Haro sur les généraux

Haro sur les généraux

L’armée est accusée de tirer les ficelles du pouvoir. Le général Lamari, chef d’état-major, s’en défend. Une interview choc exclusive pour Le Point.

De notre envoyé spécial Jean Guisnel, Le point, N°1583 , semaine du 15 janvier 2003

Alger la blanche n’a pas usurpé son surnom… Sous le pâle soleil de janvier, la ville mouillée n’en brille pas moins d’un véritable éclat. Dans la rade splendide, des cargos énormes attendent d’entrer dans le port, dont les quais sont couverts de conteneurs multicolores. Une noria de camions les emporte on ne sait où, et ils empruntent pour quitter le port une rampe de béton du plus moderne effet. Son nom ? Le « pont des généraux », le seul sous lequel les Algérois connaissent ce monument utilitaire. Quel drôle de nom pour un pont ! « Mais, glisse un connaisseur face au béton, c’est par là que sortent toutes les marchandises dont le pays a besoin, et sur lesquelles les généraux… » Quoi ? Murmure : « Touchent… » Combien ? Entre 5 et 15 % sur les médicaments, les pneus, les machines-outils, tout ce qui s’importe. Même l’huile, le sucre et la farine, sur cette terre qui fut durant des siècles le grenier du monde antique, et durant tant de décennies celui de la France, font l’objet de commissions, affirme un opposant sous le sceau de l’anonymat. « Pas du tout, c’est beaucoup plus », conteste un homme d’affaires ayant ses entrées dans tout le Maghreb, sauf en Algérie : « Impossible, c’est trop cher, trop compliqué, une chasse gardée. 20 % ou plus de commissions, c’est insupportable ! » Alors, sur les hauteurs de la ville, dans l’enclave du ministère de la Défense, mieux gardé qu’une soute à munitions nucléaires, je repose la même question à l’un de ces hommes qui régissent le pays : il ne veut pas être cité et dément que les généraux participent à quelque trafic que ce soit, ni sur les exportations d’hydrocarbures ni sur les « flux inverses », les importations.

Calomnies des ennemis de l’Algérie, dit-il. « Quelles preuves, où sont-elles ? » s’insurge-t-il avec autant de vigueur que le chef d’état-major des armées, Mohamed Lamari, dans l’interview qu’il nous a accordée. Facile : l’Algérie n’est pas un monde à part, et ce ne sont pas les juges de ce pays qui réussiraient mieux, s’ils décidaient d’enquêter, ou s’ils le pouvaient, que leurs collègues français à la poursuite des commissions occultes dans l’affaire Elf ou celle des frégates de Taïwan. Sans aucun moyen judiciaire, sans aucune enquête indépendante, les opposants aux généraux en sont réduits aux soupçons, aux indices, aux accusations. Mais, pour les preuves, on repassera… La journaliste algérienne Salima Ghezali, ancienne directrice de l’hebdomadaire La Nation, dit en peu de mots que « la dictature consiste aussi à [nous] empêcher de voir ».

Dix ans de chaos sanglant

Alger compte douze quotidiens francophones, et encore des arabophones, qui pour la plupart assènent des accusations rabâchées contre les généraux. Microquerelles inaccessibles pour qui ne vit pas dans le bouillon de culture algérien, et simultanément expression ardente d’un désespoir face à une réalité économique simplissime : ce pays est nanti de gaz et de pétrole, mais chaque rue est pourrie de nids-de-poule, le téléphone fonctionne quand il le veut, et le chômage, la misère et la peur de la mort font fuir les enfants de sa chair sous d’autres cieux.

