Me Boudjemaâ Ghechir: «L’Algérie n’est pas une propriété privée»

Me Boudjemaâ Ghechir. Président de la Ligue algérienne des droits de l’homme (LADH)

«L’Algérie n’est pas une propriété privée»

El Watan, 28 mai 2013

– Le pouvoir, à travers ses nombreux canaux, veut faire taire les voix qui réclament l’application de l’article 88. Est-ce légitime de parler de cette disposition de la Constitution ?

Tout le monde parle aujourd’hui de l’Etat de droit. Fondamentalement un Etat de droit signifie que les pouvoirs et les institutions publics exercent leurs fonctions selon les règles définies par un ensemble de normes juridiques qui sont hiérarchisées. Et l’ordre hiérarchique des normes juridique place, au sommet, la Constitution.

Le président de la République est malade, il est en France depuis le 27 avril, mais il n’y a aucune communication crédible sur la maladie et l’évolution de l’état de sa santé, capable de rassurer une opinion publique de plus en plus méfiante. Le Premier ministre a dit clairement que sur recommandation de ses médecins, le Président doit observer un strict repos en vue d’un total rétablissement (le strict repos est en France). Peut-il ainsi donc observer un strict repos en France et suivre les activités du gouvernement et honorer les exigences protocolaires en Algérie ? La logique veut que le Président, dans l’état actuel des choses, se trouve dans l’impossibilité d’exercer ses fonctions. L’article 88 de la Constitution règle cette situation et exige que le Conseil constitutionnel se réunisse de plein droit, et après avoir vérifié la réalité de cet empêchement par tous les moyens appropriés propose à l’unanimité, au Parlement, de déclarer l’état d’empêchement. Le Parlement siégeant en chambres réunies, déclare l’état d’empêchement du président de la République à la majorité des deux tiers de ses membres et charge de l’intérim du chef de l’Etat pour une période maximale de 45 jours le président du Conseil de la nation. Si le président de la République revient dans les 45 jours, l’état d’empêchement est levé automatiquement. La déclaration de l’état d’empêchement est un acte constitutionnel qui s’inscrit dans les strictes dispositions constitutionnelles et les normes de l’Etat de droit. Donc, il est légitime de parler de cette disposition de la Constitution, si on veut vraiment la pérennité de l’Etat et éviter le blocage institutionnel, surtout que la Constitution accorde tous les pouvoirs au président de la République, lequel ne peut déléguer ses pouvoirs, donc la solution est l’intérim car il est inadmissible de laisser un grand pays comme l’Algérie sans chef d’Etat.

La réaction des pro-Bouteflika s’inscrit dans la logique du véritable enjeu de pouvoir et s’articule autour de réseaux organisés autour de la rente.

– La communication sur l’état du Président soulève beaucoup de critiques. A quoi obéit cette communication ?

C’est du mépris et de l’incompétence en même temps. Les défiances de la communication officielle alimentent la spéculation et les rumeurs parce que les responsables algériens ont toujours la «phobie» de la communication. Le président de la République est le président de tous les Algériens, il incarne l’unité de la nation et sa maladie concerne tous les Algériens. Quand ceux-là interpellent les responsables du pays pour connaître la vérité sur l’état de santé du Président, le gouvernement est dans l’obligation de rendre public un bulletin de santé de celui-ci. Seule une communication fiable et convaincante peut consoler les citoyens. Lorsqu’une seule personne dispose sans partage de tous les pouvoirs et que le peuple doute qu’il puisse les tenir en main à cause de sa maladie, il entraîne la faiblesse et la fragilité du pays. L’Algérie n’est pas une «boutika», une propriété privée, mais un grand pays qui appartient à tous les Algériens et Algériennes, lesquels doivent participer à préparer l’avenir. Le président de la République endosse trop de responsabilités, il est donc plus judicieux de revoir l’ordre constitutionnel afin de rééquilibrer et partager les pouvoirs entre toutes les institutions.

– Des journaux ont été censurés et un directeur de publication traduit en justice, comment expliquez-vous cette démarche ?

Le 3 mai dernier, à l’occasion de la Journée internationale de la liberté de la presse, les journalistes algériens ont débattu la problématique de l’ouverture de l’audiovisuel et ont parlé aussi des contraintes économiques et financières, de l’éthique et la déontologie, du monopole de la publicité, de la médiocrité du contenu, de la limitation de la liberté d’action des journalistes par les rédactions, de l’autocensure et des textes d’application du code de l’information. Mais ils ont oublié d’aborder une question que j’estime très importante : «l’imprimatur» et aussi le fait que notre pays est parmi ceux qui sont les moins respectueux de la liberté de la presse. Ce qui s’est passé avec les deux journaux démontre clairement que l’imprimatur est toujours en vigueur dans notre pays. Le pouvoir continue à considérer que les Algériens ne possèdent pas la maturité suffisante pour lire tel ou tel article. Les médias dans notre pays ne jouissent pas de toute la liberté requise, le pouvoir invente toutes sortes de subterfuges pour empêcher les journalistes algériens de s’émanciper et s’impliquer de manière efficace dans les affaires publiques et permettre aux citoyens de bénéficier pleinement du droit à l’information.

