Les attentats d’Alger et le «degré de plus»

Anne Giudicelli, présidente de «Terrorisc», au Quotidien d’Oran

Les attentats d’Alger et le «degré de plus»

Le Quotidien d’Oran, 13 décembre 2007

par Interview Réalisée Par L’un de Nos Correspondants à Paris : S. Raouf
Familière des mondes arabe et musulman où elle a longtemps séjourné, Anne Giudicelli a créé, en 2004, «Terrorisc», une structure de consulting sur les questions sécuritaires et de terrorisme islamiste. Elle vient de publier chez «Le Seuil» «Le risque antiterroriste». Elle répond aux questions du «Quotidien d’Oran» sur les derniers attentats d’Alger.

«Le Quotidien d’Oran»: Au lendemain du double attentat qui a secoué les hauteurs d’Alger, quel enseignement en tirez-vous?

Anne Giudicelli: Le choix des cibles indique clairement une volonté de lier à la fois le «combat national» de ce groupe et l’inscription de son action dans des objectifs internationaux. En visant un site comme celui des Nations unies dans un quartier extrêmement sécurisé où sont implantées un grand nombre de représentations étrangères, des institutions algériennes et les résidences de plusieurs hauts responsables algériens, la mouvance signe un double message. Un premier message pour l’Etat et au pouvoir algériens et un second en direction de ce qui est perçu par Al-Qaida comme ses alliés et ses soutiens occidentaux.

Q.O.: Y voyez-vous une différence avec les attentats du 11 avril 2007 contre le Palais du gouvernement et un siège de la police judiciaire à Bab Ezzouar?

A.G.: Elle tient à la façon dont la double frappe de mardi a été menée. Il est certain que, pour pouvoir accéder à ces lieux hautement surveillés et trouver des brèches sécuritaires, il faut bénéficier de moyens de renseignements. Certes, le 11 avril dernier le Palais du gouvernement -site sécurisé s’il en est- a été durement touché. Dans le cas des attaques du 11 décembre, il y a un «degré de plus» à la fois dans les capacités de renseignements qu’une telle opération nécessite et l’ambition du projet. C’est-à-dire viser deux lieux simultanément.

Q.O.: Au travers de l’édifice de l’ONU, s’agit-il d’un choix ciblé à la manière de ce qui s’est fait en Irak?

A.G.: Absolument. C’est ce qui m’a frappée en apprenant que l’édifice qui abrite la représentation du Haut commissariat aux Réfugiés et celle du PNUD figurait sur les lieux des attentats de mardi. Cela m’a rappelé l’attentat d’août 2003 qui a pulvérisé le site de l’ONU à Baghdad. Est-ce que ça souligne pour autant une tendance à l’«irakisation» de la mouvance «jihadiste» algérienne? La question se pose à la vue du choix des cibles et, surtout du mode opératoire (attaques suicides et simultanées).

Q.O.: Comparativement aux attaques des GIA et du GSPC, celles revendiquées par la «Qaida au Maghreb islamique» ne sont pas précédées de menaces. Du moins la plupart d’entre-elles.

A.G.: Dans l’esprit de la «Qaida au Maghreb islamique», l’objectif ne consiste pas à prévenir et à dire «nous allons frapper à tel endroit». Ils déploient des actions tous azimuts. A s’en tenir à ce qui se raconte sur les forums de la «Qaida au Maghreb islamique», les attentats du 11 avril 2007 contre le Palais du gouvernement et le commissariat de Bab Ezzouar avaient suscité beaucoup de réticences, des réserves, en tout cas, chez des sympathisants et militants de la mouvance algérienne. On a lu des opinions de type «vous n’êtes pas différents des GIA, vous vous en prenez aux civils». Dans ses réponses, la mouvance avait parlé d’effets collatéraux dans son «jihad». En mettant en garde, tout se passe comme s’ils poussent les gens à prendre position, à faire des choix.

Q.O.: Dans sa première déclaration à chaud quelques minutes après le double attentat du 11 décembre, le ministre algérien de l’Intérieur a invité la population à la vigilance.

AG.: Un tel propos m’a frappé aussi. J’ai constaté que, contrairement aux réactions officielles qui avaient suivi les attaques du Palais du gouvernement et de la banlieue-est d’Alger, le discours semblait un peu fataliste. Une sorte de «on ne peut pas faire plus que ce qu’on fait déjà». C’est un peu contradictoire au regard des déclarations antérieures. Quelles voix faut-il entendre dans la bouche des officiels? Faut-il entendre la voix habituelle qui insiste sur un terrorisme résiduel? Ou celle, datant de mardi, suggérant la vigilance comme parade? Dans ce registre, il me semble que le discours officiel algérien reste apparemment contradictoire face aux problèmes sécuritaires que pose ce groupe-là.

Q.O.: Depuis le 11 avril 2007, une nouvelle donne a surgi: l’avènement de l’attentat suicide, un mode absent au plus fort du terrorisme des années 1990. Quid de la parade pour la spécialiste sécuritaire que vous êtes?

A.G.: Tout compte fait, l’Algérie se retrouve en butte au même casse-tête sécuritaire auquel sont confrontés les pays européens. Qu’il s’agisse des attentats de Madrid, Londres et des menaces visant les autres contrées européennes, les préoccupations sont similaires. Comment faire pour réussir l’infiltration de ces groupes? Comment faire pour récolter en amont des renseignements et être capables de prévenir une action? Comment faire en sorte que les méthodes de recrutement de la mouvance puissent être jugulées, mises en échec? Tout cela renvoie comme d’habitude -l’Algérie n’est pas différente des autres pays exposés au terrorisme et à l’activisme- aux sources du phénomène. La malvie juvénile, son exposition aux discours «jihadistes».

Dans un document récent d’Al-Qaida, des jeunes expriment leur fierté d’être recrutés par la mouvance. Le recrutement, c’est une donnée constante, se fait dans des couches jeunes -très jeunes même-, urbanisées, qui sont la proie des personnes qui président aux destinées de la mouvance. Une réponse sécuritaire pure ne peut pas suffire. Un travail de fond, de surveillance sociale s’impose pour essayer de faire en sorte que les jeunes ne se sentent pas attirés par ce type de rhétorique.

Q.O.: La double attaque du 11 décembre s’inscrit-elle dans la mise en oeuvre d’une stratégie «Al-Qaida au Maghreb islamique» ou comme la réaction d’une mouvance sous pression militaire et policière?

A.G.: C’est un peu des deux. Il y a toujours ce face-à-face permanent entre des services de sécurité en pleine offensive et une mouvance qui ne veut pas baisser les bras. Une sorte de surenchère entre les succès remportés par les services de sécurité algériens sur le groupe et le groupe qui réagit, histoire de montrer que les coups répétés ne lui ont pas fait suffisamment mal pour l’anéantir. En l’occurrence, le groupe est durement touché, mais il n’empêche pour préparer une double attaque similaire à celle de mardi, il faut une certaine sérénité.