Amnistie générale: Entreprise hasardeuse

Amnistie générale

Entreprise hasardeuse

Les Débats, 13-19 avril 2005

Deux précisions importantes ont été apportées récemment au projet d’amnistie générale, qui en font quelque chose d’assez différent par rapport à la forme qu’on inclinait à lui donner sur la foi de ce qu’en disaient les protagonistes, au premier chef le président de la République, depuis que celui-ci en a lancé l’idée voilà maintenant quelques mois.

Il faut dire que le débat sur la question, s’il convient de parler de débat en l’occurrence, a surtout tourné autour des abondantes interventions médiatiques de Farouk Ksentini, qui toutes donnaient à penser que l’amnistie envisagée se traduirait par l’annulation des poursuites judiciaires relatives aux crimes commis au cours de la période caractérisée par la violence, quels qu’en soient les auteurs, qu’ils appartiennent aux groupes terroristes ou aux forces de sécurité.

Sur un point au moins, le président du mécanisme ad hoc chargé du dossier des disparitions, a été explicite : la mesure d’amnistie générale prévaudra sur toute demande de vérité, ou de justice, de quelque bord qu’elle provienne, mettant ainsi fin aux poursuites en cours, de même qu’elle autorisera l’appareil judiciaire à repousser toute plainte ultérieure portant sur des faits couverts par elle. Pour bien faire comprendre ce qu’il faut entendre par là, F. Ksentini, dont le ton péremptoire laissait penser qu’il exprimait le point de vue du président Bouteflika, expliquait qu’une commission de vérité, à l’imitation de celle qui a été mise sur pied en Afrique du Sud au lendemain de l’abolition de l’Apartheid, non seulement ne rendrait pas la vie aux victimes, mais pourrait raviver des blessures non encore cicatrisées, faisant de la sorte courir de graves risques à une paix civile fraîchement rétablie – et encore, pas sur chaque centimètre du territoire national, puisque des groupes terroristes courent toujours la campagne en semant la mort sur leur passage.

Aujourd’hui, l’on sait que ce n’est pas de cette façon qu’il faut entendre la mesure en question. Le président Bouteflika, dans son discours du 8 mars, a apporté la première des deux précisions de nature à modifier les postulats du problème, tout en le reconduisant, il est vrai, quant au fond. Une fois adoptée, l’amnistie générale, qui revêt la forme d’une loi, doit être appliquée, et cette tâche, c’est à la justice qu’elle incombe. Or celle-ci ne peut travailler qu’au cas par cas, sur plainte et sur dossier particuliers. De sorte que le fait qu’une loi existe qui a pour objet d’absoudre des crimes remontant à la crise politique ayant affectée le pays depuis 1992, ne dispensera pas les tribunaux de statuer sur les plaintes déposées par les familles des victimes. A supposer que le dossier remis au président Bouteflika le 31 mars par F. Ksentini ne comporte que des cas irrécusables, ce ne sera pas moins de 6.141 décisions de justice qui devront être prises après la promulgation de la loi d’amnistie. Les associations regroupant des familles qui se disent victimes de disparitions forcées imputables aux forces de sécurité ne manqueront sans doute pas d’exiger que justice soit rendue ; elles n’admettront pas d’autres verdicts que ceux qu’elles auraient prononcé elles-mêmes.

Un deuxième élément, au moins aussi clarificateur que le premier, a été fourni pas plus tard que jeudi dernier par le président Bouteflika, dans le discours marquant le premier anniversaire de sa réélection. Il consiste dans le refus sans appel du retour à la légalité du courant islamiste radical représenté par l’ex-FIS. Les termes employés à l’occasion par le Président pour écarter cette éventualité (“ces gens-là n’ont plus droit parmi nous qu’au pain et à l’oxygène”), jusque-là tenue pour tout à fait plausible, notamment par tous ceux qui s’employaient à la concrétiser, en en faisant la condition sine qua non pour le retour définitif à la paix civile, donneraient à penser que des négociations se déroulaient qui viennent de se rompre. La relégalisation de l’ex-Fis passait jusque-là pour une conséquence inéluctable de la mesure préconisée – quoi qu’on ait dit à cet égard, de façon explicite ou implicite. Il semblait, en effet, pour le moins illogique de vouloir s’engager dans cette voie avec résolution tout en écartant l’une de ses plus importantes implications politiques : la réhabilitation d’une des parties en conflit. On sait maintenant qu’il n’entre pas dans les intentions du Président de permettre au personnel qui dirigeait l’ex-FIS de revenir sur la scène politique légale. La réconciliation nationale ne passe pas pour lui par la réhabilitation du parti responsable de la violence.

