Moines de Tibéhirine: un chef de la DGSE évoque des documents inédits

Moines de Tibéhirine: un chef de la DGSE évoque des documents inédits

Fabrice Arfi , Fabrice Lhomme, Mediapart.fr, 28 mars 2011

Après les documents disparus, les documents cachés. Interrogé le 15 mars par le juge antiterroriste Marc Trévidic, l’ancien chef de poste à Alger des services secrets français (DGSE), Pierre Le Doaré, a fait comprendre au magistrat que le gouvernement lui avait caché plusieurs rapports classifiés dans l’affaire des moines de Tibéhirine, selon le procès-verbal de son audition dont Mediapart a pu prendre connaissance.

L’espion à la retraite a en effet indiqué au juge que seules des notes de synthèse de la Direction générale des services extérieurs (DGSE), rédigées depuis Paris, lui avaient été communiquées par les autorités françaises, alors que l’antenne d’Alger de la DGSE, que Pierre Le Doaré a dirigée de 1994 à 1996, avait produit plusieurs rapports «à chaud» sur l’affaire des moines de Tibéhirine.

Les moines de Tibéhirine Les moines de Tibéhirine© DR Aujourd’hui à la retraite, Pierre Le Doaré, 68 ans, a quitté son poste fin juin 1996, soit un mois après le tragique dénouement de l’enlèvement des sept ecclésiastiques français du monastère de Tibéhirine, situé à 90 km au sud d’Alger.

Tombés aux mains des Groupes islamistes armés (GIA) dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, les religieux ont été tués deux mois plus tard – la date exacte n’est pas connue. Seules les têtes des moines ont été retrouvées le 30 mai, certaines dans un sac suspendu à un arbre, au bord d’une route.

Sous l’impulsion du juge Trévidic, qui a récupéré en 2007 l’affaire après le départ de la magistrature de son prédécesseur contesté, Jean-Louis Bruguière, l’enquête judiciaire a radicalement changé d’orientation.

D’une part, l’attaché militaire de l’ambassade de France à Alger au moment des faits, le général Buchwalter, a révélé au juge, le 25 juin 2009, que les sept religieux français n’avaient pas été assassinés par les terroristes des GIA, mais sans doute tués à la suite d’une bavure de l’armée algérienne.

D’autre part, le juge a recueilli plusieurs éléments nouveaux pouvant laisser penser que deux dignitaires des GIA, Djamel Zitouni et Abderrazak El-Para, soupçonnés d’avoir fomenté et participé au rapt des moines, étaient en réalité manipulés par l’appareil sécuritaire algérien.

Des documents toujours au secret

Ces avancées dans l’enquête judiciaire ne sont pas étrangères à la crispation des relations diplomatiques entre l’Algérie et la France, dont il est désormais établi que cette dernière n’aide pas la justice de son mieux pour faire prospérer les investigations, comme Mediapart s’en déjà fait plusieurs fois l’écho.

Le témoignage de Pierre Le Doaré en fournit un nouvel exemple. Durant son audition, l’ancien chef de poste de la DGSE a été confronté aux documents des services secrets que le gouvernement français a déclassifiés ces derniers mois à la suite d’une requête du juge.

Après avoir présenté au témoin plusieurs notes de la DGSE, le magistrat a interrogé: «Etes-vous le rédacteur de l’un de ces documents ou, tout au moins, l’un des documents provient-il du poste DGSE à Alger ?» L’espion a répondu: «Non, dans ce que vous m’avez montré, rien ne vient de moi et du poste d’Alger. Il s’agit de fiches d’exploitation faites à Paris.»

Or, M. Le Doaré avait préalablement expliqué au juge que plusieurs rapports avaient été émis du poste d’Alger durant l’affaire des moines de Tibéhirine. Aucun n’a donc été versé à la procédure. Pour quelles raisons ?

Pierre Le Doaré a notamment assuré au juge avoir rédigé un rapport après avoir rencontré à l’ambassade, le 30 avril 1996, un émissaire des GIA venu apporter une preuve de vie des moines détenus, en l’occurrence un enregistrement de la voix des religieux et un message de «l’émir» des GIA, Djamel Zitouni. Selon des informations recueillies par le juge, l’émissaire en question serait un certain Mustapha Abdallah, un ancien… agent de l’ambassade de France à Alger, dont le dossier a mystérieusement disparu.

