L’ANP, la réconciliation nationale et l’amnistie générale

Etude

L’ANP, la réconciliation nationale et l’amnistie générale

Les débats du 2-8 mars 2005

Evoquer ces deux importantes questions que sont la réconciliation nationale et l’amnistie générale sans prendre en compte la position globale de l’armée à leur propos paraît bien peu réaliste. Non pas parce que cette institution, en principe apolitique, a plus droit au chapitre qu’une autre ou qu’elle se réserve des droits de veto, par ailleurs tout à fait inconstitutionnels, mais il se trouve qu’à côté de son combat antiterroriste, elle est également au cœur du processus de démobilisation des éléments armés qui souhaitent mettre fin à leur rébellion contre l’autorité de l’Etat.

La volonté de mettre rapidement fin à un conflit fratricide en Algérie ayant immédiatement germé au sein du haut commandement militaire et ce, depuis le tout début de l’éclatement de la crise, au cours du premier semestre 1992, période à l’issue de laquelle il était possible de mesurer la gravité et l’ampleur d’un drame qui était déjà en train d’opposer des milliers de terroristes aux forces de sécurité par le fait d’élections législatives mal conçues, mal réalisées et mal gérées par un gouvernement aventurier et immature. Cette volonté de dialogue apparaîtra d’ailleurs concrètement et de façon assez spectaculaire sous la plume d’un général anonyme qui, en décembre 1992 appellera dans les colonnes du quotidien gouvernemental Es Salem “au dialogue et à la réconciliation entre tous les enfants de l’Algérie”. Aussi est-il particulièrement malhonnête que des ONG, des gouvernements étrangers et des forces politiques proches du FIS dissous accusent, tout au long de la décennie 1990, le pouvoir algérien d’avoir opté pour le “tout sécuritaire”. Une option qui n’a jamais existé que dans l’esprit de milieux particulièrement attachés à dénaturer le sens et les enjeux d’une crise destinée à détruire l’Etat national algérien.

Seulement, il faut bien préciser que si cette option fondamentale du dialogue avec l’insurrection islamiste a toujours existé, elle était évidemment accompagnée des mesures sécuritaires nécessaires au rétablissement puis au maintien de l’ordre public, gravement remis en cause par le terrorisme. Ce qui signifie que l’Etat algérien a, depuis le début, bien fait la différence, dans son approche de la crise, entre son côté politique qui doit être d’une manière ou d’une autre réglé par le dialogue et son côté sécuritaire qui doit être réglé par la répression la plus ferme de tout acte contraire à la loi. La difficulté résidant précisément dans la délimitation de la frontière entre les deux aspects du problème. Où s’arrête le sécuritaire et où commence le politique ? C’est à cette lancinante question que le pouvoir algérien aura d’ailleurs à répondre tout au long de ces treize dernières années, en s’efforçant à chaque fois d’éviter de se tromper de terrain et donc de donner l’impression qu’il cède devant la pression des groupes terroristes tout en faisant avancer la cause de la paix. La tactique utilisée par l’armée étant d’ailleurs de donner le feu vert au dialogue politique au moment où les groupes terroristes connaissent leurs plus grands échecs et au moment où les chefs du parti dissous désespèrent totalement de leur sort.

Tant il ne faut pas perdre de vue non plus que l’interlocuteur politique le plus recherché a toujours été le FIS dissous, surtout du temps de la présidence de Liamine Zeroual qui est allé jusqu’à faire libérer quelques uns des membres du madjliss echoura incarcérés à Blida avant de mettre en résidence surveillée Abassi Madani et Ali Belhadj, dont il était attendu d’eux qu’ils manifestent un meilleur intérêt pour un dialogue politique qui prenne en compte les intérêts du pays avant de ne considérer que ceux de leur parti. Dans ce cas précis, comme dans d’autres par la suite, l’armée aura joué un rôle déterminant en ce qu’elle veillera à éviter toute initiative politique qui puisse mettre en péril les institutions de la République en donnant la fausse image d’une abdication en rase campagne. Une abdication d’autant moins envisageable que sur le terrain des opérations, il n’a à aucun moment été question d’un possible débordement des groupes terroristes sur le dispositif sécuritaire national. Ni d’un point de vue strictement militaire ni encore moins d’un point de vue politique. La population ayant assez rapidement saisi les enjeux du combat en cours en refusant de soutenir les terroristes, qu’ils soient du GIA ou de l’AIS, et en basculant même assez rapidement en direction de l’Etat à travers les marches populaires gigantesques de mars 1993 et de la fin 1995.

