Le poids des «services»

L’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE AU CENTRE DE GRANDES MANŒUVRES

Le poids des «services»

El Watan, 28 janvier 2003

A aucun moment de l’histoire, un président algérien n’a été issu du libre choix de la population. Les «intermédiaires» que sont les appareils de l’Etat, les militaires et les clans politiques ou tribaux ont constamment imposé leur «préférence» aux Algériens qui durent généralement se résoudre au plébiscite, à défaut de choisir librement. Mais c’est l’armée qui a le plus pesé sur la sphère décisionnelle.

L’un et l’autre, Ben Bella et son successeur Boumediène furent la «résultante» de querelles de chefs historiques politico-militaires pour «le leadership» de la guerre de Libération. Chadli, Zeroual et Bouteflika furent désignés ou «sponsorisés» par l’armée, tout comme la structure provisoire que fut le HCE. A l’époque doyen des officiers, Chadli fut préféré à Yahiaoui et Bouteflika, deux «dauphins» de Boumediène. Ministre de la Défense d’une armée-refuge, en pleine tragédie terroriste, Zeroual «s’imposa» comme un passage obligé. Sorti de sa traversée du désert par les militaires en quête d’un «homme du consensus», Bouteflika ne put qu’être élu alors même que le scrutin a été parasité par le boycott de tous ses adversaires. Enfin, une «conjonction» d’intérêts, dans une période historique particulière, entre l’armée et des personnalités de la société civile, fut à l’origine du choix de Boudiaf. A l’inverse donc des démocraties avancées, le champ politique algérien a, de tout temps, été tributaire et dépendant de la sphère militaire, que ce soit d’une manière directe ou indirecte. Le contrôle des institutions de l’Etat par les militaires a été systématique au temps du parti unique, mais depuis l’ère du multipartisme, il a été ciblé aux structures dotées d’une mission stratégique. Auparavant, même les entreprises publiques économiques étaient sous leur surveillance directe, confiée aux «bureaux» des services de renseignement. En réalité, ce sont ces derniers qui ont eu à jouer le rôle le plus actif, redéployant depuis 1989 l’essentiel de leur mission vers la vie politique du pays, veillant au bon fonctionnement du système, surveillant l’opposition, les médias et les associations. Le domaine économique a quelque peu été abandonné notamment à la faveur de l’entrée du libéralisme. S’il n’est un secret pour personne que le «sponsoring» de Bouteflika en 1999 a été assuré par le DRS, en revanche, ce qui reste aujourd’hui du domaine du questionnement est le rôle futur de ces «services», notamment en perspective de la présidentielle 2004 : se conformeront-ils à la nouvelle ligne exprimée publiquement par le chef d’état-major de l’ANP, le général Lamari ? Celle du «désengagement total» de l’armée du sponsoring des présidents de la République. Ou tourneront-ils le dos à cette nouvelle orientation, somme toute révolutionnaire dans le pays ? Nul ne peut répondre par l’affirmative ou la négative, en l’absence de données concrètes sur une institution qui fonctionne dans l’ombre. Mais d’aucuns doutent qu’une échéance majeure pour le pays puisse les laisser brusquement inactifs et surtout dans la neutralité alors même que le danger islamiste est loin d’être totalement écarté. Reste qu’aussi influents et puissants soient-ils, les «services» ne peuvent faire cavalier seul et surtout ignorer les positions des autres corps militaires. Comme tous les autres secteurs du pays, l’armée est traversée par toutes sortes de contradictions politiques lesquelles apparaissent publiquement dans les déclarations que font les officiers en retraite et qui renseignent sur leur vivacité et leur importance. Des contradictions qui laissent supposer que Bouteflika est loin de faire l’unanimité au sein de l’armée. Fondamentalement, elles indiquent qu’est toujours d’actualité la question de l’imbrication du militaire avec le politique qui puise sa source dans la guerre de Libération et bien avant dans le mouvement national. La séparation salutaire du militaire et du politique n’est possible qu’à la faveur de progrès démocratiques réels, lesquels restent globalement assez faibles dans le pays en raison de diverses restrictions des libertés fondamentales et d’une insuffisante gouvernance des affaires du pays.

