces et violences ayant pour but de provoquer la terreur ». Une astuce juridique pour contourner la loi française qui prescrit au bout de dix ans les actes de torture. L’avocate de Slimane Rahmouni, Isabelle Coutant-Peyre, s’appuie sur les témoignages anonymes d’anciens policiers de l’antiterrorisme insérés dans l’ouvrage. Et sur une lettre écrite le 13 octobre 1995 par l’intéressé à l’intention de son avocat de l’époque et du juge d’instruction Laurence Le Vert, dans laquelle il décrit ses terribles conditions de garde à vue.

Slimane Rahmouni vit aujourd’hui à l’étranger, où nous l’avons rencontré. Il nous a raconté comment ses aveux lui avaient été extorqués. Sollicité par Le Point , le ministère de l’Intérieur indique « ne pas avoir connaissance pour l’heure d’informations nouvelles mettant en cause la police nationale dans cette affaire ». « Toutefois, ajoute-t-on Place Beauvau, si de nouveaux éléments susceptibles de révéler une infraction apparaissaient, l’IGPN pourrait relancer une enquête et de nouveau transmettre ses conclusions à la justice. De même, si cette dernière est saisie d’une plainte, elle pourra demander à l’IGPN d’enquêter. » Slimane Rahmouni condamne avec force les attentats de 1995 auxquels, selon lui, il est totalement étranger ; par contre il assume pleinement la guerre qu’il a menée en Afghanistan contre les troupes soviétiques au milieu des années 80, et plus tard son engagement en Bosnie. En 1995, fort de son prestige d’« Afghan », il aurait mis en garde certains jeunes de la banlieue lyonnaise contre le mystérieux Ali Touchent, dit « Tarek », l’homme clé de ces attentats, pourtant jamais interpellé (2).

Condamné en 1998 à sept ans de prison pour « association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste », Slimane Rahmouni a suivi des études de cinéma à Toulouse après sa sortie de prison. Soumis à un contrôle judiciaire strict qui lui interdisait de se rendre dans dix départements, il n’a pas supporté cette contrainte et a quitté la France. S’il revient sur le sol français, il encourt une peine de deux ans de prison.

« C’est par la télé que j’ai appris l’attentat de Saint-Michel. J’étais sonné. J’ai toujours trouvé dégueulasse qu’on s’en prenne à des civils. Le lendemain, on m’a appelé d’Afghanistan. C’était un frère d’armes :  » C’est quoi cette merde ? Qui vous a donné l’ordre de frapper ? « J’ai répondu :  » Je n’ai rien à voir avec ça. » Avant que je raccroche, il m’a dit : « Fais gaffe à toi, ça pue. »

En fait, ça puait déjà depuis un bon moment. La situation en Algérie était floue. Moi, j’étais rentré de Bosnie un an plus tôt. Je vivais à Lyon avec ma compagne croate et j’avais tiré un trait sur la lutte armée que je menais depuis l’âge de 16 ans. A l’école, on m’avait fait sentir que je n’étais qu’un Arabe. Cela a forgé mes convictions. J’étais obsédé par les histoires de génocide et de colonisation. Dans les cités, mon passé de combattant me donnait une certaine aura. Mais les choses ont vite changé quand certains se sont monté la tête pour aller s’entraîner dans les camps en Afghanistan. Ils voulaient que je leur donne les adresses là-bas. Un jour, l’un d’entre eux m’a carrément braqué pour les obtenir. Plus tard, les mêmes m’ont accusé d’avoir organisé leur départ là-bas.

En mars 1994, je me suis rendu à Bruxelles, où j’ai rencontré dans un appartement Ali Touchent, dit « Tarek », l’initiateur des attentats de 1995. A l’époque, j’ignorais ce qu’il préparait. C’est la seule fois où je l’ai rencontré. Dans l’appartement se tenait à l’écart un dignitaire du GIA qui avait combattu en Afghanistan, à qui je devais trouver des papiers pour qu’il regagne l’Algérie. Avant mon départ, il m’a conseillé de me méfier de Tarek. Tarek a ensuite pris contact à Lyon avec ceux qui étaient partis récemment s’entraîner en Afghanistan. La suite, vous la connaissez… Le 25 juillet, c’était l’attentat de Saint-Michel. Un mois et demi après, les policiers ont débarqué chez moi pour me conduire au SRPJ de Lyon avec ma femme et mon jeune frère, Salih. Je pensais ressortir au bout de deux heures, je suis resté sept ans derrière les barreaux.