C’est dire que l’armée a toujours été relativement à l’aise dans sa démarche réconciliatrice dans la mesure où son objectif n’a pas été de faire cesser un bain de sang parce que ce bain de sang mettait en péril l’Etat algérien en tant que tel. De ce point de vue, il est au contraire permis d’affirmer que le terrorisme a donné l’occasion à l’Etat, et à l’armée en particulier, de se renforcer considérablement aussi bien en termes de moyens et de capacités d’intervention que dans celui du contrôle de la société, avec le plein assentiment de la majorité des citoyens. Le dialogue développé dans ce contexte n’obéissant en réalité qu’à la volonté jamais démentie de l’armée de voir se résoudre une crise qui porte un tort immense à des millions d’Algériens brutalement jetés dans un conflit dont les motivations réelles n’ont évidemment jamais été d’ordre religieux, donc idéologique.

Les réformes de tous les dangers

Il ne faut pas perdre de vue, en effet, que le moment où commençait à germer l’agitation islamiste et qu’elle se radicalisait d’étrange manière était également celui où le débat autour des fameuses réformes économiques et politiques battait son plein. Plus que cela, il était surtout question du rôle et du devenir du FLN dans le nouveau paysage politique en gestation, à l’ombre d’une démocratisation et d’une libéralisation qui s’imposaient d’elles-mêmes. La bataille faisait alors rage entre les tenants d’une étatisation tous azimuts et ceux qui essayaient d’introduire de nouvelles formes de gestion appelées à faire la part belle au secteur privé et à l’investissement direct étranger. Sachant qu’une nouvelle configuration économique du pays devait inéluctablement produire une nouvelle carte politique, il n’est pas difficile d’imaginer que le FLN, le parti de l’étatisme et de la rente, n’allait pas accepter de gaieté de cœur des réformes aussi radicales, même et surtout à partir du moment où elles étaient initiées par le haut commandement militaire à travers le président Chadli Bendjedid aussi bien que son chef du gouvernement, eux-mêmes ancien officiers supérieurs de l’ANP. Cette dangereuse contradiction au sommet de l’Etat pouvait difficilement se résoudre sans un recours à la violence et sans la manipulation de la rue. Manipulations qui, dans un premier temps, donneront lieu aux tragiques événements d’octobre, et un peu plus tard, à la dérive terroriste du mouvement intégriste représenté par le FIS. Si aucune preuve ne peut-être produite, pour l’instant, de la collusion du FLN dans le déclenchement des événements d’octobre 1988 et dans le dévoiement d’une partie de la base du FIS vers le terrorisme, il est difficile de ne pas relever les énormes bénéfices, en terme de temps, qu’a retiré l’ancien parti unique du report des échéances économiques, sociales et politiques qui attendent le pays.

Les réformes qui devaient démarrer dès l’adoption de la Constitution de 1989, sont ainsi restées bloquées jusqu’à nos jours et le système de la rente et de la prédation économique est toujours en place à cause – ou grâce, c’est selon – du déferlement de la violence sur le pays.

C’est donc en partant de cette analyse et de cette intime connaissance des causes réelles du déclenchement et de l’entretien du terrorisme que l’armée a tenté, depuis le début, d’instaurer un dialogue politique susceptible de supprimer la couverture politique et idéologique de la violence pour laisser apparaître ses véritables fondements économiques et sociaux. La grande difficulté, en ce domaine, ayant été et étant toujours de trouver des interlocuteurs valables, dans les rangs des terroristes aussi bien que dans ceux du FIS. Ce qui fera d’ailleurs dire et écrire à certains auteurs malintentionnés qu’en désespoir de cause, les militaires auraient pu être tentés de fabriquer eux-mêmes leurs interlocuteurs en créant les conditions objectives aptes à favoriser l’émergence de leaders islamistes ou de chefs terroristes en mesure de participer à un dialogue sérieux et responsable. Hypothèse complètement farfelue s’il en est, lorsque nous connaissons le profil des terroristes algériens et leur particulière tendance à la pathologie criminelle, mais qui indique bien la difficulté de la tâche. Tellement difficile, d’ailleurs, que jusqu’à l’heure actuelle, le dialogue avec les dirigeants du FIS dissous reste toujours aussi aléatoire et erratique du fait d’un entêtement absolument hallucinant à revendiquer un statut politique acquis, par ailleurs, par la violence et la fraude. Et c’est un miracle si finalement il a été possible de trouver, en la personne de Madani Mezrag, patron de l’Armée islamique du salut (AIS), une personne suffisamment sensée et responsable pour admettre l’impasse du chemin emprunté par les armes. Un miracle qui n’a cependant pas été du goût de tout le monde, en cette année 1997 où les dissensions entre la Présidence représentée par Liamine Zeroual et Mohamed Betchine et le haut commandement militaire sont arrivées à un tel degré de gravité que le journal appartenant à Mohamed Betchine se met à critiquer ouvertement les accords passés avec l’AIS dans le seul souci de discréditer une ANP qui ne voulait pas de lui à la tête du ministère de la Défense nationale.

