Chirac demande son abrogation via un artifice constitutionnel

Chirac demande son abrogation via un artifice constitutionnel

Fin de parcours pour le controversé article 4

De Notre Correspondant A Paris: S. Raouf, Le Quotidien d’Oran, 28 janvier 2006

Abrogation parlementaire ? Réécriture ? Déclassement par décret ? Rarement, dans l’histoire de la Ve République, le sort d’un texte législatif controversé n’a alimenté autant de suspense que l’article 4. A droite comme à gauche de l’échiquier politique, dans les milieux historiens et au sein de la société civile, chacun allait de son voeu, de son hypothèse. Mais bien malin celui qui pouvait parier sur la manière dont la France allait sortir du piège du 23 février 2005.

Contre toute attente, Jacques Chirac a opté pour la formule la moins suggérée dans le jeu d’hypothèses déployé depuis des semaines. A mi-chemin d’une semaine politique dominée par la visite de la chancelière allemande et le débat sur l’emploi, le président français a prononcé, tel un arbitre, la décision la plus idoine à ses yeux pour le règlement du contentieux. Un déclassement de l’article controversé via le recours réglementaire au détriment de l’abrogation parlementaire.

En un laps de temps étonnamment court, Jacques Chirac a tranché sur la forme de sortie de crise en usant d’un des subterfuges constitutionnels voulus par le général De Gaulle à l’aube de la Ve République. Contourner le Palais-Bourbon pour parer à toute indiscipline ou écart parlementaire. Le chef de l’Elysée a demandé au Premier ministre Dominique de Villepin de saisir le Conseil constitutionnel en vue de la suppression du deuxième alinéa de l’article 4.

Tout – ou du moins l’essentiel – s’est joué mercredi selon une mise en scène médiatique bien menée. Au courant de la journée, Chirac a reçu le président de l’Assemblée nationale, venu lui remettre les recommandations de la mission dont il avait été chargé courant novembre. Jean-Louis Debré à peine parti, un communiqué de presse de l’Elysée s’est affiché sur le monitor de l’AFP avant de faire le tour des rédactions.

Dans un texte rédigé sobrement en onze lignes, l’Elysée valide la pertinence de la loi du 23 février 2005 qui rend, à ses yeux, «un juste et nécessaire hommage à tous les Français rapatriés et aux combattants de toutes origines de l’armée française». Mais la Présidence exprime, en y mettant les formes, son rejet du deuxième alinéa de l’article 4. Cette disposition, observe Chirac cité par ses communicants, «suscite des interrogations et des incompréhensions chez beaucoup de nos compatriotes». Aussi, convient-il de «les lever pour retrouver les voies de la concorde», la France, plaide-t-il, devant «se rassembler sur son histoire».

Longtemps en retrait d’une polémique qui a provoqué de nombreux dommages collatéraux, Chirac a finalement choisi d’user de son poids constitutionnel pour fermer la page d’un des épisodes les plus polémiques de l’histoire de France. S’agissant du passé algérien, la scène politique hexagonale a été fortement agitée à deux reprises au moins depuis 1962. Une première fois lors de l’amnistie controversée des généraux putschistes de l’OAS par François Mitterrand, et une seconde fois dans la foulée des confessions morbides du général Paul Aussaresse.

A en croire Le Figaro, journal le mieux informé sur les «off» de l’Elysée, la décision de sortir de l’impasse par la porte du Conseil constitutionnel aurait été déjà ficelée en plein week-end. A l’abri de la curiosité journalistique, Jacques Chirac aurait réuni, dimanche soir, Jean-Louis Debré et Dominique de Villepin. C’est là, croit savoir le journal libéral, que les termes de la solution auraient été élaborés.

Critiqué pour son mutisme de huit mois, Jacques Chirac a voulu aller très vite. Histoire de fermer un front jugé «inutile» alors que le chemin menant à 2007 est semé d’embûches pour la majorité. Dans ce qui semble bien être une course contre la montre, il a mobilisé les institutions, décidé d’en finir avec une querelle qui a alourdi le climat politique hexagonal et refroidi une relation algéro-française alors en pleine lune de miel. Du coup, avant de quitter son bureau de Matignon, son Premier ministre a saisi le Conseil constitutionnel dont le président, Pierre Mazeau, n’avait pas caché son irritation pour l’article controversé.

Adopté à l’aube du 23 février dernier, ledit article devrait disparaître du champ législatif dans «trois semaines» au plus tard, selon les prévisions de Jean-Louis Debré. Le temps pour les «gardiens de la constitution» d’examiner le texte et de rédiger un exposé des motifs et recommandations avant de les transmettre à Dominique de Villepin. Lequel n’aura plus qu’à élaborer un décret et le publier dans le Journal officiel. Ça sera l’acte de décès d’un texte qui a eu le «mérite» de montrer que la Guerre d’Algérie, achevée sur le terrain en 1962, n’en continue pas moins de se dérouler dans les esprits. Du moins certains esprits qui n’ont jamais fait le deuil de l’«Algérie française».

L’artifice réglementaire de Jacques Chirac va-t-il sonner le glas de la polémique comme l’espère vivement son entourage ? Depuis mercredi, la question est sur toutes les lèvres, suggérée par la teneur d’une bonne partie des réactions. A gauche, les sentiments étaient partagés entre satisfaction et déception. Dans le premier camp, on s’est réjoui de la victoire d’une longue mobilisation politique et citoyenne contre l’article électoraliste. «Il est regrettable qu’il ait fallu des semaines et des semaines de combat pour en venir là», a estimé Jack Lang, député PS du Pas-de-Calais et un des candidats potentiels à l’investiture socialiste pour 2007. L’ancien ministre de la Culture s’est réjoui «que la sagesse l’ait emporté» et que «le bon sens ait prévalu».