– Il y a eu aussi l’implication rapide du parquet qui a soulevé des critiques sur une autosaisine sélective…

Les voix qui critiquent l’autosaisine sélective ont entièrement raison, et dans cette affaire, le problème est plus grave, parce que les informations incriminées ont été censurées alors qu’elles n’ont pas été publiées pour que le parquet puisse les lire et décider de l’opportunité des poursuites. La seule interprétation est que le parquet a reçu l’ordre de l’autorité qui a censuré les informations, donc c’est le pouvoir politique qui a décidé des poursuites. C’est malheureux de constater que la justice est inconditionnellement soumise au pouvoir politique, au détriment de son indépendance et le strict respect de la loi. Les poursuites engagées par le parquet contre le directeur des deux journaux sont illégales et injustifiées. Les informations incriminées ont fait l’objet d’une censure préalable. En matière de délit de presse, il n’y a pas de tentative de délit, l’article 31 du code pénal est clair et stipule que «la tentative de délit n’est punissable qu’en vertu d’une disposition expresse de la loi».

La réalité prouve encore que la force prime sur la loi et non le contraire, comme il se doit. Notre justice est une justice de l’ordre public, pas une justice de vérité et d’équité. La raison d’Etat est toujours invoquée pour infléchir le cours de la justice. Elle est au service du pouvoir politique. Les dirigeants échappent à la loi, car il y a deux poids, deux mesures dans les poursuites judiciaires, selon que l’on soit un protégé du pouvoir ou non.

– La maladie du Président a éclipsé justement les scandales de corruption. Que pensez-vous de l’attitude de la justice ?

Les poursuites engagées sont en cours d’instruction et les juges ne peuvent agir ni selon la loi ni selon leur conscience, car ils n’ont aucune garantie concernant leur carrière professionnelle. L’institution judiciaire se trouve affaiblie et la justice est exercée dans un cadre où s’entrecroisent des influences et des pressions directes et indirectes, faisant du juge un simple comptable de décisions rendues. Quant à Chakib Khelil, c’est le parfait exemple du dirigeant qui échappe à la loi et bénéficie de la protection du pouvoir.

– Amnesty International vient de critiquer les pouvoirs excessifs du DRS, qu’en pensez-vous ?

Le code de procédure pénale algérien considère les officiers et sous-officiers du DRS, spécialement désignés par arrêté conjoint du ministre de la Défense et du ministre de la Justice, comme des officiers de la police judiciaire. Celle-ci en général est dirigée par le procureur de la République dans chaque ressort de cour. Elle est surveillée et contrôlée par la chambre d’accusation. Mais en réalité, ces officiers et sous-officiers du DRS qui relèvent de la police judiciaire échappent au contrôle des instances judiciaires concernées, vu la situation particulière du corps.

– L’après-Bouteflika est-il engagé, selon-vous ? Quel est le scénario ?

A mon avis l’après-Bouteflika s’est engagé en avril 2011, après la chute de Ben Ali et Moubarak. Bouteflika a bien reçu les messages du «Printemps arabe». Il est conscient que l’actuelle génération des Algériens refuse clairement la légitimité révolutionnaire et exige l’engagement dans la légitimité démocratique. Mais les réseaux bien organisés autour de la rente essaient de maintenir le statu quo et appellent à un autre mandat pour Bouteflika. Le choix du président de la République dans notre pays n’a jamais été l’affaire des citoyens, mais celle du pouvoir réel et ses laboratoires, donc il est difficile d’imaginer un scénario.

– La rue peut-elle influencer le cours des choses ?

Malheureusement, l’Algérie est caractérisée par le délitement des valeurs, l’effritement de la société et la déliquescence institutionnelle. La jeunesse algérienne est très affectée par le chômage, surtout dans les rangs des diplômés et l’Etat peine à lutter contre ce fléau. Le manque de visibilité de l’avenir, l’érosion du niveau de vie, cette crise a fait naître une génération qui ne croit plus à un changement qui viendrait par la politique. Ces jeunes ont une image négative des partis et n’ont pas l’habitude de voter. Quant aux syndicats autonomes, nés à la faveur de l’ouverture démocratique au début des années 1990, ils sont comme des clandestins. Ils sont exclus de fait des rares processus de négociations et consultation lors de l’élaboration des plans nationaux de développement économique et social, pour l’enrichissement de la législation du travail, négociation des conventions, représentation aux conseils d’administration des organismes de Sécurité sociale, etc. Je crois que l’ancien ordre social a cessé d’être viable, il est donc urgent de revoir le contrat social et de redéfinir le rôle des partenaires sociaux. La nouvelle phase de transition économique doit s’accompagner d’une vaste phase de transition sociale et culturelle et l’espace économique doit s’accompagner d’un espace social, si une synergie doit être établie entre eux, de sorte que le social ne soit pas seulement une contrainte pour l’économique mais aussi un facteur positif pour celui-ci. Si on veut lier solidement développement économique et développement social dans notre pays, un effort de cohérence est indispensable en vue de s’entendre sur l’effectivité des droits fondamentaux de l’homme, tous les droits de l’homme (économiques, sociaux et culturels) sans lesquels les droits civils et politiques perdent souvent leur signification, les uns et les autres étant complémentaires, sans la garantie et le respect desquels il n’y a pas de progrès possible. Ce qui est sûr aujourd’hui, c’est que notre système politique veut maintenir le statu quo. Heureusement, sa démarche n’a pas pu conquérir l’esprit et le cœur des Algériens, donc ils dénoncent à haute et intelligible voix et demandent le changement.
Nouri Nesrouche