Amnistie: La proie et l’ombre

Amnistie

La proie et l’ombre

Par Chaffik Benhacene, La Tribune, 2 mars 2005

Depuis le discours du chef de l’Etat devant les cadres et les syndicalistes de l’UGTA du 23 février dernier, à l’occasion de la double célébration du 24 Févier instituée dans le rite commémoratif officiel comme cadre de référence des rapports du pouvoir politique au monde du travail, il n’est pas entièrement faux de parler de report du projet d’amnistie qui occupe, depuis plusieurs semaines, acteurs institutionnels et médias. Ce report «sine die» ne prend d’autant plus de relief que ni les outils législatifs ni le contenu et les conditions de tenue du référendum projeté n’ont jamais été précisés, ni aucune proposition émanant de partie intéressée par la démarche mise en avant.En de toutes autres circonstances et pour tout autre projet, il aurait été sans doute tentant de conclure à une définitive mise sous le boisseau et assurément il faut bien se garder ici de jeter le bébé avec l’eau du bain.Les conditions dans lesquelles le président de la République avait été conduit à évoquer la question alors même qu’il était principalement attendu sur les épineux dossiers de la privatisation et en particulier de la loi sur les hydrocarbures endossée juste la veille par le Conseil des ministres ont été dûment rapportées par les médias. Compte tenu de l’enjeu et notamment de la puissante charge symbolique de l’idée même d’amnistie, il n’est pas sans signification que l’intervention inopinée du chef de l’Etat sur le sujet ait eu comme embrayeur une manière de lapsus et s’était-il d’abord adressé à une mère de victime du terrorisme comme à celle d’un disparu, la confusion illustrant à l’envi la difficulté qu’il y a à faire le tri des douleurs. Les pleurs de cette mère ont-ils été suffisamment ceux de toutes les mères algériennes pour justifier que ce qui confère, tant au plan de la forme que du timing, à une volte-face ? La question peut d’autant plus se poser que différents signes –y compris quelques fuites convenues par relais interposés- donnaient à penser que le processus était bel et bien engagé et plus que cela même puisqu’il fut aussi question d’une très proche annonce publique du contenu de la démarche présidentielle. En tout état de cause, il restera du discours du président de la République, au siège de l’UGTA, le constat que «les plaies étaient saignantes», commandaient l’urgence d’attendre et faudra-t-il peut-être mettre cette posture sur le compte de la même intuition politique qui avait fait pressentir toute la portée stratégique des politiques de pardon dont l’amnistie devait être, en Algérie, l’un des supports essentiels. Restera alors, un peu pour les exégètes curieux de l’évolution d’une pensée politique, et surtout bien plus pour les affidés soucieux d’allégeance, le soin d’interpréter et de supputer, d’une part, le sens et la portée de la fulgurante formule convoquée par le chef de l’Etat -«le peuple algérien vous vengera»- et, d’autre part, de la tonalité quasi éradicatrice qu’il avait choisi de donner à son propos dont le moins que l’on puisse relever est qu’elles jurent, l’une et l’autre, avec le politiquement correct version Belkhadem porté sur la place publique la veille même de la sortie présidentielle. La vengeance peut-elle, en effet, être au principe de la réconciliation des cœurs et des esprits ? Sur un registre plus large, le report de fait de la mise en œuvre du projet d’amnistie, pour autant qu’il ait été effectivement formalisé, pose plus de questions strictement politiques que de seul calendrier. L’incidence première du discours du 23 février est de placer en situation d’inattendu décalage les acteurs du champ politique déjà engagés pour certains d’entre eux –comme le FLN ou le RND– dans la multiplication des signes d’allégeance comme l’avaient clairement montré la session du conseil exécutif du FLN ou les cérémonies du huitième anniversaire du RND. S’il vaut, à ce propos, de relever la teneur du message du secrétaire général de ce parti et en particulier son souci déclaré que nul ne peut disputer au président de la République le mérite de l’initiative de la démarche d’amnistie, ce serait pour souligner, si besoin était, la confirmation du déplacement du socle de la décision politique vers la seule instance présidentielle. Ainsi, par touches, se met en place une forme de gouvernance quasi monarchique et l’une des dimensions collatérales du projet d’amnistie est d’en rendre les mécanismes encore plus perceptibles et par bien des aspects d’anticiper sur les éventuelles dispositions d’une révision constitutionnelle formellement toujours à l’horizon. Est-ce parce que l’adhésion des acteurs du champ politique ou à tout le moins de ceux qui ont pignon sur rue dans le dispositif du pouvoir était acquise au départ et que le sentiment prégnant était que le référendum sur l’amnistie renouvellerait le rite de la grand-messe de la relégitimation populaire que le report de fait de cet objectif politique crée une situation, par bien des côtés, inédite et peut-être lourde d’autres inflexions ? Au fond, tout se passe comme si le chef de l’Etat, forcément convaincu de l’efficience des appareils politiques au service de son action, souhaitait aller plus loin, obtenir plus que les apparences d’une adhésion et, en somme, s’assurer du réel accueil de sa démarche par la société. Comment alors et par quel biais panser les blessures encore vives, quelles thérapies collectives pourraient contribuer à l’apaisement des mémoires et tout cela se peut-il sans que, en toutes situations, les responsabilités soient dûment et clairement établies ? Toutes les expériences enregistrées de par le monde en matière de politique du pardon, qui reste la finalité politique d’une démarche d’amnistie, ont visé, sous une forme ou une autre, à répondre aux exigences de vérité et de justice portées par l’ensemble des victimes. La question pourrait ainsi être celle de savoir si la société algérienne –et au premier chef les pouvoirs publics qui en assurent l’encadrement- est éligible à cette forme de mise en procès, de libération de paroles, de témoignages parfois occultés et cette question est d’autant plus incontournable que son enjeu n’est rien moins que de choisir entre la proie et l’ombre. La volonté politique d’aller, fut-ce à pas comptés, dans cette direction, ne peut alors émaner que d’une profonde évolution à la fois des esprits mais aussi et surtout des rapports de force entre des acteurs plus ou moins intéressés à l’établissement effectif des responsabilités. Cette volonté politique est de fait, d’abord, celle du chef de l’Etat qui a pris sur lui d’avancer un projet -il est d’ailleurs notable qu’il l’ait fait avec un constant souci de prudence et en s’en remettant régulièrement au choix du «peuple souverain»- dont les prémices, au-delà de l’épisode de la grâce amnistiante, pouvaient déjà se lire dans l’élargissement de fait des deux principales figures de l’ex-FIS. Les images opportunément rappelées dans un documentaire rediffusé par une chaîne publique, il y a quelques semaines, de l’arrogance et de la détermination à «aller à la guerre» de ces deux responsables, sont de nature à émouvoir l’opinion et à réactiver les ressentiments. Pour autant qu’il y ait eu deux camps aux positions si tranchées, comment les familles des victimes peuvent-elles supporter l’impunité des uns et des autres et last but not least toutes ces tragiques dérives étaient-elles aussi envisageables sans qu’au moins une partie des acteurs sociaux -du peuple, en somme- y ait consenti sinon pris directement part ? Questions lourdes et qui peuvent commander tout le reste et ce n’est pas forcément une consolation que de relever que la mise en stand-by du projet d’amnistie peut encore plus cruellement souligner la vacuité des acteurs politiques.

C. B.