Miloud Brahimi: «Les magistrats ont peur»

Miloud Brahimi, avocat et défenseur des Droits de l’Homme

«Les magistrats ont peur»

Propos recueillis par Abla Chérif, Le Soir d’Algérie, 28 août 2016

L’institution judiciaire subit de sévères critiques depuis un certain nombre de mois. Avocats, défenseurs des droits de l’Homme et même magistrats dénoncent l’existence d’une situation qui porte souvent atteinte aux libertés individuelles.

Dans cet entretien, Me Miloud Brahimi, ténor du barreau algérien où il plaide depuis quarante années, décortique pour nous le mécanisme, situe les responsabilités et appelle les autorités compétentes à mette fin aux dénis de justice.

Le Soir d’Algérie : Pour la première fois de votre carrière, vous vous êtes déconstitué dans l’affaire de l’ex-PDG de la Cnan estimant qu’il s’agit là d’un déni de justice. Que se passe-t-il exactement dans ce dossier ?

Me Miloud Brahimi : Il se passe que l’intéressé est détenu depuis quatre ans et demi pour «infraction économique», c’est-à-dire pour des raisons carrément inexistantes dans le droit classique, les pays normaux et les Etats de droit. Je m’explique. La gestion économique comme la gestion politique, administrative ou judiciaire est ce qu’elle est, mais obéit à des règles. On peut être un bon ou mauvais gestionnaire, administrateur, politique ou avocat, mais ceci n’est pas du ressort des tribunaux. Malheureusement, il se trouve que l’Algérie est régie par une législation (en matière économique) qui a montré ses limites et dans laquelle nous nous débattons à ce jour. Dès son accession à l’indépendance, notre pays a opté pour le système socialiste et adopté (naturellement) une législation d’inspiration soviétique relative à la gestion de l’économie nationale.
L’affaire de l’ex-PDG de la Cnan est un cas absolument caricatural. A l’origine, il avait été poursuivi pour un certain nombre d’infractions parmi lesquelles «détournement de deniers publics, trafic d’influence et association de malfaiteurs».
Or, il a obtenu un non-lieu pour tous ces chefs d’inculpation. Il a donc été prouvé qu’il n’est ni trafiquant, ni voleur, ni malfaiteur. On lui a ensuite collé un autre chef d’inculpation qui est la «dilapidation de deniers publics». La dilapidation des deniers publics est une création prétorienne.

Nous la devons à la jurisprudence… Elle n’a rien à voir avec le législateur ni la volonté du peuple. Que veut dire «dilapidation de deniers publics» ?

Je vais tenter d’être plus clair. Ce texte relatif au détournement et à la dilapidation nous l’avons emprunté au droit français, comme la plupart des textes sur lesquels nous fonctionnons d’ailleurs, et en droit francais on sanctionnait ceux qui «dissipent (ou détournent) les deniers publics». En 1993, il n’y a pas très longtemps donc, les Francais ont conclu que les termes «dissiper» ou «détourner» étaient équivalents et ont annulé la première terminologie (dissiper) et n’ont gardé que le second (détourner). Sont par conséquent poursuivis les auteurs de détournement de l’argent de l’Etat.
En Algérie, tout a cependant tourné autrement. Le mot francais «dissiper» a été traduit par «tabdid» ; une fois traduit en francais, ce terme est devenu «dilapidation». Et voilà que l’article 29 fonctionne sur ce principe et ces deux mots se retrouvent, curieusement, dans le même article. Ce n’est pas sérieux. Surtout qu’à ce jour, on ignore ce que veut dire le mot dilapider : est-ce gaspiller, est-ce faire preuve de négligence ? En tous les cas ce n’est pas détourner puisque l’ex-PDG de la Cnan a obtenu un non-lieu pour le «détournement». Mais on lui garde le mot «dilapider». On continue donc à se débattre dans ces affaires de délits économiques qui ont, soit dit en passant, toujours fonctionné sous une approche politique.

C’est-à-dire ?

Il ne faut pas perdre de vue que la première fois, la campagne contre les cadres de la nation a eu lieu au début des années 1980. Le président Boumediène décédé, son système fut remplacé par un nouveau. Très vite on a découvert que cette prétendue campagne «d’assainissement» et «anti-corruption» était en fait une campagne de «déboumediénisation». De hauts cadres ont été mis en cause en raison de leur proximité ou leur appartenance au système Boumediène.
La seconde campagne féroce est survenue au milieu des années 1990. A ce moment on a entendu dire qu’on voulait favoriser la privatisation des entreprises, et les cadres gestionnaires des sociétés nationales en ont fait les frais. Il y a quelques années est arrivée cette campagne dans laquelle on se débat encore.
A ce jour, nous ignorons à quoi elle correspond. Des cadres supérieurs de l’Etat ont d’ailleurs récemment condamné cette opération contre les cadres gestionnaires en disant qu’ils avaient été injustement poursuivis et détenus avant d’être relaxés.
La question que je pose est de savoir pourquoi cette dénonciation n’est pas valable pour l’ex-PDG de la Cnan ? Il est venu remplacer Koudil Ali, l’autre PDG qui était en détention. Il a fait quatre ans de prison avant d’être acquitté. Cette leçon n’a malheureusement pas suffi aux responsables qui s’acharnent dans des poursuites. Aujourd’hui, rien, absolument rien ne justifie son maintien en détention.Il a 70 ans, il est brisé. Mercredi, au tribunal, il était complètement hagard, on a dû lui amener des médicaments et Dieu seul sait comment il va finir.