Par A. Bahmane

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Un paysage verrouillé

Par Fayçal Métaoui

A en croire son chef d’état-major, l’ANP ne veut pas, à l’avenir, «faire» des présidents de la République. L’idée a été avancée par le général de corps d’armée, Mohamed Lamari, dans une interview à l’hebdomadaire français Le Point. Au-delà du fait que cela confirme tout ce qui se dit sur «le choix» décisif des chefs militaires porté habituellement sur les candidats à la magistrature suprême, il semble que l’armée est prise par le désir de se «retirer» de la scène politique.

Lamari est convaincu que l’ANP a sauvé «les institutions républicaines». «Nous sommes revenus à notre mission constitutionnelle, ni plus ni moins», a-t-il déclaré au Point. La fin d’une époque ? En juillet 2002, lors d’une conférence de presse à l’Académie de Cherchell, Lamari avait déjà voulu «clarifier les rôles», et ce, «en dégageant l’ANP des jeux de pouvoirs dans lesquels elle s’est retrouvée mêlée, au moins de 1992 à 1999». Le consensus pour ne plus se mêler «des jeux de pouvoirs» au sein des décideurs de l’armée a-t-il été trouvé ? Est-ce l’avis du chef du DRS, Mohamed Mediène dit Toufik ? De Mohamed Touati, conseiller aux affaires de la défense du président de la République ? Rien n’est moins sûr. Depuis 1999, date soulignée par Lamari, l’Algérie est presque au même stade : des libertés suspendues, des réformes institutionnelles et économiques presque bloquées et des perspectives politiques brouillées. Le départ ou le maintien de Bouteflika au poste de chef d’Etat envahit le débat public comme une fatalité. L’état d’urgence est maintenu contre vents et marrées. Les violations des droits de l’homme reprennent au milieu du silence de «la classe» politique. Les espaces publics sont fermés à l’expression et à l’action libres. La télévision et la radio sont toujours mises sous contrôle. La population, pour se faire entendre, a recours à l’émeute et aux «barrages» dressés sur les routes. Les protestataires sont systématiquement mis sous mandat de dépôt. La représentation nationale au Parlement est mise entre parenthèses par, essentiellement, le président de la République, qui la méprise presque avec plaisir. L’opposition est réduite au silence forcé. Et la gestion de l’argent du pétrole n’obéit pas aux règles universelles de la transparence. Le pays est verrouillé. Sur tous les plans. L’Algérie est comme prise en otage entre des propos à décoder des chefs militaires et les silences bruyants du chef de l’Etat. Est-ce que le retrait de l’armée évoqué publiquement par Lamari veut dire plus «d’ouverture» pour la nation ? Prise par l’intention de neutraliser l’action terroriste elle n’y parvient toujours pas onze ans après , l’armée a mis en place des mécanismes, tant législatifs que politiques, qui ont mis hors champ les libertés démocratiques. Aujourd’hui que l’ANP veut revenir à ses «missions constitutionnelles», ces mécanismes seront-ils supprimés ? Les services secrets, entreprenant à tous les niveaux de l’action politique, se «normaliseront-ils» à la faveur du discours sur «la professionnalisation» de l’armée ? Ou est-on encore une fois devant un autre épisode de diversion à l’approche d’échéances électorales déterminantes pour le pouvoir, pas nécessairement pour la société ? «Nul n’est éternel dans ses fonctions», avait déclaré, il y a quelques mois, Mohamed Lamari dans un entretien à un journal londonien El Mouchahid Essayassi. Ce message ne semblait pas être adressé uniquement aux généraux retraitables. Le reste ? «Si des généraux en retraite ont du succès dans leurs affaires, c’est leur problème», avait déclaré Lamari au Point.