Le ras-le-bol des laissés pour compte s’amplifie en Algérie
Tout est sujet pour que les plus démunis ou les plus désespérés, en particulier les jeunes, expriment leur colère dans la rue dans des émeutes quasi quotidiennes.
Par Jose Garçon, Liberation, 07 mars 2006
Khemis El-Khechna, Colo, El Oued… Si les émeutes – localisées – sont devenues un mode de protestation banal et quasi-quotidien en Algérie, le mécontentement social semble y avoir fait tâche d’huile lundi. Alors que le jeune Fayçal Abikchi, tué la veille par des policiers dans des conditions non élucidées à Zeralda, était enterré dans une atmosphère très tendue, la distribution de logements sociaux provoquait, une fois de plus, colère et manifestations violentes. A Khemis El-Khechna, dans la willaya de Boumerdès, des affrontements ont opposé en plein centre ville des centaines de manifestants aux forces anti-émeutes. L’affichage d’une liste de 102 bénéficiaires de logements sociaux dont beaucoup étaient très aisés, a provoqué l’ire de centaines de familles démunies. Même cause, mêmes effets à Colo où les édifices publics ont été caillassées après la publication d’une liste de 243 bénéficiaires de logements sociaux. Là aussi, seule l’intervention des forces anti-émeutes a réussi à ramener le calme, mais de nombreuses arrestations ont eu lieu. A El Oued, au sud du pays, des dizaines de jeunes en colère sont sortis dans la rue pour protester contre la «hogra» (mépris dans lequel les autorités tiennent la population), particulièrement dans les quartiers populaires Laâchache et Messaâba qui comptent plus de 20.000 habitants. Alors que la police se déployait, les manifestants ont exigé la présence du wali – préfet – pour mettre fin à leur mouvement.
Cette explosion n’a surpris personne : depuis des années, les problèmes d’assainissement, l’entassement des habitations effondrées, des ordures et des pierres éparpillées partout dans les rues, empêchent les gens de ces quartiers d’y circuler normalement. Et la détérioration des canalisations du réseau d’assainissement fait remonter les eaux usées. Vendredi dernier déjà, rapporte le quotidien «El Watan», des jeunes étaient descendus dans la rue et avaient paralysé la circulation en bloquant une route avec des pierres et des pneus brûlés.
Pendant ce temps, les obsèques de Fayçal Abikchi se déroulaient dans le calme et le recueillement à Zeralda, même si nombre de jeunes présents voulaient en découdre avec les policiers. Après ces funérailles, la foule s’est dirigée vers le centre-ville, où d’importantes forces de police étaient déployées, pour exiger la libération des personnes arrêtées la veille. L’annonce de la mort de Fayçal avait provoqué dimanche de violentes émeutes dans cette ville située à une trentaine de kilomètres d’Alger. La version officielle, selon laquelle le jeune homme a été tué après avoir agressé avec une hache les policiers de garde au commissariat, est démentie par ses proches qui parlent de «meurtre pur et simple». Plusieurs éléments matériels semblent les conforter: comment Fayçal a-t-il pu traverser deux portes surveillées par les policiers pour pénétrer à l’intérieur du commissariat avec une hache? Des témoignages de voisins, qui ont entendu six coups de feu ne semblant pas provenir de l’intérieur, indiquent d’ailleurs que Fayçal aurait été tué à l’extérieur du siège de la sûreté. Cité par la presse algérienne, l’oncle de la victime signale que «des traces indiquent qu’il a été traîné à l’intérieur, après avoir été tué devant la porte d’entrée». La famille ne s’explique pas davantage pourquoi il a été transporté très tard à l’hôpital.
Quelles que soient les circonstances exactes de son décès et l’émotion qu’il a suscité, une chose est sûre : depuis de nombreux mois tout est sujet à émeutes dans une Algérie où la misère frappe durement les plus démunis, mais où les recettes pétrolières et gazières et, partant, les réserves en devises n’ont jamais été aussi importantes. «On redécouvre derrière un semblant de normalisation, remarquait mardi “Le Quotidien d’Oran”, les caractéristiques des mouvements de jeunes qui ont connu leur apogée lors des émeutes d’octobre 1988 et qui se poursuivent encore, çà et là, dans des émeutes ou des mouvements de contestation de basse intensité mais récurrents. Une jeunesse désorientée, sans appui réel dans le monde associatif ou politique, accumule les rancœurs et les frustrations devant une vie sans perspective. (…) Elle est en première ligne pour dénoncer, dans la violence, la “hogra” dont elle s’estime victime. Tout le monde n’est pas en effet également armé pour la débrouille, qui fait office aujourd’hui de seule voie de salut. Il existe, face à la désespérance, une tentation forte à la violence. On devrait vraiment s’en inquiéter».
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