Il faut dire que ces dirigeants intégristes n’ont jamais été pour leur part demandeur d’une mesure d’amnistie. Ce qu’ils n’ont pas cessé en revanche de revendiquer, en tout cas une fois qu’ils ont compris que leur soulèvement ne s’étendrait pas à l’ensemble du pays, contrairement à ce qu’ils avaient pensé, c’est la solution politique globale, telle que formulée dans le contrat de Rome, dans le cadre de laquelle l’amnistie générale serait une conséquence logique du rétablissement de la paix civile. Les signataires de ce contrat se refusaient cependant à prendre l’initiative d’un appel à l’arrêt unilatéral, à titre momentané, des opérations militaires, au cours duquel s’ouvriraient des négociations ; ce qu’ils voulaient, c’était que la paix soit restaurée à leurs conditions. Ce qu’ils appelaient la solution politique globale signifiait pour eux bien plus qu’une réhabilitation – qu’ils mettraient à profit pour se reconstruire politiquement, avant de repartir, mais cette fois-ci pacifiquement, à la conquête du pouvoir –, elle devait entériner une victoire militaire venant dans le droit fil du raz de marée électoral survenu des années auparavant. Pour ces dirigeants intégristes, qui ont fini par admettre qu’ils ne sont pas près de conquérir le pouvoir au moyen des armes, et qui de surcroît ne sont même plus capables d’affecter une offensive susceptible de faire illusion sur leurs forces réelles, une amnistie n’a d’intérêt que si elle leur permet de revenir sur la scène politique.

La meilleure preuve qu’il n’y a pas, d’un côté, des politiques à qui il serait impossible de prêter une quelconque responsabilité dans la violence, et de l’autre, des groupes armés sans rapport avec les premiers, mais qu’en fait les uns et les autres appartiennent au même camp engagé dans une lutte armée et terroriste, en vue d’un objectif commun, c’est leurs réactions au projet d’amnistie générale qui la donne. L’une des conditions garantissant la réussite du projet, c’est l’annonce par les groupes encore en activité, et notamment du principal d’entre eux, à savoir le GSPC – puisqu’il ne reste, dit-on, du GIA que des débris – de son abandon de l’action violente, de son acceptation par conséquent de l’offre faite. En effet, se déclarer partisan d’une amnistie générale n’a de sens que si la proposition est avant tout adressée à des groupes menant une lutte armée. Les déclarations du Président à cet égard ne peuvent pas être interprétées autrement que comme une ouverture dans une direction donnée ; ce n’est rien d’autre qu’une offre de paix. F. Ksentini n’a convaincu personne en niant qu’il en soit ainsi.

C’est un chef militaire, Hassan Hattab en l’occurrence, celui-là même qu’il est arrivé au Président de courtiser dans le passé, en lui donnant, à la surprise générale, du “monsieur Hattab”, qu’on a cru mort depuis, qui a donné suite à l’ouverture, en invitant les autorités à négocier toute l’affaire avec le dirigeant politique en lequel lui, et sûrement d’autres encore, continuent d’avoir confiance : Ali Benhadj. Qui s’est gardé, quant à lui, de rien déclarer. La reprise terroriste survenue ces dernières semaines laisse entendre que la négociation a tourné court, à supposer qu’elle ait commencé plus ou moins formellement. De toute évidence, l’offre de paix que constitue l’amnistie générale, celle-ci toutefois ne se réduisant pas à celle-là, a été jugée par ses destinataires à l’aune de la “solution politique globale, en somme de leur proposition originelle, formulée au milieu des années 1990, même si le contexte a beaucoup évolué depuis, et qu’elle a été rejetée après cet examen, en premier lieu, sinon exclusivement, parce qu’elle excluait la réhabilitation du parti dissous.

