Rachid Grim: «Tout indique que le clan Bouteflika prépare la succession»

Rachid Grim. Politologue

«Tout indique que le clan Bouteflika prépare la succession»

El Watan, 7 décembre 2015

– Nous avons assisté, lundi dernier à l’APN, à une rébellion de l’opposition qui a fortement chahuté le vote du projet de loi de finances 2016. Quelle lecture faites-vous de cet événement qui intervient dans une situation politique particulière ?

En fait, il ne s’est rien passé d’extraordinaire. L’APN est un peu sortie de sa torpeur habituelle à travers quelques représentants des quelques partis de l’opposition qui la composent : surtout les représentants du PT et du FFS qui ont fait le plus de bruit et qui ont tenu le discours le plus dur. Et qui ont tenu à dénoncer – surtout pour se positionner devant le peuple pour les joutes politiques et électorales à venir – en tant que seuls vrais défenseurs du bien-être et du niveau de vie des couches populaires.

Et aussi pour mettre à nu les positions ambigües du FLN et de représentants d’autres partis proches de la majorité, qui avaient tenté de faire parler d’eux en rejetant quelques articles du projet de LF 2016 qu’ils jugeaient attentatoires au pouvoir d’achat de la population. Position rapidement oubliée au moment du vote final. Le fait que des députés de l’APN chahutent n’est pas nouveau en soi : il y a eu par le passé des coups de gueule mémorables – rappelons-nous les interventions de l’ancien député RCD, Noureddine Aït Hamouda – et des sorties ostentatoires de groupes entiers de l’opposition au moment du vote de textes législatifs contestables et contestés.

La nouveauté réside dans la difficile situation politique, économique et sociale du moment et l’obligation faite à la gouvernance actuelle d’adopter des mesures, aussi sévères soient-elles, seules à même d’anticiper l’aggravation inéluctable de la crise et de remettre le pays sur les rails d’un développement qui ne soit plus dépendant des hydrocarbures. Or, le projet de LF 2016 ne contient pratiquement aucune mesure visant réellement à transformer, à terme, l’économie algérienne pour positionner le pays parmi les puissances réellement émergentes.

– Assistons-nous au début de l’après-présidentielle d’avril 2014 dont ont parlé de nombreux partis politiques ayant boudé ce scrutin ?

Si cela signifie que ces partis-là sont en train de «se bouger» pour faire changer la situation sociopolitique dans laquelle se trouve le pays à la suite de l’élection présidentielle de 2014, c’est aller trop vite en besogne. L’opposition a bien essayé d’occuper le terrain politique depuis cette date. Sans grand résultat, si ce n’est la création de quelques «coordinations» souvent antinomiques et qui n’activent pas réellement sur le terrain. Elles se contentent de se réunir plus ou moins régulièrement chacune de son côté et communiquent avec la population par voie de presse.

Dans la réalité, avant et après le mois d’avril 2014, c’est le pouvoir qui a la main et prépare lui-même son avenir. Toutes les décisions à caractère politique et sécuritaire prises depuis cette date entrent dans ce cadre : restructuration du DRS, mise à la retraite et/ou renvoi des premiers responsables de la sécurité, nomination de proches aux postes-clés du DRS, stabilisation des deux partis majoritaires et leur mobilisation pour les joutes politiques futures (élections sénatoriales, réforme de la Constitution et, probablement, présidentielle, anticipée ou pas).

Nous sommes bien dans l’après-présidentielle de 2014 et tout indique que le clan Bouteflika est en train de préparer très sérieusement la succession. Tout se joue en ce moment, avec comme maître du jeu Bouteflika lui-même. L’opposition est malheureusement dans la simple gesticulation. Elle n’a toujours pas réussi à se rendre crédible auprès des citoyens et n’est donc pas en mesure de mobiliser au-delà des quelques militants qui la composent.

– La lettre des 19 personnalités qui ont demandé audience au gouvernement ne s’inscrit-elle pas dans cette logique de remise en cause du «détournement» du pouvoir par ces cercles occultes qui imposent ce passage en force ?