Alors, pour toute métaphore, on se contente d’une bien vague dénonciation de la « mafia politico-financière ». François Gèze, directeur des éditions La Découverte, l’un des chefs d’orchestre de l’opposition hors les murs, se bat bec et ongles pour donner aux opposants la possibilité de s’exprimer. C’est lui qui a édité « La sale guerre », dont l’auteur, le lieutenant Habib Souaïdia, a été poursuivi l’an dernier devant la justice française par l’un de ces fameux généraux, Khaled Nezzar, l’ancien ministre de la Défense, aujourd’hui « retraité », finalement débouté. Pour qui ne comprend pas bien l’Algérie, la lecture des minutes de ces audiences (1) est plus qu’indispensable.
Chaque partie au procès a cité le ban et l’arrière-ban. Et si les mots ont un sens, alors les paroles des opposants cités par la défense de Souaïdia sont l’expression convaincante d’une souffrance pesante, hurlant le déchirant besoin de démocratie, pleurant les 150 000 ou 200 000 morts (Mohamed Lamari, qui n’évoque que les morts identifiés, ne va pas au-delà de 52 000) depuis l’interruption du processus électoral, en 1992 ; cette opération politicienne, destinée au départ à évincer les « barbus » du Front islamique du salut, a fait sombrer l’Algérie pendant dix ans dans un chaos sanglant dont elle n’est pas encore vraiment sortie, au vu des massacres qui se poursuivent, menés aussi bien par le GIA (Groupe islamique armé) que par le GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat).
Les généraux au pouvoir appartiennent tous au groupe des « éradicateurs ». Comme leur chef d’état-major Lamari ou comme celui qui, murmure-t-on, détient le véritable pouvoir, Larbi Belkheir, directeur de cabinet du président Abdelaziz Bouteflika, ou comme Mohamed Touati, leur théoricien, surnommé « El Mokh » (le cerveau), conseiller défense du même « Boutef », ou encore comme Mohamed Mediene, dit « Toufik », le chef du terrible DRS – bras armé du régime et héritier de l’ancienne Sécurité militaire. Tous au pouvoir depuis douze ans ou plus, ils se disent convaincus que la seule voie qui s’offrait à l’Algérie n’était autre que le combat à mort entre, d’une part, les islamistes « théocratiques totalitaires » et, d’autre part, les défenseurs d’un Etat laïque et républicain. Et que, après tout, la fin justifie les moyens, sauf à admettre que l’Algérie, au coeur du monde méditerranéen, à une heure d’avion de l’Europe, devienne un refuge de barbus hystériques.

Ce qui reste de l’Algérie, selon Gèze, ce ne serait plus qu’une « république Potemkine », possédant quelques apparences d’un Etat de droit et quelques fallacieuses allures d’une démocratie : « On voit bien quel scénario jouent les généraux, augure-t-il. A terme, ils accepteraient de céder la place à des civils, qui serviraient de façade, laissant le pétrole à ce nouveau pouvoir, et gardant le reste, au prix d’une amnistie générale qui permettrait, selon eux, de faire table rase du passé. » Mohamed Harbi, historien, écrivain, et réfugié en France, confie au Point que, certes, les certificats de corruption manquent, et qu’il n’est guère possible de désigner nommément tel ou tel bénéficiaire de manière convaincante : « Ce qui compte, c’est qu’ils tiennent les principaux centres de décision.. Ils ont prétendument privatisé l’économie, mais voilà des années qu’ils se chamaillent ; ces rentiers ne veulent pas se voir léser et exigent des compensations. »

L’espoir en la France

Mohamed Harbi ne croit pas un mot de la démocratisation en marche. Pour lui, les généraux ne seraient prêts pour rien au monde à se soumettre à des représentants du peuple démocratiquement élus. A ce message que Mohamed Lamari souhaite faire passer il ne croit tout simplement pas : « Ce pouvoir doit cesser de décider qui seront ses interlocuteurs. Certainement, les solutions pour l’Algérie ne sont pas celles que proposent les islamistes. Mais si les généraux ne prennent pas ces forces en considération sur la scène politique, notre pays ne s’en sortira pas… »
D’aucuns ont longtemps pensé que le salut viendrait de France. Lionel Jospin, en son temps, avait eu des mots durs pour les généraux algériens. Ces derniers espèrent, sans y croire véritablement, un changement d’attitude de la nouvelle majorité. Ils attendaient en février la ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, qui a repoussé son voyage. Ils accueilleront Jacques Chirac pour une visite officielle en mars, fondent des espoirs sur l’Année de l’Algérie en France, mais savent aussi que, pour les dirigeants français, il n’est guère question de dîner avec eux autrement qu’avec une longue, très longue cuillère. Ils espèrent que les promesses d’aide militaire apportées en décembre à Alger, au nom de la lutte commune contre le terrorisme, par le secrétaire d’Etat adjoint américain chargé de l’Afrique du Nord et du Proche-Orient, William Burns, seront effectivement suivies d’effets.
Leur chance, si on peut l’écrire ainsi, c’est que l’Algérie constitue un élément géopolitique essentiel à la stabilité de cette partie du monde, et de l’Afrique tout entière. En réalité, la main de fer qui la tient convient à la France et aux Etats-Unis. Les équilibres, même instables, sont à ce prix. Et pour le reste, que l’Algérie règle elle-même ses problèmes, juge-t-on à Paris aussi bien qu’à Washington

1. « Le procès de « La sale guerre » », de Habib Souaïdia, La Découverte.
© le point 17/01/03 – N°1583 – Page 42 – 1426 mots