Ancien chauffeur à l’Agence française de développement (AFD) d’Alger, Mustapha Abdallah est par ailleurs le frère de l’un des terroristes tués par le GIGN au cours de l’assaut donné en décembre 1994 lors du détournement d’un Airbus entre Alger et Paris.

Pierre Le Doaré a assuré au juge ne pas savoir si l’émissaire des GIA qu’il a rencontré et Mustapha Abdallah ne faisaient qu’un, précisant – chose pour le moins surprenante – qu’aucune enquête de vérification ne lui avait été demandée dans ce sens.

«Il a sorti différentes choses de sa sacoche. Il y avait la lettre et la cassette»

En revanche, l’ancien chef de poste de la DGSE a raconté dans le détail comment sa rencontre avec ce mystérieux émissaire s’était déroulée :

1. «J’étais à mon bureau. Je devais recevoir une dame vers 11 heures avec un nom français. C’était l’ambassadeur qui me l’avait demandé. J’ai eu un coup de téléphone du consulat qui m’informait qu’une personne du GIA était là (…) Je me suis trouvé en présence d’un jeune un peu nerveux qui disait être membre du GIA.»

1. «J’ai discuté avec lui dans une pièce du consulat avec un gars qui appartenait à la DGSE mais pas au poste. J’ai dû demander à l’émissaire pourquoi il en avait contre la France. Il m’a dit que c’était parce qu’on vendait des armes au “taghout” (le tyran). Je lui ai dit que ce n’était pas vrai et il m’a répondu qu’on donnait de l’argent et qu’avec l’argent ils achetaient des armes. Je lui ai dit que l’on contrôlait l’usage qui était fait de l’argent qu’on donnait.»

1. «Il était très excité. Je lui ai demandé pourquoi il était là. Il a sorti différentes choses de sa sacoche. Il y avait la lettre et la cassette. Il m’a dit qu’il avait besoin d’un récépissé qui justifiait qu’il avait accompli sa mission et d’un contact téléphonique à Paris avec un émissaire, soit diplomate ou journaliste (…) L’émissaire m’a dit qu’il ne fallait pas qu’il soit arrêté par la police sinon les moines étaient morts et il m’a également dit qu’il avait un rendez-vous quelque part dans la banlieue d’Alger. Il fallait qu’il soit vu à cet endroit à 14 heures car sinon c’était le signe que sa mission n’avait pas réussi.»

1. «De ce fait, nous l’avons embarqué dans la voiture blindée. Il était sur le siège arrière avec mon adjoint et je conduisais. Il y avait un passager avant droit, le gars de la DGSE qui était avec moi au consulat (…) Il a choisi l’itinéraire et nous l’avons déposé dans un endroit très populeux. Il était à l’heure. Normalement, ça devait marcher mais mon poste n’a jamais sonné, ni celui de Paris d’après ce qu’on m’a dit. Ce n’était pas normal. Je n’ai plus eu de nouvelles de cet émissaire.»

Hormis ce récit détaillé, Pierre Le Doaré s’est montré incapable devant le juge de livrer la moindre information sur le fond du dossier, que ce soit au sujet de l’identité des commanditaires de l’enlèvement des moines, de celle des auteurs de leur assassinat ou une éventuelle appartenance de certains dignitaires des GIA aux services officiels algériens.

Il a seulement indiqué au juge que le général Buchwalter, qu’il côtoyait à l’ambassade, ne lui avait jamais transmis aucune information sur une bavure de l’armée algérienne qui aurait été à l’origine de la mort des moines.

«On se connaît bien, c’est un ami, on a échangé des propos sur les moines mais il ne m’a pas fait part d’une bavure de l’armée algérienne. Je ne sais pas à quelle date il a pu recueillir ses informations. Je suis parti à la fin du mois de juin. Il y a eu une période de deux ou trois semaines de passation de consignes. Je ne sais s’il m’aurait donné cette information dans l’hypothèse où il l’aurait eue alors que j’étais encore présent», a indiqué M. Le Doaré.

Interrogé sur le fait que seules les têtes des moines avaient été retrouvées, l’ancien chef de poste de la DGSE a également affirmé: «Normalement, le GIA égorge. Quand on coupe la tête, ça veut dire qu’on n’ira pas au paradis.»

 

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