Sébastien Abis: «Les productions agricoles de l’Algérie sont en deçà du potentiel mobilisable»

Sébastien Abis. Analyste géopolitique spécialiste de la Méditerranée

«Les productions agricoles de l’Algérie sont en deçà du potentiel mobilisable»

El Watan, 10 Decembre 2012

-L’agriculture peut-elle réellement constituer une source de revenu alternative pour un pays comme l’Algérie ?

L’agriculture, prise dans toutes ses dimensions, de la production à la consommation, y compris donc dans sa composante agro-alimentaire et industrielle, peut contribuer à la création de richesses et d’activités économiques importantes pour n’importe quel pays qui souhaiterait investir ce champ stratégique. Evidemment, tous les pays ne sont pas égaux en matière de capacité productive. On a tendance à oublier ce paramètre parmi les grandes fractures internationales. Si certains pays peuvent produire des quantités agricoles suffisantes, d’autres au contraire sont limités par les conditions géographiques de leurs territoires.

Les pays arabes méditerranéens sont tous confrontés à la rareté de l’eau et de la terre, et du changement climatique qui s’accélère. Pour ne prendre le cas que de l’Algérie, il est certain que l’autosuffisance alimentaire fait partie des mythes à déconstruire. Ses productions et exportations agricoles restent bien en deçà du potentiel mobilisable. La dépendance alimentaire du pays pourrait s’amplifier à l’avenir, surtout si le pays reste enfermé dans un modèle de développement économique centré en très grande majorité sur les hydrocarbures.

En 2011, le pays a importé pour environ 11,4 milliards de dollars en produits alimentaires. Ce montant est corrélé aux prix internationaux, qui sont à la hausse globalement depuis la moitié de la décennie 2000, et aux besoins croissants sur le plan intérieur. Une telle facture alimentaire représente un coût non négligeable dans le budget d’un Etat. En 2011, ce sont 24% des importations totales algériennes qui furent des denrées alimentaires. Pour le moment, avec un baril de pétrole situé à plus de 50 dollars, l’Algérie ne rencontre pas de difficultés budgétaires pour payer une telle facture alimentaire. Mais regardons l’horizon à 20 ou 30 ans.

Préparer l’avenir avec une économie moins dépendante des hydrocarbures doit être envisagé dès maintenant, surtout parce que la temporalité du développement agricole et de la sécurité alimentaire nationale s’exprime en plusieurs années et requiert un effort constant. Un mot enfin sur la situation actuelle et bien spécifique de l’Algérie par rapport à ses voisins nord-africains. L’agriculture ne contribue que pour 7% à la construction du PIB national. Ce chiffre se situe chaque année sous la barre des 10% depuis 2004. Ces statistiques traduisent à la fois la très grande dépendance de l’Algérie envers les marchés internationaux et le rôle modeste du secteur agricole dans l’économie du pays, à la différence du Maroc ou de l’Egypte par exemple où l’agriculture représente encore 15% du PIB.

-Evoquant la relance des économies de la région touchées par les révoltes arabes, vous misez sur la persistance de l’instabilité à court terme. Mais, à long terme, les nouveaux régimes politiques mis en place sont-ils en mesure de redresser leurs économies respectives ?

Le coût des révoltes est considérable sur le plan économique. La situation diffère d’un pays à un autre. Les changements en cours seront longs, complexes et chaotiques. Il faut distinguer entre les pays rentiers de l’énergie et ceux dont les performances reposent davantage sur des ressources exogènes (tourisme, IDE, remise de migrants, etc.). Il est certain que les pays arabes méditerranéens vont devoir affronter le présent et l’avenir proche en tenant compte d’un cadre économique très fragile. L’impact des révoltes se fait sentir sur une croissance qui s’est fortement contractée. La Tunisie enregistrait par exemple une croissance moyenne annuelle de 4,5% sur la période 2000-2010. En 2011, la récession était au rendez-vous (-0,8%).

En Egypte, au Maroc, en Algérie ou au Liban, la même tendance est à l’œuvre. Le problème, c’est que ces pays vont traverser un cycle économique particulièrement délicat, au cours duquel certains facteurs à l’origine des révoltes seront peut-être encore plus prégnants. Les prix alimentaires resteront toujours une source de préoccupation des populations et des pouvoirs. Devant toutes ces contraintes, l’orientation libérale, déjà vive par le passé, ne sera pas remise en question. Les pays arabes méditerranéens ont besoin de l’étranger, du commerce avec le monde et des bailleurs de fonds internationaux.

D’ailleurs, on peut noter que les gouvernements dominés par les partis islamistes n’ont pas franchement adopté un programme fuyant l’orientation libérale. Même si cela fait l’objet de controverses, les nouvelles autorités égyptiennes sont en train de négocier un prêt du FMI pour soutenir l’économie et… la transition. Si l’on doit encourager les changements, accompagner les transitions et faire le pari de la démocratie dans la région, il est crucial de considérer que le risque véritable se situe dans l’économie et non pas dans la couleur des nouveaux gouvernements.

-Dans quelle mesure les questions agricoles, alimentaires et rurales s’inscrivent dans ce contexte de transitions économiques, politiques et sociales ?

Comme je l’écris dès le début de mon livre, les révoltes qui secouent depuis deux ans les pays arabes méditerranéens ne sont pas des émeutes de la faim. Néanmoins, les insécurités alimentaires et la fragilité des zones rurales constituent de puissants catalyseurs dans l’expression des revendications politiques en faveur d’une plus grande justice sociale et territoriale. L’alerte sur ces questions est d’ailleurs donnée par de plus en plus d’observateurs et de spécialistes de la région. Je m’en réjouis, car nous étions tout de même minoritaires ces dernières années à nous exprimer sur ces sujets. L’agriculture, le rural et la sécurité alimentaire n’étaient pas forcément les thèmes les plus médiatiques. L’ampleur des enjeux était méconnue.

Or, la dimension géopolitique de ces questions est considérable. J’en avais d’ailleurs parlé en janvier 2011 dans une conférence à Alger, quelques jours après la révolution tunisienne. Depuis, mes craintes se sont accentuées et je reste persuadé que les turbulences de demain pourraient être encore plus fortes que celles actuellement à l’œuvre. Je ne souhaite pas verser dans le discours crisogène, mais juste interpeller les opinions publiques et les décideurs que l’agriculture est stratégique pour le futur de la Méditerranée. Sa stabilité en dépend. Si l’on ajoute les problèmes de la bande sahélo-saharienne par-dessous, nous avons une toile de fond géopolitique particulièrement inquiétante.

-Avec 30% de commerce agroalimentaire mondial et une démographie en croissance constante, le bassin méditerranéen a-t-il les moyens d’éviter des situations d’insécurité alimentaire à moyen et long termes ?

A court comme à moyen termes, il n’est pas possible de négliger le développement agricole, les territoires ruraux et la sécurité alimentaire. Les enjeux sont trop importants. La préservation des ressources naturelles est vitale, tout comme la responsabilité environnementale. Une meilleure gestion de la demande en eau et une plus grande protection des sols deviennent indispensables. Il est urgent de repositionner l’agriculture au niveau politique et stratégique qui lui revient. Essentielle sur le plan économique, elle l’est également pour l’équilibre social et territorial des PAM.

Mohamed Naili