Pourquoi ne le juge-t-on pas ?

Quelque part, il a eu la chance d’être face à des magistrats honnêtes. Le premier n’a pas voulu le juger. Considérant que le dossier ne lui permettait pas de statuer, il a ordonné un complément d’information. C’est courageux car le dossier était en instruction au niveau du pôle judiciaire, ce sont des magistrats spécialisés dans les infractions délicates. Il est parti. Un deuxième juge est nommé.
Après accomplissement du supplément d’information, il en ordonne un autre. Il l’a ordonné il y a quelques semaines et là aussi c’est à son honneur car il estime qu’il ne peut pas le condamner sur la base de ce dossier.
Lorsqu’on a détenu une personne plus de quatre années, on hésite à la relaxer. C’est ce qui me fait dire que la détention préventive est devenue une véritable condamnation préventive. Quel magistrat aura le courage de libérer un homme qui vient de passer quatre ans et demi en prison et dont la liberté provisoire a été rejetée 28 fois sans explication? Sa détention est illicite, illégale.
En matière de délit, la loi prévoit une détention préventive de huit mois. Au terme de cette période et ne pouvant le libérer, pour toutes les raisons que nous venons de citer, ils lui ont collé une infraction criminelle et dans ce cas-là ils pouvaient le garder.
Au bout de quatorze ou quinze mois, le juge a osé retirer l’inculpation criminelle et renvoyé l’affaire. On revient donc à l’application de la loi (huit mois). Il fallait le libérer avant de le renvoyer au tribunal, mais ils l’ont renvoyé tout en maintenant sa détention.

Tout ceci veut dire que personne n’a le courage de reconnaître l’erreur ?

Absolument. Reconnaître l’erreur veut dire reconnaître que les quatre ans et demi de détention préventive, c’est énorme. C’est la raison pour laquelle je dis que c’est une situation humiliante pour la justice, c’est un scandale qui interpelle toute la nation.
J’ai toujours lutté pour la dépénalisation de la gestion économique. Les voleurs doivent être sanctionnés mais l’acte de gestion économique en lui-même doit être dépénalisé. En 2011, un miracle a eu lieu, le président de la République a ordonné très clairement et très fermement la dépénalisation de l’acte de gestion dans un discours public où il a évoqué les cadres de la nation. Le système n’a malheureusement pas suivi. Les pesanteurs judiciaires…

Il est quand même incroyable de voir une instruction émanant du président de la République qui n’est pas appliquée sur le terrain… Est-ce concevable ?

Je n’ai eu de cesse de le dénoncer. Ce discours date de février 2011, l’ex-PDG de la Cnan a été arrêté et inculpé en mars 2013. En réalité, le Président a demandé un véritable bouleversement du système. Le système n’a pas voulu se suicider. Ils ont fait quelques petits pas, mais dans le fond, ce n’est rien. L’acte de gestion n’a pas été dépénalisé.

Est-ce système qui fait que les entorses à la détention préventive perdurent ? Beaucoup d’avocats d’organismes de défense des droits de l’Homme dénoncent fréquemment ces détentions prolongées et illégales, disent-ils…

La détention préventive est un drame national, une tragédie nationale. La Constitution stipule que toutes les personnes sont présumées innocentes avant que le contraire ne soit prouvé. Chez nous on fonctionne avec une présomption de culpabilité qui est automatiquement suivie par la détention préventive. Le cas de mon client de la Cnan est caricatural. J’interpelle toutes les structures nationales au plus haut niveau, à commencer par le ministre de la Justice, afin qu’elles mettent fin à ce drame.

On peut considérer que le règlement du problème de la détention préventive est la clef du bouleversement du système judiciaire ?
Tout à fait et elle est liée à la question de la dépénalisation de l’acte de gestion. Il faut revenir à la présomption d’innocence.

Reste-t-il beaucoup de cadres injustement incarcérés ?

