Marché parallèle/marché officiel : Le grand écart !
El Watan, 31 octobre 2011
L’écart entre le taux de change officiel du dinar face à l’euro et celui observé sur le marché noir s’est creusé d’une manière telle que la différence se chiffre aujourd’hui à 40% voire 45%.
Si on ne devait prendre que les 12 derniers mois, on remarquerait que les cours ont été assez fluctuants sur les deux marchés, à mesure que la monnaie unique se débattait avec la crise de la zone euro. Sur le marché officiel par exemple, l’euro ne coûtait que 98,3 DA en janvier 2011, alors qu’il a atteint pendant le mois d’août dernier 103,9 DA.
Sur le marché parallèle, en revanche il avait déjà entamé l’année à 130 DA pour un euro et atteint son pic il y a quelques jours à 146 DA.Pour expliquer cet écart, les experts mettent en avant un certain nombre de facteurs devenus chroniques.
Interrogé sur la question par El Watan Economie, l’économiste Abderrahmane Mebtoul évoque 4 raisons à ce phénomène, à savoir l’importance de la sphère informelle qui contrôle 40% de la masse monétaire en circulation ; l’existence encore et toujours des importations informelles qu’on appelle communément «le cabas» ; la distorsion entre l’offre et la demande en raison du rétrécissement de l’épargne des émigrés et enfin, «une psychose» vis-à-vis de l’avenir du pays, avec «certainement une fuite de capitaux assez massive vers l’étranger». Selon lui, «beaucoup d’Algériens sont en train d’acheter des biens à l’étranger, notamment dans la région parisienne».
A cela, il faut également ajouter le fait que des opérateurs économiques continuent à avoir recours au marché noir pour l’importation de pièces de rechange de l’étranger. Le gouvernement a certes relevé à 4 millions de dinars la possibilité du recours au paiement libre pour les importations urgentes de matières premières ou pièces de rechange, mais cela reste insuffisant.
Safia Berkouk
Non-agrément des bureaux de change
Le vrai faux argument de la rentabilité
Pendant que le marché noir de la devise prospère au vu et au su de tous, les bureaux de change officiels censés remplacer ce cadre informel n’ont toujours pas vu le jour.
Pourtant, le cadre légal prévoyant leur création existe depuis 1997 à travers l’instruction n°08-96 du 18 décembre 1996 qui fixe les conditions de création et d’agrément des bureaux de change. Nous avons tenté de joindre la Banque d’Algérie (BA) pour connaître les raisons qui font qu’aucun agrément n’a été délivré jusqu’à présent, en vain, car aux dernières nouvelles, la BA n’a reçu aucune demande pour l’ouverture de ces bureaux. La question suscite tellement d’interrogations que le gouverneur de la BA a été interpellé par les députés lors de son passage au mois d’octobre devant l’Assemblée populaire nationale. Les parlementaires dénonçant le préjudice porté à l’économie nationale et des pratiques de l’informel qui sapent l’autorité de l’Etat.
Tentant une explication, le ministre des Finances, Karim Djoudi, a indiqué dans l’une de ses sorties médiatiques que s’il n’y a pas encore de bureaux, «c’est parce que les gens ne veulent pas investir dans ce créneau», mettant en cause «la fourchette entre le coût acheteur et le coût vendeur». Le taux de rentabilité de 1% par rapport au cours officiel qui doit être pratiqué par les bureaux de change paraît en effet dérisoire quand on sait que sur le marché parallèle, la différence atteint jusqu’à 40%. En réalité, selon certains experts financiers, situer la problématique à ce niveau est un «non-sens» tant que la Banque d’Algérie détient le monopole de la parité de change officiel. La question est donc celle de la convertibilité totale du dinar. Pour l’heure, cette convertibilité n’est que commerciale et les transferts courants limités au tourisme, aux soins à l’étranger et aux bourses d’études.
Dans ce cas, pourquoi agréer des bureaux de change s’ils ne pourront pas vendre librement des devises, car comme le précise l’instruction de 1996, les opérations seront limitées à «l’achat et vente contre monnaie nationale». Or, la question de la convertibilité totale du dinar n’est pas d’actualité, les autorités craignant que cela entraîne un transfert massif de capitaux vers l’étranger. Par ailleurs, L’économie algérienne n’étant pas diversifiée et les hydrocarbures sont notre seule source de devise, «la Banque d’Algérie ne veut pas se voir obligée d’approvisionner ces bureaux en devises à partir de nos réserves de change quelle que soit la conjoncture», nous dit un spécialiste de la finance.
