Après le meurtre de Chaib Zehaf, le procureur réfute le crime raciste

Après le meurtre de Chaib Zehaf, le procureur réfute le crime raciste

A Oullins, une sensation de «deux poids, deux mesures»

par Alice GERAUD, Libération, 07 mars 2006

Sortir du simple fait divers. Une obsession pour les proches de Chaib Zehaf, 42 ans, abattu samedi soir à la sortie d’un bar d’Oullins, dans la banlieue sud de Lyon, par un homme armé et éméché. «On veut nous faire croire que c’est un meurtre banal. Qu’un Arabe qui se fait flinguer dans la rue, c’est encore une histoire de violence urbaine. Que le racisme ordinaire de quelques beaufs, c’est pas vraiment du racisme.» Halim contient sa colère, mais ne la cache pas. Un type a tiré sur son «frère», «parce qu’il était arabe. Il n’avait pas d’autre raison». Il est en colère car il a le sentiment que «personne ne veut reconnaître cette dimension».

Le procureur n’a pas retenu la circonstance aggravante de crime raciste à l’encontre du tireur présumé, mis en examen hier pour homicide volontaire et tentative d’homicide volontaire. «Les déclarations de tous les témoins et les protagonistes sont claires, nettes et précises : il n’a été fait d’aucune mention de propos racistes, contrairement à ce qu’a dit ensuite une des victimes», insiste Xavier Richaud, procureur de la République de Lyon.

Blessure. Le caractère raciste du crime repose en effet sur les déclarations d’un des rares témoins de la scène, Nabyl Djarboua. Ce médiateur social, cousin de Chaib Zehaf, était avec lui à la Brasserie du commerce pour suivre le match de foot samedi soir, puis à la sortie, lorsque les coups de feu sont partis devant l’établissement. Il a d’ailleurs écopé d’une balle dans le bras. Selon lui, un des deux hommes accompagnant le tireur a crié : «On va les niquer ces Arabes!» quelques secondes avant les coups de feu. Nabyl a varié dans ses versions. Il a un moment parlé d’«enculés d’Arabes». Il a dû mal à se remémorer la scène avec précision. Il apparaît choqué et confus. «C’est allé très vite. Le type nous a braqués, un autre a crié et ça a commencé à tirer. Je me souviens avoir dit qu’il fallait se baisser et puis j’ai vu Chaib tomber.»

La police est arrivée sur les lieux très rapidement. Suffisamment pour rattraper le tireur dans une rue voisine. Nabyl a été emmené à l’hôtel de police de Lyon, et interrogé pendant plus d’une heure avant qu’on s’aperçoive qu’il était blessé au bras. Il raconte avoir été emmené menotté à l’hôpital. Ne sait pas pourquoi. «Le lendemain, ils m’ont réinterrogé et après ils m’ont relâché en tee-shirt dans la rue.» Nabyl est perdu, il a vu son cousin mourir sous ses yeux, a pris une balle et n’a pas l’impression d’avoir été traité tout à fait comme une victime. «Selon les procès-verbaux, il n’a pas été mis en garde à vue, il n’a donc pas dû être menotté», s’étonne le procureur, affirmant qu’aucun procès-verbal d’auditions des témoins ne fait état d’insultes racistes.

Hier, à Oullins, la confusion était générale. Le malaise palpable. Oullins n’est pas une de ces banlieues lyonnaises qui portent le poids du mal-être des grands ensembles. Ce n’est pas une cité. Juste une bourgade un peu tristounette, avec sa grand-rue commerçante toujours embouteillée, alignement de magasins de vêtements un peu démodés, de cafés-plats-du-jour et d’agences bancaires. Chaib Zehaf habitait juste derrière cette grand-rue, à deux pas de la mairie, dans un petit immeuble confortable, avec sa femme et ses trois enfants. Il est mort d’une balle dans la tête et deux dans le thorax, devant une agence bancaire.

Mots de deuil. Toute la journée, des gens sont venus se recueillir sur les lieux. Certains ont déposé des gerbes. Beaucoup ont écrit des petits mots. Des mots de deuil. Des mots d’amitié. Et des mots dénonçant le racisme. Dans l’appartement de Chaib Zehaf régnait hier une ambiance où se mêlait tout cela. Dans une pièce, des femmes en pleurs. Dans les couloirs, partout, des amis, des gens qui l’ont côtoyé, ou «eu comme entraîneur de foot». Et puis, dans une chambre, des hommes, dont le silence attristé, entrecoupé de quelques déclarations amères, disait la colère.

Contre la police, les politiques, les médias. Ils ont le sentiment que personne n’a réagi au meurtre de leur ami. Ils font le parallèle avec l’affaire Halimi, avec les agressions antisémites à Sarcelles. Ils parlent de «deux poids deux mesures», «comme si c’était un chien écrasé». Dans un coin, un cousin de Chaib Zehaf, un peu plus âgé, se tait. Un peu plus tard, il expliquera être «très inquiet» : «Les jeunes sont remontés. Ils ont le sentiment que la mobilisation n’est pas la même lorsqu’il s’agit d’un Juif, ils voudraient aussi que des milliers de personnes réagissent.»

Indifférence. Devant l’immeuble, une jeune fille raconte avoir été «choquée» de voir que, dès le lendemain, le bar d’où sortaient la victime et son tueur, était rouvert «comme si rien de grave ne s’était passé». Elle raconte les habitués qui boivent leur canon de rouge au comptoir. Le patron qui dit n’avoir «rien à se reprocher».

C’est finalement le maire d’Oullins qui a demandé à ce que l’établissement ferme jusqu’à jeudi. Sur la porte, une affichette a été placardée, signée du propriétaire du bar : «Fermeture exceptionnelle en hommage à Chaib, que tous aient une pensée pour lui et sa famille en cette période de deuil, Sébastien».

Jean-Marie Garcia, l’auteur présumé, était connu pour être armé, et ne s’en cachait pas. Avec son frère Eric, présent ce soir-là, ils étaient habitués des bistrots du coin. Au cours de la soirée de samedi, avant de tirer sur Chaib Zehaf, il avait d’ailleurs déjà sorti son arme une fois dans le bar. «Pour faire le beau», dira un de ses amis à la police. Il avait 2,10 grammes lorsqu’il a été interpellé. En garde à vue, il n’explique pas son geste. Ne parle pas d’altercation. Il aurait juste braqué et tiré, vidant quasiment son chargeur sur Chaib et ses deux amis. «Garcia n’est pas connu politiquement, et rien ne ressort de ce côté-là dans ses déclarations», insiste le procureur.

Mais, face à la violence incompréhensible du geste, les amis et la famille de Chaib Zehaf cherchent une explication, des réactions. Ils n’en trouvent pas. «Chirac reçoit les victimes de l’antisémitisme et nous, le maire de notre ville ne se déplace même pas.» A Oullins, dans ce vide, la thèse du racisme ordinaire prend toute la place.