Le trop rare pain quotidien du peuple algérien

Le trop rare pain quotidien du peuple algérien

Pour la majorité de la population, la vie oscille entre pauvreté et misère.

Par Salima Ghezali, Libération, 18 mai 2007

Y aura-t-il du lait le jour des élections ? Les restrictions drastiques apportées au transport de marchandises faisaient craindre un regain de tension sur les produits de base, pain et lait. En Algérie, la paix sociale ne se conçoit pas sans la disponibilité de ces deux produits.

Accord tacite. Les prix de l’huile, de la pomme de terre, du sucre, de l’électricité et de l’eau se sont envolés ces dernières années. Mais il n’y a pas eu d’émeutes de la faim. On ne sait par quel curieux mécanisme s’est conclu un accord tacite fixant les limites de l’acceptable pour la majorité de la population, qui oscille entre la pauvreté au début du mois et la misère à la fin, dans ce pays où toutes les conditions sociales se côtoient. Les voitures de luxe des uns partagent avec les bus déglingués des autres la même chaussée mangée par les nids-de-poule et sans cesse occupée par des travaux.

Depuis de longs mois, le sachet de lait est au centre des discussions entre laiteries privées et gouvernement. Une hausse des cours du lait en poudre sur le marché international, et voilà l’équilibre alimentaire des Algériens sérieusement menacé. Le gouvernement, qui craint par-dessus tout une hausse du prix du lait et du pain, tient à gérer lui même les prix de ces deux produits malgré les discours sur la libéralisation de l’économie . Finalement, deux jours avant les élections, un accord a été conclu entre producteurs privés et gouvernement, moyennant une compensation de 15 dinars (1,50 euro) versés par l’Etat pour chaque sachet d’un litre de lait que les laiteries s’engagent en échange à maintenir au tarif actuel de 25 dinars (2,5 euros).

Accidents. Un billet de 200 dinars (20 euros) dans son porte-monnaie, Louisa, standardiste dans une entreprise privée, est sortie tôt hier. A 10 dinars (1 euro) le trajet en bus, elle préfère le moyen de transport le plus usité par les Algérois : la marche. Il faut, il est vrai, un sacré courage pour monter dans certains de ces engins rouillés dont les sièges branlants accentuent les cahots. Les accidents spectaculaires ne sont pas rares. Il y a deux ans, un bus conduit par un adolescent s’est jeté dans la mer du haut d’une falaise près de Bab-el-Oued. Mortes noyées, les victimes de cet accident, qui choqua les Algérois n’auront pas mis un terme à l’anarchie régnant dans les transports. Il y a quelques mois, six personnes ont péri dans un bus dont les freins avaient lâché. Les scandales se multiplient, mais la colère des usagers est largement atténuée par le souvenir des années d’avant le transport privé, où l’on pouvait attendre un bus durant des heures. Tout le monde le sait : les transporteurs privés, qui mettent en circulation de vraies épaves, et les fonctionnaires chargés de les contrôler trouvent là matière à arrangements mutuellement bénéfiques.

L’épicier a mis de côté les quatre sachets de lait que Louisa a payé la veille pour éviter toute surprise. 100 dinars (1O euros) pour le lait, 80 dinars (8 euros) pour les dix pains quotidiens d’une famille de six personnes, encore un ticket de bus pour rentrer et elle aura consommé la somme qu’elle ne peut dépasser sans mettre en péril un équilibre budgétaire déjà précaire.

Déchéance. Pourtant, avec ses 15 000 dinars mensuels et les 20 000 de son mari chauffeur, Louisa, même si elle se plaint de ses fins de mois difficiles, n’est pas pauvre. D’autant qu’elle ne paye pas de loyer : le logement des parents sauve le pouvoir d’achat des couples, contrepartie des désagréments qu’entraîne la vie dans une famille où se côtoient trois générations. Si l’acquisition d’un appartement reste le rêve de la majorité des Algériens, nombreux sont ceux qui savent impossible le départ du foyer parental. Ceux qui ne s’accommodent pas des contraintes de la cohabitation font l’expérience de diverses formes de déchéance sociale s’ils n’optent pas pour l’exil. Le conservatisme n’est pas aujourd’hui le fruit d’un choix électoral, mais la conséquence d’un exercice de survie.