Je n’ai pas de chiffres mais il en reste encore. Mais quel qu’en soit le nombre, il est excessif. Je suis témoin de bien d’existences brisées depuis une quarantaine d’années.
Cette dernière année, la justice algérienne a fait l’objet d’énormément de critiques, son image en prit un mauvais coup…
Par principe je refuse de parler des dossiers que je ne connais pas. J’ai suivi les affaires récentes à travers la presse. Ce sont des critiques dont la justice aurait pu se passer.
On ne peut pas dire qu’elles sont imméritées et c’est bien que la presse attire l’attention des pouvoirs publics sur les dérapages.

Mais qu’est-ce qui se passe au niveau de la justice ?

J’ai l’habitude de dire qu’il s’agit d’un problème culturel. Il y a toute une formation à donner aux magistrats et elle n’est pas seulement judiciaire, il y a une approche sociale, l’approche du justiciable qui mérite la protection de la justice vu qu’il risque sa liberté, ses biens, son honneur.
Chez nous nous avons le culte de la présomption de culpabilité et elle existe chez tout le monde, pas seulement les magistrats, y compris la presse qui décide, parfois, dès qu’une personne est arrêtée, qu’elle est coupable.

Beaucoup dénoncent la mainmise du politique…

Oui, mais «un politique» qui n’en maîtrise pas tout à fait les tenants et les aboutissants. Les magistrats ont souvent peur. Là, cela nous renvoie à l’aspect culturel. Ils savent que s’ils mettent une personne en prison ils n’auront aucun problème, mais à l’inverse, si cette même personne est en liberté on peut leur demander des comptes.
Textuellement. Mettre une personne en prison est pour eux la garantie qu’on ne leur demandera pas des comptes. Mais s’il optent pour la liberté cela peut leur attirer des ennuis. On peut même les soupçonner d’avoir été corrompus.
Cela fait partie du système. Alors ils préfèrent se couvrir avec la détention. Dans le cas de l’ex-PDG de la Cnan, nous sommes dans une affaire d’acharnement, qui n’est pas d’ordre judiciaire.

Durant votre carrière vous avez beaucoup activé pour les droits de l’Homme. Quel est votre avis sur la situation que traverse le pays aujourd’hui ?

La situation actuelle en Algérie renvoie à la situation du monde arabo-musulman. Nous appartenons à un univers qui traverse une crise épouvantable. Une crise qu’il n’a jamais connue dans son histoire. Dans ce contexte, il y a un premier constat à faire : nous sommes actuellement mieux lotis que nos voisins. Quand on voit ce qui se passe en Tunisie, en Libye, en Égypte (trois fois millénaire), en Irak, en Syrie (des fleurons de la civilisation arabe), nous n’avons pas de quoi nous plaindre.
Les gens ont cependant raison de ne pas regarder uniquement dans cette direction, mais de se tourner vers le côté qui avance et là, à l’évidence, nous constatons que nous avons beaucoup de mal à nous dépétrer d’un système qui s’est installé en 1962. Ce qui a compliqué les choses en Algérie, c’est la décennie rouge, je l’appelle ainsi. Nous la devons aux islamistes, mais si elle n’a pas été provoquée, elle a été encouragée de l’extérieur. Il y avait manifestement une volonté de venir à bout du dernier pays arabe et musulman qui résistait à la mainmise occidentale. Par chance l’Algérie a réussi à démontrer qu’elle était capable de résister à cette coalition qui attendait notre disparition. Dans ce contexte, il m’est impossible de ne pas revenir sur Octobre 1988. Nous avons failli déboucher sur une véritable démocratisation mais elle a été contrariée par la décennie rouge. Ceux-là mêmes qui ont mis en branle le monde musulman sont ceux qui ne voulaient pas de démocratie chez nous.

Partagez-vous l’inquiétude de tous ceux qui craignent pour l’évolution de la situation dans le pays ?

Je n’ai pas de vision politicienne, mais je m’inquiète bien sûr pour mon pays. Je suis de ceux qui craignent la rue (nous ne voulons pas de cela), qui craignent un éclatement, mais il faut compter avec la maturité des Algériens. Nos ennemis de toujours n’ont pas perdu espoir, mais pour le moment il y a une bonne résistance. Dans ce contexte, je souligne le courage qu’a eu l’institution de la Gendarmerie nationale en publiant un rapport pour dire «ça ne va pas» et qu’il y a risque de dérapage. C’était une mise en garde et une alerte pour qu’on fasse attention et cela veut dire aussi qu’il y a une résistance. Vous savez, la crise est universelle, elle n’est pas propre à notre pays. La démocratie occidentale bat de l’aile. N’oublions pas que deux chefs d’Etat, des grands de ce monde, sont passibles de poursuites en justice. Tonny Blair et George Busch sont passibles des tribunaux. Ce dernier relève de la justice américaine pour agression contre Etat souverain et crime de guerre. Mais le monde occidental est incapable de faire justice, tétanisé depuis le rejet du droit de sanction contre Israël suite à son agression contre Ghaza. L’univers est en crise. Que dire donc du monde arabe qui est devenu fou après avoir raté sa démocratisation ?
A. C.