La lettre est venue égayer un peu le champ politique bien terne jusque-là (si l’on excepte les épisodes liés à la remise au pas du DRS). Une brochette de personnalités, honorablement connues et respectées – même si certaines d’entre elles traînent quelques casseroles – mettent en musique une idée très répandue depuis au moins une année que le Président n’est plus maître chez lui et que le pouvoir, de par le handicap physique qu’il traîne, est passé entre des mains indues et illégales.

Ces personnalités mettent en avant le fait que le Président qu’ils ont eu l’honneur de connaître et de fréquenter – et qu’ils disent tous soutenir – n’aurait jamais pris des décisions telles que celles qui ont été prises ces derniers temps. Or, toutes les décisions prises, y compris celles mises en avant par le groupe, d’abandon de la souveraineté nationale à cause de la suppression supputée du droit de préemption, revêtent l’empreinte indélébile du Président : on y voit des décisions bien mûries, dont certaines sont mises en route depuis au moins une dizaine d’années (s’agissant de l’accaparement de l’ensemble des pouvoirs constitutionnels et même au-delà).

La majorité des signataires de la lettre est probablement sincère dans ses craintes et son attitude ; elle n’a pas d’autre objectif que d’être rassuré sur l’état du Président, sur le fait qu’il soit toujours à la manœuvre et qu’il décide toujours en toute autonomie. D’autres membres, par contre, poursuivent certainement un objectif politique ou individuel particulier : pour Louisa Hanoune, par exemple, il semble qu’elle tente d’expliquer son revirement dans le soutien au président Bouteflika qui a été le sien pendant au moins deux mandats par le fait que les choses ont changé au niveau de la Présidence et que le Président est devenu l’otage d’un clan comprenant son frère Saïd et une brochette de milliardaires de l’économie souterraine qui dictent leur volonté à l’Etat. Ce qui semble certain, c’est que cette lettre n’aura aucune réponse directe de la Présidence ni ne changera rien à la situation.

– La semaine dernière a été marqué par la publication d’une lettre du général Toufik qui s’est exprimé pour la première fois dans la presse. Quelle est, selon vous, la signification de cette intervention ?

C’est un fait nouveau de la part de Toufik. On ne l’a jamais entendu parler. Et du jour au lendemain, on apprend qu’il y a une lettre qui est la deuxième après celle qu’il a écrite au président de la République pour défendre le général Hassan. Mais là, ça prend une autre tournure. C’est-à-dire c’est le clan caché du DRS, dont font partie aussi Khaled Nezzar et Touati qui prépare la riposte. Désormais, c’est le clan des généraux qui était avec Toufik contre le clan du Président.

Ce clan ne veut pas se laisser faire. On a l’impression que l’armée des généraux veut aller au contact et à la confrontation. C’est Nezzar qui a ouvert, en premier, les hostilités en publiant une lettre très «méchante». Ensuite, il y a eu la lettre de Toufik. Nous avons l’impression qu’ils répondent aux coups qu’on leur donne. Mais, il faut le souligner, ils ont perdu la bataille avec la mise à la retraite de Toufik et les poursuites judiciaires contre ses hommes. Cela peut toutefois avoir un esprit pernicieux et des conséquences très graves.

Car Toufik et son clan ont des capacités de nuisance extraordinaires ; les réseaux qu’ils ont tissés peuvent faire mal très vite : ils peuvent susciter des émeutes par exemple. De toute façon, la confrontation entre le DRS et le clan présidentiel ne pourra pas se faire directement, mais à travers des intermédiaires. Il faut s’attendre, peut-être, à des interventions de Saadani ou de Gaïd Salah. Mais ce qu’il faut craindre, c’est surtout le front social qu’on peut manipuler très vite. Il y a, en tout cas, beaucoup de mécontentements qui peuvent se transformer en implosion sociale, ce qui n’est pas souhaitable.
Madjid Makedhi