Le cadeau de bienvenue à Bouteflika

Nous imaginons alors sans peine le véritable effroi qui a saisi les militaires en constatant que la présidence de la République était en train de saboter un processus de dialogue et de désarmement de l’un des deux principaux groupes terroristes du pays. Cela ne sera peut-être pas la raison qui a provoqué la fameuse crise de l’été 1998 et qui a conduit le duo Zeroual-Betchine à la démission, mais il est indéniable que leur départ a, du même coup, débloqué la situation et permis au processus de démobilisation de l’AIS de se poursuivre dans un climat de plus grande sérénité.

Cette opposition de Zeroual et de Betchine à la reddition des troupes de Madani Mezrag et de Benaïcha est d’autant plus incompréhensible qu’ils ont été les premiers, dés l’arrivée de Zeroual au ministère de la Défense nationale, à rendre visite, en 1993, aux dirigeants du FIS dissous emprisonnés à Blida. Mais il faut aussi dire que c’est précisément là que se situe la différence d’approche entre ceux qui recherchent une solution politique avant même de régler la question des armes et ceux qui craignent qu’une solution politique sans totale maîtrise sécuritaire ne compromette gravement l’ensemble du processus de dialogue. Nous citerons à cet égard les propos d’un très haut responsable militaire qui, en commentant à notre intention la première lettre envoyée par Ali Belhadj à Liamine Zeroual en 1994, aura ces mots très crus : “S’ils cherchent un partage du pouvoir, il n’en est pas question !” On ne saura pas, jusqu’à aujourd’hui, s’il visait aussi Liamine Zeroual, mais il est certain que la même vision des choses, très pointue et très vigilante, reste de mise au niveau des instances de l’armée chargées de piloter la question du dialogue. Le volet sécuritaire et le volet politique devant aller de pair, sans que l’un ne puisse servir de prétexte à l’autre pour fausser les rapports de force et créer des équilibres factices au sommet de l’Etat. C’est donc dans cette optique qu’a probablement germé l’idée de réconciliation nationale en tant que projet global destiné à régler en profondeur la crise algérienne. Tant les lois sur la rahma et celle sur la concorde civile ont pêché par leur côté éminemment sécuritaire au détriment de l’aspect politique.

C’est donc ce projet global, dont la mise en œuvre sera confiée à Abdelaziz Bouteflika qui en appliquera une partie dès le début de son premier mandat, qui peine à voir le jour jusqu’à l’heure actuelle. Tout en sachant que la société algérienne a largement exprimé son adhésion à une réconciliation nationale qui permettra de clore définitivement un chapitre particulièrement dramatique de son histoire récente. Aussi, de larges pans de l’opinion s’interrogent-ils, à présent, sur les raisons qui font que ce projet ne soit pas rapidement exposé afin de hâter sa mise en œuvre. Perspective sérieusement compromise par le rajout surprise de l’élément “amnistie générale” qui donne tout l’air d’être une clause d’annulation déguisée, dans la mesure où la démarche de réconciliation nationale paraît lui être attachée sans que cela ne se justifie vraiment. Une sortie qui ne donne pas l’air d’être du goût d’un haut commandement militaire qui croyait enfin être arrivé au but et qui se voit obligé de subir l’humeur taquine d’une amnistie générale particulièrement volatile.

Abderrahmane Mahmoudi