Même tonalité chez Jean-Marc Ayrault, président du groupe socialiste à l’Assemblée. «Le bon sens a fini par l’emporter. Le Président a pris la décision qui s’imposait», a observé le maire de Nantes, regrettant toutefois qu’il «ait fallu tant de temps et tant de polémiques avant que la majorité saisisse la main tendue» par l’opposition. Dans le second camp, celui des «réservés», on regrette que Chirac ait jeté son dévolu sur le procédé réglementaire au détriment de l’abrogation parlementaire. «Tout ça n’est pas du tout glorieux», charge l’ancien Premier ministre Laurent Fabius. Candidat potentiel, lui aussi, à l’investiture socialiste, il a égratigné l’Elysée, estimant que «la démocratie ce n’est pas catimini». Nouvelle coqueluche des médias et ambitieuse à souhait, Ségolène Royal, présidente de la région Poitou-Charentes, s’inscrit dans une lecture similaire. «La correction d’une faute politique par un artifice réglementaire ne grandit pas un gouvernement périodiquement débordé par ses ultras». Pour autant, elle se réjouit de la fin d’un article qui «prétendait donner force de loi à une lecture révisionniste de la colonisation et faisait insulte à tous ceux qui, dans l’Hexagone et tous les outre-mers, secouèrent le joug colonial».

En allant chercher la solution via le Conseil constitutionnel, Jacques Chirac a préféré la solution la moins périlleuse et la moins coûteuse pour sa majorité. Au risque d’être accusé – ce qui a été fait – de faire des entorses à la démocratie. Du reste, Jean-Louis Debré ne s’en est pas caché. Conscient des critiques à venir, il a pris soin de prendre les devants. «J’assume, et j’assume seul, la responsabilité de cette suppression», a-t-il dit dans un entretien au Monde daté d’hier. Manifestement, deux soucis ont motivé la «déviation» de la rive gauche, où trône le Palais-Bourbon, vers la rive droite, lieu d’implantation du Conseil constitutionnel. Chirac et sa garde politique rapprochée voulaient prémunir les députés UMP d’un «dé-jugement» en même temps que le risque – plausible – d’une polémique éternelle. «J’étais parfaitement dans ma fonction de président de l’Assemblée nationale en proposant cette suppression, qui évite à certains de mes collègues, sincères dans leur démarche, convaincus dans leur opinion, d’avoir le sentiment de se dédire».

L’initiative de Chirac est intervenue à un moment où la gauche, toutes facettes confondues, affûtait ses armes en prévision de la marche du 25 février à l’appel des partis et de la société civile. Hier en fin de journée, le PS maintenait le principe de sa participation à cette journée d’action en dépit de la nouvelle donne. «On reste vigilant tant que la suppression de l’article n’est pas effective et entière», a-t-il averti par la voix de son député de Guadeloupe, Victorin Lurel. Les réactions socialistes, ajoutées à celles des communistes et d’autres couleurs, font dire aux observateurs que la gauche cherche à reprendre l’initiative politique sur le terrain de l’histoire.

A droite, les réactions ont oscillé entre applaudissements nourris dans le camp présidentiel et «oui» du bout des lèvres parmi les députés UMP les plus dépendants en voix de l’électorat rapatrié et pied-noir. Proche parmi les proches du chef de l’Etat, Dominique de Villepin a applaudi «une bonne solution» qui a pris en compte la «sensibilité qui s’est exprimée outre-mer, et en particulier dans les Antilles». Pour le chef de Matignon, «c’est véritablement l’équilibre auquel il fallait arriver».

Cet équilibre a également été salué par Jean-Louis Debré. Le premier parlementaire de France a avoué que c’était bien l’un des objectifs recherchés par l’entourage présidentiel. «Mon souhait est qu’il n’y ait ni humiliation, ni renoncement, ni reniement, ni repentance. Chacun a sa vérité», a-t-il dit. Premier à avoir parlé en termes généraux de la trouvaille réglementaire, le président du groupe UMP à l’Assemblée, Bernard Accoyer, y voit une «décision sage, une décision d’apaisement, une décision de rassemblement». Nicolas Sarkozy, pour sa part, a été peu prolixe. «Geste d’apaisement», a-t-il commenté en marge d’une visite dans l’est de la France. Le ministre de l’Intérieur a pris connaissance de l’initiative présidentielle le jour même où l’avocat Arno Klarsfeld lui remettait les conclusions du travail pour lequel il avait été missionné. Lecture difficile à vérifier, des analystes de la vie politique française n’excluent pas un calcul politicien dans la démarche de Chirac. En hâtant la solution de l’article 4, l’Elysée, selon eux, a rendu inutile l’irruption de Sarkozy sur le terrain de l’histoire et de la mémoire.

Sans surprise, l’extrême droite a pesté contre une démarche-alibi à ses yeux. «La mission (Debré) n’était qu’un prétexte pour adopter une fois de plus les pires positions idéologiques de la gauche, salissant la mémoire nationale à propos de la présence française outre-mer», s’est emporté l’ancien lieutenant-parachutiste pendant la bataille d’Alger. Autre extrémiste caché derrière le «souverainisme», Philippe de Villiers a dénoncé la «nouvelle reculade» dans la «longue chaîne de reniements». Le déclassement de l’article 4 vantant le «rôle positif» de la colonisation est une «honte», commente le président du Mouvement pour la France. Sans les citer, il accuse Chirac, son entourage et la gauche d’un crime de lèse-majesté: «on préfère le FLN à l’armée française» !!!