La justice française est saisie de l’affaire des moines de Tibéhirine

La justice française est saisie de l’affaire des moines de Tibéhirine

Le Monde, 10 décembre 2003

La thèse de l’assassinat par le GIA algérien, au printemps 1996, est mise en doute.
L’affaire des moines de Tibéhirine resurgit. Huit ans après l’assassinat des sept religieux français de la communauté de Tibéhirine (à moins d’une centaine de kilomètres d’Alger), des membres de la famille de l’un d’entre eux ainsi que le Père Armand Veilleux, numéro deux de l’ordre cistercien, devaient porter plainte contre X… et se constituer partie civile, mardi 9 décembre à Paris, auprès du doyen des juges d’instruction, pour « enlèvement », « séquestration », « assassinat ».

Si les familles ont attendu si longtemps avant de s’adresser à la justice, c’est « parce qu’elles avaient un sentiment d’impuissance face à une affaire opaque qui les dépassait », explique leur avocat, Me Patrick Baudoin. C’est aussi, ajoute-t-il, sybillin, qu' » ils n’ont pas été encouragés à le faire » (sous-entendu, par les autorités françaises).

Officiellement, l’assassinat des moines est une affaire limpide qui ne prête pas à controverse. Enlevés dans la nuit du 26 au 27 mars 1996 par des membres du Groupe islamique armé (GIA) aux ordres de leur chef, Djamel Zitouni, les sept hommes ont été exécutés deux mois plus tard environ par pur fanatisme. Un communiqué de Zitouni revendiquant l’enlèvement signait le crime.

Ce n’était d’ailleurs pas la première attaque contre des étrangers. Trois ans auparavant, douze Croates avaient été assassinés à proximité du monastère. En 1994 et 1995, plusieurs religieuses et religieux connaissaient un sort identique à Alger et en Kabylie.

ENLÈVEMENT MANIGANCÉ

Dans un tel climat, pendant des années, personne n’a songé à contester la thèse officielle. Mais le contexte a changé. La publication de plusieurs livres, les témoignages d’anciens militaires et de responsables des services de sécurité algériens, les confidences d’islamistes repentis ont convaincu des proches des religieux de sortir de leur réserve et de demander que la lumière soit faite sur cet épisode douloureux de la guerre civile algérienne.

Le fait est qu’une autre vérité, encore fragmentaire mais étayée, est en train d’émerger, qui met à mal l’explication officielle. Elle n’est pas faite pour plaire aux autorités algériennes.

Exposée par le Père Armand Veilleux dans les colonnes du Monde (24 janvier 2003) et reprise pour l’essentiel dans les quinze pages de la plainte déposée devant la justice, elle dessine un tout autre scénario : les religieux, qui avaient accepté de soigner des islamistes, ont été victimes d’un enlèvement manigancé par les services de sécurité algériens et qui a mal tourné. Il s’agissait « non pas de tuer les moines mais de les forcer à quitter l’Algérie après les avoir libérés quelques jours après leur enlèvement, ce qui a, en outre, servi à redorer le blason – des services algériens – auprès des autorités françaises », peut-on lire dans la plainte.

Djamel Zitouni était une pièce centrale du dispositif. Le chef du GIA, assure le document transmis par Me Baudoin, était selon toute probabilité manipulé par les services algériens depuis 1994. Mais l’affaire a finalement dérapé parce qu' »une autre branche du GIA », non infiltrée par les autorités celle-là, aurait réussi à rafler ses otages à Zitouni dans des circonstances mal élucidées.

Les plaignants avancent toute une série d’arguments à l’appui de leur thèse. Certains tiennent aux invraisemblances de l’explication officielle, d’autres relèvent de l’analyse de la littérature « officielle » du GIA, d’autres enfin à la personalité énigmatique de Djamel Zitouni (il aurait été tué par son groupe en juillet 1996, quatre mois après l’enlèvement des moines).

Quel a été le rôle des autorités françaises dans le drame ? Entre les déclarations catégoriques du président Jacques Chirac (« Nous ne négocierons pas ») et les visites à Alger de Jean-Charles Marchiani, un proche du ministre de l’intérieur d’alors, Charles Pasqua, la vérité se dérobe. « La suspicion serait moindre si l’Etat français avait demandé l’ouverture d’une information judiciaire après le meurtre de sept de ses ressortissants. J’espère que cette fois la justice française témoignera de sa volonté d’aboutir », conclut Me Baudoin.

Jean-Pierre Tuquoi

• ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 10.12.03

Voir aussi

 L’affaire Tigha et des moines de Tibhirin