Explications dilatoires

Explications dilatoires

par M. Saadoune, Le Quotidien d’Oran, 4 juin 2012

« Je dérange ceux qui regardent le futur». La formule équivoque de M. Ahmed Ouyahia – en quoi «regarder le futur» serait-il négatif ? – ne fera pas date. En revanche, quand un Premier ministre, qui a officié pendant longtemps, déclame que «l’argent maffieux commande dans le pays», on se dit que la sentence mérite d’être gravée dans le marbre.

L’homme, qui a gouverné avec rudesse, pour utiliser un euphémisme, qui a ponctionné les salaires et ouvert la chasse aux cadres – des charrettes entières de responsables intermédiaires, le plus souvent acquittés après un séjour dans la broyeuse carcérale –, livre une observation peu réjouissante de sa propre gouvernance. L’amer constat est noyé dans un discours filandreux où sa responsabilité et celle du gouvernement sont diluées dans un «échec collectif» ! «C’est un échec du gouvernement et aussi un échec collectif. Si le changement du gouvernement pouvait arranger les choses, je voterais avec les dix doigts (sic)».

L’analyse de M. Ouyahia est courte. «Le train a mal démarré en 90, lorsque l’Algérie a opté pour l’économie libérale basée sur l’importation et oubliant la production. Il faudra du temps pour que les choses changent». Voilà donc une explication discutable. Elle schématise une situation dont la dimension politique est totalement évacuée. En 90, le train avait été lancé pour une modernisation de l’économie, où le marché a sa place mais dans le cadre d’un processus de démocratisation qui devait favoriser la transparence, assurer l’indépendance de la justice et permettre à l’Etat d’exercer son rôle de régulateur. Faut-il rappeler que la mise en place par les réformateurs d’un Observatoire du commerce extérieur, au début des années 90, a déclenché l’une des plus honteuses campagnes jamais orchestrées contre le ministre de l’Economie de l’époque, M. Ghazi Hidouci ?

En cassant la marche vers la démocratie, on a bien placé le pays dans la logique d’une économie d’importation animée, dans un contexte de violence généralisée, par des acteurs opaques. Si aujourd’hui Ahmed Ouyahia affiche son impuissance et celle du gouvernement – pourtant autoritaire et grand émetteur d’ukases ! –, il faut bien en rechercher l’explication politique. Car si on tente d’éluder cet aspect primordial, c’est qu’on ne veut toujours pas admettre que la solution n’est pas de nature technique mais bel et bien politique. La réponse ne peut se situer dans les improbables bricolages que la bureaucratie s’ingénie à produire. Les bricolages sont la traduction d’un choix clairement politique, entre réponse administrative à courte vue et injustes campagnes «mains propres» ciblant des seconds couteaux de l’administration et du secteur économique, et sans jamais aller au-delà.

La bureaucratie, qui refuse que les instruments de la démocratie et de l’Etat de droit soient instaurés pour réguler dans la durée le champ économique, a clairement choisi le laisser-faire mais fait mine de «sévir» ponctuellement dans les marges. Effet de manche et, accessoirement, élimination de quelques branches desséchées par affaiblissement du parrainage au sein du pouvoir.

Le Premier ministre suggère que l’emprise maffieuse dont il fait état serait quasiment une fatalité «technique», alors même que son essence est purement politique. «J’ai mal à mon pays lorsqu’il fait dans le container», soupire Ouyahia. On a du mal à comprendre, après tant de dommages, que l’on continue à confondre l’effet et la cause et refuser d’admettre que le défaut de démocratie et d’Etat de droit est le problème, le nœud gordien de toutes les dérives que le Premier ministre déplore dans un mea culpa peu convaincant.

De ce point de vue, oui : Ahmed Ouyahia dérange «ceux qui regardent le futur» !