J’ai été interrogé par deux hommes. L’un bedonnant, les cheveux grisonnants et les dents en biseau, avec un tatouage sur l’avant-bras. On l’appelait « Bernard », mais je ne sais pas si c’était son vrai prénom ou une astuce pour brouiller les pistes. L’autre ressemblait à Thierry Lhermitte, avec des cheveux en épi. Un troisième venait de temps en temps, on l’appelait « le Libanais ». Grand avec des cheveux longs, il portait des santiags et un jean. Pendant quatre jours, je n’ai pas dormi et quasiment pas mangé. Mes interrogatoires se déroulaient dans un bureau au fond d’un couloir au deuxième ou troisième étage. J’étais attaché au radiateur et les coups pleuvaient.

Ils me traitaient de « sale bougnoule » et me disaient qu’ils allaient me buter, qu’ils avaient carte blanche. Ils s’amusaient à me faire sauter en l’air alors que j’avais la main fixée par les menottes. A chaque saut, je m’entaillais les poignets. Le dénommé « Bernard » indiquait avec sa main sur le mur la hauteur à dépasser. Par moments je perdais connaissance et je recevais une grosse tarte. L’un des deux avait un engin noir à la main, je ne sais pas ce que c’était. Des policiers vous ont dit que j’avais été torturé avec un appareil électrique, je ne m’en souviens pas. Mais j’étais dans un tel état que je ne sentais plus les coups. Je ne savais plus où j’étais. Mon corps ne répondait plus. A la fin de ma garde à vue, j’avais des trous dans la tête, je crachais du sang. Cela a duré quinze jours. A la prison de la Santé, j’ai pu communiquer avec Abdelkader Mameri (3), qui m’a expliqué avoir été torturé à l’électricité et contraint de sauter sur le Coran. Les deux policiers m’ont mis plusieurs fois un sac plastique sur la tête. Ils m’ont traîné comme ça, par la chaîne des menottes, jusque dans une pièce en bas où des policiers avaient organisé un pot. Le pire, c’est quand « Bernard » s’est débraguetté devant moi et qu’il a menacé de mettre son  » zboub  » dans la bouche de ma femme.  » Une fois qu’on l’aura tous niquée, on va la rendre aux Serbes et Milosevic finira l’affaire », m’a-t-il dit.

Pour en finir, j’ai avoué n’importe quoi, des choses que je n’avais pas faites, comme des cambriolages. Quand je me suis retrouvé devant la juge d’instruction Le Vert, je lui ai dit tout ce qu’on m’avait fait, comment on m’avait torturé. Elle a rigolé… »

1. « Place Beauvau », de Jean-Michel Décugis, Christophe Labbé et Olivia Recasens.
2. Tarek serait mort en 1997, selon la Sécurité militaire algérienne (SMA). Lors du procès des attentats de 1995, la possibilité qu’il soit un agent de cette dernière a été évoquée.
3. Condamné en septembre 1999 à dix ans de prison. Depuis sa sortie, il a disparu.


Un ancien policier témoigne

Un ancien policier de l’antiterrorime confirme la version de Slimane Rahmouni.

« Slimane Rahmouni a été interpellé le 11 septembre 1995. Son nom nous avait été donné par les RG. Nous savions qu’il avait effectué des voyages en Bosnie sous couvert de l’association humanitaire Equilibre. Nous n’avions rien qui le rattachait directement aux attentats. Il avait juste été interpellé une fois à la frontière autrichienne avec de faux papiers. J’étais présent dans les locaux du SRPJ lors de sa garde à vue. Je l’ai entendu hurler à plusieurs reprises. Un de mes collègues est entré dans le bureau où il était interrogé et a constaté qu’il était torturé avec un appareil électrique d’autodéfense. Lors de sa garde à vue, il a avoué qu’il avait organisé des départs dans les camps d’entraînement en Afghanistan, mais aussi des braquages, qui n’ont donné lieu à aucune poursuite. Je n’ai pas participé au pot dont il parle, mais un de mes collègues qui y était m’a raconté la scène. Ces pratiques, inadmissibles bien qu’isolées, se sont déroulées avec l’accord tacite de notre hiérarchie. Je ne suis pas fier de ce qui s’est passé. Mais, dans le contexte des attentats, il était impossible de dénoncer ces pratiques. Si je garde aujourd’hui l’anonymat, c’est qu’entre flics on ne se balance pas »…