En Algérie, l’impatience sociale se heurte au statu quo politique

En Algérie, l’impatience sociale se heurte au statu quo politique

Le Monde, 4 juin 2004

Réélu il y a moins de deux mois avec 85 % des voix, le président Bouteflika a reconduit un même gouvernement au programme identique. Alors que des jacqueries ont repris dans le pays et que l’attente populaire est immense, les opposants restent sonnés par leur défaite.

Alger de notre envoyée spéciale

La vie a repris son cours normal à Alger. Il est difficile de croire qu’une élection présidentielle s’est déroulée ici, il y a moins de deux mois, et qu’Abdelaziz Bouteflika a pu risquer de perdre le pouvoir. En présentant son programme, fin mai, aux députés puis aux sénateurs, Ahmed Ouyahia, le Premier ministre, a parlé de « réconciliation nationale », d’accélération de « la transition vers léconomie de marché », de la création de « deux millions demplois » et d' »un million de logements ». Un programme qui n’est guère nouveau.
L’homme de la rue, lui, ne retient qu’une chose : les caisses de l’État sont pleines comme jamais, grâce au pétrole ! Quarante et un milliards de dollars (près de 34 milliards d’euros)… La nouvelle donne des frissons. « J’ai calculé : ça fait 10 millions de dollars pour chacun d’entre nous ! raconte un étudiant, l’air gourmand. Ils ont intérêt à nous en faire profiter au plus vite ! »

Le problème du président Bouteflika pourrait bien être celui-là. L’attente populaire est immense, or, pour l’heure, rien ne change à Alger. L’équipe gouvernementale a été reconduite, presque telle quelle, dans ses fonctions. Les principaux ténors sont toujours en place. Le statu quo semble devoir prévaloir. « Les Algériens ont opté pour la continuité. Pourquoi faudrait-il tout bousculer ? », dit-on à la présidence. Dans l’immédiat, on digère la victoire. A croire qu’il n’y a pas urgence.

 » RAFFINEMENT »
Du nord au sud et d’est en ouest, les jacqueries ont pourtant repris. Tkout, dans les Aurès, Djelfa, à 300 kilomètres au sud de la capitale, Ghardaïa et Adrar, dans le Grand Sud, font partie des localités qui se sont embrasées dans le courant de mai, l’espace de deux ou trois jours, parfois plus. Chômage, logement, « hogra »(abus de pouvoir) sont toujours à l’origine de ces brusques explosions de colère. Les jeunes se comportent en hooligans, dans la rue et les stades.

Les principales figures de l’opposition restent pour l’instant tétanisées par les résultats de l’élection du 8 avril. Ali Benflis vient de regagner Alger, après un mois passé à l’étranger à se refaire une santé et panser ses blessures. S’il a été humilié par sa défaite (moins de 7 % des voix, selon les résultats officiels), le principal rival du président Bouteflika fait bonne figure. Il garde un silence de sphinx mais lâche tout de même qu’il « n’a pas perdu l’élection puisque tout a été fraudé ».

Ahmed Taleb Ibrahimi, chef du parti Wafa (non agréé), préfère lui aussi se taire jusqu’en septembre. « En 1999, on m’avait privé d’une victoire certaine. Cette fois-ci, on m’a privé d’un contact avec le peuple », glisse cependant ce nationaliste apprécié de la mouvance islamiste, évincé de la compétition électorale par le Conseil constitutionnel, sans doute en raison du danger qu’il représentait.

Pour tous ceux qui ont participé, de près ou de loin, à l’élection du 8 avril, « le crime, cette fois, était presque parfait ! », suivant l’expression de Sid Ahmed Ghozali, leader du Front démocratique (non agréé), écarté comme Taleb Ibrahimi de la compétition électorale. Tous soulignent que la mise en scène de l’élection 2004 a atteint « un degré de raffinement »jamais égalé. S’ils ne contestent pas la victoire du président sur le fond, ils se disent « stupéfaits »des 85 % des voix accordés au président Bouteflika. « 55 % au premier tour, à la rigueur, oui. Mais impossible que le président ait pu obtenir davantage », soulignent-ils, unanimes.
Pourtant, ils en conviennent aisément : l’important n’est pas de déterminer l’ampleur de la fraude supposée mais de comprendre le mécanisme qui a pu donner l’illusion d’une élection libre. « On s’est fait berner. Jusque-là, l’élection présidentielle n’était qu’un rituel, destiné à ratifier un choix fait d’avance. On s’est cru, cette fois, partie prenante du changement. Le « deal » conclu entre le président et l’armée, la clé de l’énigme, je ne l’ai pas pour l’instant », reconnaît sans détour Mohamed Benchicou, directeur du Matin.

Ce journaliste à la plume acérée, qui a mené une campagne féroce contre le président Bouteflika, avoue qu’une question le taraude depuis le 8 avril au soir : « Pourquoi donc la hiérarchie militaire a-t-elle joué ce jeu malsain ? » S’il ne s’agissait que de crédibiliser l’élection, le commandement militaire n’avait pas besoin de s’impliquer à ce point dans la manœuvre, et publiquement, soutient M. Benchicou. Pour lui, l’armée vient de ruiner sa crédibilité, et c’est là la principale conséquence de ce jeu de poker menteur. « Nous, qui avions pris sa défense en de nombreuses circonstances, notamment dans le débat du « qui tue qui », nous voilà plein de doutes à présent. Que la hiérarchie militaire ne compte plus sur nous pour faire passer ses messages à présent ! », fulmine-t-il.

 » VAS-Y, TU AS NOTRE APPUI ! »

 » Si on entre dans la logique du système, on se fait tôt ou tard piéger », analyse pour sa part Abdelhamid Mehri, ancien secrétaire général du Front de libération nationale (FLN) dans une claire allusion à Ali Benflis et à ceux qui l’ont soutenu. Pour cet homme respecté, « ceux qui étaient dans le secret des dieux étaient par définition peu nombreux. Certains n’ont jamais été dupes, d’autres l’ont été un moment. Quand ils ont compris le scénario, c’était trop tard. Il leur était difficile de faire marche arrière et d’avouer : « je me suis trompé » ».

Le scénario ? Il semble qu’il ait consisté, de la part de la hiérarchie militaire, à souffler à presque tous les prétendants à la présidence de la République : « Vas-y, tu as notre appui ! » Ali Benflis y a cru. Les autres aussi, à des degrés divers. Seul Mouloud Hamrouche, ancien chef de gouvernement et ancien militaire, a déjoué la manœuvre.

Dès le mois de décembre 2003, cet homme du sérail avait refusé d’entrer dans la danse. Il avait compris que la sécurité militaire — « le principal parti politique d’Algérie », comme le qualifie Saïd Sadi, leader du parti kabyle Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) — avait déjà opté pour le président Bouteflika et qu’elle le laisserait employer tous les moyens pour se maintenir au pouvoir. « L’Algérie a inspiré Camus, ne l’oubliez pas. Il n’y a aucun doute : Sisyphe est algérien », sourit Mouloud Hamrouche, mi-amer, mi-résigné.

Dix soldats ont été tués et 16 autres blessés, mercredi 2 juin, au cours de l’attaque la plus meurtrière subie par les forces de sécurité depuis le début de l’année, selon la radio publique algérienne. Le convoi a été pris en embuscade, en plein jour, par des rebelles armés sur une autoroute près de Bejaïa, en Kabylie. — (Reuters.)
Florence Beaugé