Pr. Mohand Issad à propos du rapport sur la réforme de la Justice

Pr. Mohand Issad :

Le rapport sur la réforme de la justice a été enterré et le président en est en partie responsable

Les juges qui font preuve de courage sont sanctionnés

El Khabar, 9 juillet 2007

Professeur Mohand Issad a fait, avec amertume, un constat négatif quant au sort du rapport sur la réforme de la justice soumis au Président Abdelaziz Bouteflika depuis sept ans. Il dit que le rapport a été négligé et le président en est responsable dans une certaine mesure. Dans une interview avec le jurisconsulte dans son cabinet à la Place des Martyrs à Alger, El Khabar a soulevé le statu quo du système de la justice à propos duquel Maître Issad dit qu’il ne représente pas une source de fierté. Le président de la commission d’enquête sur les évènements du Printemps Berbère de 2001 a évoqué d’autres questions telles que la performance des tribunaux militaires qu’il a appelé à supprimer car « ils ne sont pas au service des militaires eux-mêmes ».

El Khabar : Quel sort a été réservé au rapport sur la réforme de la justice que vous aviez été chargé d’élaborer, sept ans après l’avoir soumis au Président de la République ?
Pr. Issad : Je n’en sais rien. Tout ce que je sais et ce que vous constatez, vous les journalistes, que le système de la justice est loin de suivre les recommandations du rapport.

El Khabar : Un avocat a rapporté qu’il vous a entendu dire que le rapport a été enterré. Qu’est-ce que vous en dites ?
Pr. Issad : Je ne me souviens pas l’avoir dit. Mais tant que c’est le constat d’un avocat qui plaide quotidiennement, je suis de son avis.
Pour revenir au sort du rapport sur la réforme de la justice, je ne peux qu’être horrifié et peiné des condamnations prononcées à l’encontre des accusés, que la presse publie au quotidien. Je ne peux pas être fier de la justice de mon pays lorsque je vois ce grand nombre de mandats de dépôt et mandats d’arrêt internationaux.

El Khabar : A qui est due cette situation ? Et qui en est responsable ?
Pr. Issad : Pour ne mettre quiconque dans l’embarras, je dirais l’Etat.

El Khabar : Est-ce que le Président Bouteflika est responsable puisqu’en effet c’est lui qui vous a chargé d’élaborer le rapport et c’est lui le dépositaire du même rapport ?
Pr. Issad : Il en est certainement…mais pas tout seul, il y a des institutions qui se partagent cette part de responsabilité.

El Khabar : Le barreaux des avocats a contesté « la négligence » des droits de la défense dans le rapport de la réforme de la justice, bien entendu, l’une des raisons de la grève du mois dernier…
Pr. Issad : Vous avez bien fait de soulever cette question. Depuis l’indépendance, les avocats n’ont organisé aucun mouvement coordonné à l’échelle nationale. La grève qu’ils avaient entamé à cause des difficultés qu’ils rencontrent lors de leurs missions reflète bien une réalité : la réforme que nous avons recommandé n’a pas été prise en considération, et le constat qui nous interpelle aujourd’hui est que nous n’avons point réalisé l’objectif escompté après sept ans de l’élaboration du rapport. J’aimerais ajouter une petite remarque : la réforme de la justice ne se limite pas au fait d’édicter les lois… et ceci ne figure pas parmi les recommandations du rapport. Cependant, nous avons insisté sur la nécessité d’éviter l’amalgame entre la justice et le fait de faire l’inventaire des affaires statuées par les cours de justice. L’important ce n’est pas de traiter les dossiers d’un point de vue statistique, nous aspirons à une justice de qualité non de quantité.

El Khabar : Le rapport a appelé le ministère de la justice à ne pas se mêler des affaires du juge sauf pour ce qui est des actions publiques ainsi que le pourvoi en cassation qui relève bien sûre des prérogatives des procureurs généraux. Comment évaluez-vous l’indépendance de la justice ?
Pr. Issad : L’indépendance de la justice n’est pas seulement une bannière levée par la société civile et la presse, on ne peut parler d’indépendance que lorsqu’il y a une parfaite confiance dans le système juridique. Or on constate tout à fait le contraire, sur ce, je m’adresse au pouvoir politique pour qu’il veille à garantir l’équité des jugements rendus par la justice.

El Khabar : Ne pensez-vous pas que les juges ont leur part de responsabilité dans la question de leur autonomie par rapport au ministère de la justice ?
Pr. Issad : Le juge n’est qu’un employé relevant d’une tutelle, il souffre comme tous les algériens d’un salaire bas et de la crise du logement, et il est soumis à de fortes pressions. C’est pour cela que je ne peux pas lui exiger une justice équitable, juste et impartiale, je demande ça au pouvoir politique. Par contre, je lui demande de faire preuve de courage, or ceux qui le font seront sanctionnés.

El Khabar : vous avez cité dans votre rapport la composante humaine défaillante des juges, et vous avez dit que la plupart d’entre eux ont besoin de formation et de recyclage. Qu’en est il de leur situation après sept ans de l’élaboration du rapport ?
Pr. Issad : Il n’y a eu point de changement, l’aboutissement est toujours la licence en droit, alors qu’en réalité ce diplôme même a besoin d’être réhabilité et adapté.

El Khabar : Toutefois, des délégations de juges se déplacent périodiquement à l’étranger pour des sessions de formation…
Pr. Issad : ça ne veut absolument rien dire, quelle est l’utilité d’envoyer des juges pour des formations aux Etats-Unis alors que les deux systèmes juridiques n’ont aucun point commun.

El Khabar : Que pensez vous du rôle de la Cour Suprême et du Conseil d’Etat dans la mise en œuvre de la loi ?
Pr. Issad : Je dirais seulement que ces deux institutions peuvent mieux s’acquitter de leurs missions, il en va de même pour les autres secteurs tels l’université, l’école et la presse, et pour ce faire il faut qu’il y est l’atmosphère et le cadre appropriés.

El Khabar : Que pensez vous de la mise en place des pôles judiciaires ?
Pr. Issad : Durant toute ma carrière, je n’ai jamais pris connaissance de la manière dont fonctionnent de tels pôles, donc je ne peux pas en juger et je ne sais même pas ce qu’on entend par ce concept.

El Khabar : Le rapport mentionne une recommandation de révision de l’ordonnance de 1972 régissant la justice militaire afin de garantir l’indépendance des juges du ministère de la défense nationale MDN de nature à préserver les droits des justiciables. Est-ce que la recommandation a été prise en considération ? Et pourquoi ce texte de loi est-t-il resté le même malgré les mutations qu’a connu le pays depuis 1972 ?
Pr. Issad : Nous avons recommandé davantage d’ouverture pour la justice militaire afin de préserver le droit de la partie civile du litige. La révision des textes de loi régissant la justice militaire est avantageuse pour les militaires eux-mêmes qui comparaissent devant le juge. Il n’est pas concevable que pour plaider devant un tribunal militaire l’avocat doit être agrée près d’une cour militaire, je ne peux accepter cela en tant qu’avocat agrée près la cour d’Alger. En plus, bien des pays ont supprimé les tribunaux militaires car les juges civils ne sont pas moins nationalistes que les juges militaires et peuvent présider des procès tout comme leurs homologues, pourquoi donc les garder ? Vous avez dû remarquer aussi que les séances d’audiences se tiennent à huis clos ce qui n’est pas bénéfique pour le prévenu militaire et l’image du pays et des militaires également.

 

09-07-2007
Par Hamid Yes/ Traduit par N. K