Les tenants de la violence, où qu’ils se trouvent, ou plus exactement quelle que soit leur mission particulière, militaire ou politique, savent désormais qu’ils ne vaincront pas par l’arme du terrorisme, la société algérienne et le monde ayant beaucoup changé par rapport à ce qu’ils étaient tout au long des années 1990. La plus grande réussite qu’ils puissent envisager aujourd’hui, c’est d’éviter leur complète disparition, c’est de maintenir des foyers d’insécurité épars dans le pays, en mesure peut-être d’entretenir une flambée de terreur de temps à autre, comme il semble que ce soit le cas aujourd’hui, quand le besoin se fait sentir de marquer un grand coup en manière de message politique à l’adresse du camp adverse, mais qui soit également saisissable par les franges de l’opinion restées acquises au projet théocratique. Il s’agit pour eux désormais de durer le plus longtemps possible. Ils savent, en effet, qu’aussi longtemps qu’ils seront sur la brèche, l’ordre politique qu’ils combattent ne sera pas fondé à dire qu’il a réussi à rétablir la paix totale sur l’ensemble du territoire national. Seraient-ils effectivement aujourd’hui au nombre de quelques centaines, comme on le dit, ils seraient encore en mesure de soutenir longtemps une lutte armée, d’autant plus facilement que l’essentiel pour eux consiste à faire régner un climat de terreur dans quelques endroits du pays, en massacrant toute personne tombant entre leurs mains. Une opération particulièrement sanglante commise épisodiquement suffira alors à les placer de nouveau au centre des préoccupations nationales – sinon internationales, la situation en Irak leur ayant ravi la vedette sous le rapport de la violence à outrance. En d’autres termes, le terrorisme dit résiduel, ayant dans le fait beaucoup moins à combattre qu’à communiquer, a vocation à perdurer, presque sans limite dans le temps. Il peut même faire le mort pendant un certain temps, à l’exemple du chef du GSPC, puis surprendre son monde par une attaque particulièrement atroce et meurtrière, qui le replace aussitôt sous les feux de l’actualité. Et pendant tout ce temps, le pays est comme à l’arrêt, économiquement aussi bien que politiquement, avec un horizon bouché, en butte à un ennemi insaisissable, d’autant plus difficile à combattre qu’il est numériquement dérisoire. Pour être résiduel, un terrorisme n’en est pas moins profondément préoccupant, handicapant, et dévalorisant sur la scène du monde, un chancre purulent sur le corps de la nation. Les terroristes savent tout cela.

En ces aspects, où se mêlent le politique, l’économique et le psychologique, réside précisément la force du terrorisme, ne serait-il que l’ombre de ce qu’il était auparavant. Il n’y a pas dès lors pour ses tenants de raison de mettre fin à la guerre sans la garantie qu’ils seront réintégrés dans la scène politique, et sans l’assurance qu’ils gagneront finalement au change. Et pourquoi, en effet, changeront-ils d’avis là-dessus, alors qu’ils entendent souvent le chef de l’Etat dire que le retour à la paix civile sur tout le territoire national est un préalable à tout, à la relance économique comme aux autres réformes.

Une amnistie générale qui surviendrait alors que la paix n’est pas entièrement restaurée, n’a pas, tout compte fait, beaucoup de sens. Elle ne vaudrait pas plus qu’une incantation dans les circonstances qui sont celles d’aujourd’hui. Le Président, néanmoins, a depuis le début dit clairement qu’il attendrait pour agir que les conditions soient réunies, même s’il n’a pas défini celles-ci, ni le moment où il estimerait qu’elles sont réunies. Or tout porte à penser que la paix à laquelle il tend pour sa part ne s’installera pas de sitôt, en particulier pour les raisons qui viennent d’être dites. Si d’aventure son hésitation tient plutôt au doute qu’il ressent concernant les sentiments de la majorité des Algériens sur cette question, là encore il risque d’attendre longtemps avant de le voir se dissiper. La meilleure façon d’ailleurs de savoir ce qu’ils pensent de ce projet, c’est encore de leur demander d’exprimer leur avis dans un référendum. Ce que compte faire d’ailleurs le président Bouteflika… quand les conditions seront réunies.

En fait, si le Président tient vraiment à décréter l’amnistie générale, il peut dès maintenant le faire. Une loi ordinaire suffit pour cela, nul besoin d’un référendum, s’il ne sent pas l’enthousiasme des larges masses monter vers lui, et que lui-même n’a pas grande envie de payer de sa personne, comme au temps de la concorde civile.

De toute façon, le projet d’amnistie générale, même dans l’hypothèse fort improbable d’une reddition groupée de ce qui reste de terroristes, n’emportera pas l’adhésion des concitoyens, ne ne convaincra hors du pays. L’opinion internationale, cela ne fait aucun doute, n’y verra rien d’autre qu’une auto-absolution. Elle sera d’autant plus encline à l’interpréter de la sorte qu’elle sait que les conventions internationales récusent par avance ce genre d’initiative. Quant à l’opinion nationale, comme elle ne vit plus sous la constante pression terroriste, ses principaux soucis sont aujourd’hui ailleurs. Elle appréciera la mesure en référence à ceux-ci, non pas en elle-même, ou par rapport à ce but final que représente la réconciliation. Qu’elle a tendance à considérer déjà comme réalisée, puisque la sécurité est rétablie dans la plus grande partie du pays. Or l’amnistie générale est un projet qui concerne des faits relevant du passé, auxquels elle veut justement apporter un règlement juridique définitif, tandis que l’opinion est déjà tournée vers l’avenir.

M. Habili