La fraude, mode d’emploi

La fraude, mode d’emploi

El Watan, 5 octobre 2005

Tous les partis politiques, tous les observateurs avisés et même le simple citoyen savent que la fraude électorale est une pratique bien ancrée dans les mœurs du régime, à tel point que, par dérision, on n’a pas hésité à la hisser au rang de constante nationale.

Tout le monde se doutait bien que le référendum du 29 septembre, à l’image des consultations précédentes, n’allait pas déroger à la règle. Mais le résultat officiel, 80 % de participation, constitue un record en la matière. Pourtant, le jour du scrutin, les militants des partis ayant appelé au boycott, les journalistes nationaux et étrangers et les électeurs ont tous noté une faible participation. Pour les grandes villes, les estimations se situent entre 20% et 30 %. Certains journalistes étrangers ont même relevé le pourcentage de participation à la clôture du scrutin, au niveau même du bureau de vote, comme ce fut le cas à Haouch Gros, localité supposée très favorable à la réconciliation : ce taux ne dépasse pas 25 %. Ainsi le taux officiel de participation correspondrait à 3 ou 4 fois, le taux de participation réel. Si le pouvoir se permet ainsi de défier l’opinion nationale et internationale, c’est que ses « laboratoires » ont mis au point une méthode imparable pour remporter tous les scrutins. La question n’est donc pas tellement de commenter le chiffre officiel de la participation mais plutôt de connaître le mode opératoire utilisé. Contrairement à une idée reçue, l’essentiel de la fraude n’a pas lieu en plein jour, lors du déroulement du scrutin ou au moment du dépouillement. En réalité, cela se passe la nuit, au moment de la consolidation des résultats au niveau communal, au de daïra et de wilaya. Au niveau communal, tous les PV des bureaux de vote sont regroupés. Un agent saisit les résultats sur ordinateur en présence des membres de la commission électorale communale. L’opération se déroule à huis clos. Ni les observateurs des partis ni les membres de la commission de surveillance des élections encore moins les journalistes ne peuvent y assister. Une fois les vrais résultats connus, on change alors les chiffres pour les rendre compatibles avec les résultats recherchés par les décideurs de l’ombre. En général, on s’arrangera pour ajouter un à plusieurs milliers de voix, sans changer les chiffres des centaines, dizaines et unités pour que le nombre soit vraisemblable. Par exemple, 7235 deviendra 17 235 ou 27 235. Cela a pour effet d’augmenter le nombre de votants de 10 000 ou 20 000. Il y a donc de nouveaux totaux pour chaque bureau de vote et pour chaque centre de vote. Il ne reste plus qu’à reporter les faux résultats sur des PV vierges, préalablement signés à blanc par les présidents de bureau et les chefs de centre de vote, pour fabriquer des faux PV, plus vrais que les originaux. Les PV originaux sont alors détruits. Le reste est un jeu d’enfants. On a même prévu d’imiter la signature des récalcitrants qui n’accepteraient pas de signer des PV vierges. J’ai été moi-même témoin de cette forfaiture dans une commune de l’Algérois lors des élections locales d’octobre 1997. Profitant de circonstances particulières, j’ai pu accéder à l’intérieur du siège de l’APC en présence de deux militants du parti et de trois journalistes et découvrir ainsi le pot-aux-roses. Suite à mes protestations véhémentes, l’un des membres de la commission communale, pris de remords, a fini par tout me raconter deux jours plus tard. Grâce à lui, j’ai pu récupérer les preuves du délit, à savoir les deux listings informatiques des résultats, l’authentique et le falsifié, et les remettre à la commission d’enquête parlementaire.e reste persuadé que cette méthode est toujours en usage et que depuis 1997, elle a dû être perfectionnée. La généralisation de l’usage de l’outil informatique facilite beaucoup le travail des fraudeurs. Il va sans dire que ce type de fraude ne peut se faire qu’avec la complicité, active ou passive, d’agents de l’Etat, et l’implication décisive de la police politique. C’est pourquoi, il ne peut y avoir ni preuves ni possibilité de recours contre ce type de fraude. Les « résultats » étant acquis d’avance, le pouvoir peut même se permettre le luxe de laisser le vote se dérouler normalement. Les observateurs présents dans les bureaux de vote pourront toujours relever des fraudes mineures, cela donnera plus de crédibilité au scrutin. Les commissions de surveillance aux différents échelons sont destinées au même but. Quant aux copies certifiées des PV fournies aux partis, elles ne sont d’aucune utilité, vu qu’aucun parti n’est en mesure de couvrir la totalité des bureaux de vote de la wilaya. Nos décideurs ont-ils conscience du tort qu’ils causent au pays en manipulant d’une manière aussi grotesque les résultats d’un scrutin sur un sujet aussi sensible que celui de la paix ? Ne savent-ils pas que tout ce qui est excessif est insignifiant ? Il est d’usage qu’un référendum sert à trancher une question lorsque l’opinion est partagée et qu’il s’avère impossible de savoir de quel côté se trouve la majorité. Mais à supposer que les résultats officiels soient authentiques, avec 80 % de participation et un oui à presque 100 %, cela veut dire que l’opinion algérienne n’est point partagée et donc que le référendum était inutile. Le pouvoir a-t-il manqué à ce point de discernement pour ne pas l’avoir compris avant le référendum ? On aurait alors fait l’économie de la campagne d’explication à sens unique et… de plusieurs dizaines de milliards de dinars qui auraient pu trouver un meilleur emploi.

Abdesselam Ali-Rachedi