Vu le caractère rentier de l’économie algérienne, la non-convertibilité totale du dinar semble justifiée aux yeux de cet expert, car «tant que les gens n’auront pas confiance en la monnaie nationale, celui qui aura un peu d’argent ira l’échanger contre des devises», quand l’occasion lui sera donnée. Pourtant, ce n’est pas l’avis de tout le monde. Ali Benouari, ancien ministre du Trésor, a déclaré dans une précédente interview à El Watan Economie que «les montants convertis ne donnent pas lieu forcément au transfert et peuvent être déposés en devises auprès des banques algériennes» qui ouvrent, «depuis près de 25 ans, des comptes devises aux particuliers». Il s’agit «d’une épargne stable» qui indique «mieux que n’importe quel discours, pourquoi il ne faut pas craindre la convertibilité du dinar».
Pour l’instant, le montant des transferts illégaux à l’étranger (1,7 milliard de dollar par an entre 2000 et 2008 selon le derbier rapport de l’organisme américain Global Financial Intergrity (GFI) publié en début d’année 2001) ainsi que la part de la sphère informelle dans l’économie (estimée à 40%) donnent raison aussi bien aux opposants qu’aux défenseurs de la convertibilité totale du dinar.
Safia Berkouk
Omar Berkouk. Expert international en finances
«Le marché noir sert d’assouplisseur à un contrôle des changes trop strict»
Omar Berkouk est expert des questions financières et de la Banque Conseil en particulier. Il a occupé depuis plus de 20 ans plusieurs postes de responsabilité dans des établissements bancaires internationaux de renom à l’image de BNP Paribas, Morgan Santley UK Group, Dexia ou encore UBS. Il est actuellement associé gérant du cabinet conseil 2 BMS INGENIERIE El Djazair.
-Comment peut-on expliquer que la valeur du dinar ne cesse de se déprécier sur le marché parallèle ?
Comme vous le savez, la devise nationale est officiellement soumise à un strict contrôle des changes ayant pour but «la recherche et le maintien de l’équilibre de la balance des paiements». Cela se traduit essentiellement par l’encadrement de la parité de change du dinar, c’est-à-dire sa fixation par rapport à un panier devises par la Banque centrale et par l’absence de sa libre convertibilité. La valeur d’une devise ainsi déterminée ne reflète pas le «vrai» prix puisqu’elle ne correspond pas à la confrontation de l’offre et de la demande disponibles sur le marché.
Ce système n’est pas l’apanage de notre pays. Il a été pratiqué par plusieurs pays et l’est encore dans d’autres, notamment en Chine qui, pour se protéger contre une trop forte réévaluation du Yuan qui pénaliserait ses exportations, maintient une bande de fluctuation étroite de sa devise avec la monnaie de son principal client les Etats-Unis ! C’est donc la force de son économie et la structure de sa balance des paiements qui justifient une forte demande potentielle pour la devise chinoise. S’agissant du dinar algérien, c’est l’effet inverse qui joue compte tenu de la structure de notre commerce extérieur et de notre économie en général.
Cela se traduit par une forte demande d’euros non satisfaite par la Banque centrale d’Algérie (qui en détient le monopole légal) au taux officiel de 102 DA pour un euro et qui finit par trouver son équilibre sur le marché parallèle à 140 DA pour un euro. Les questions importantes sont donc les suivantes : que serait la valeur du dinar par rapport à l’euro s’il était librement convertible dans ce contexte économique : 102 ou 140 ? Pourquoi les autorités monétaires laissent-elles apparaître une telle dévaluation de la devise nationale sur le marché parallèle ? Les réponses à ces questions existent, mais elles dépassent le simple cadre technique du marché des changes!
-Les pouvoirs publics ne semblent pas inquiets par rapport à ce que vous appelez «la dérive du dinar» pourquoi ?
Pourquoi voulez-vous que les pouvoirs publics s’inquiètent d’un marché qui n’a pas d’existence officielle et légale. Les autorités monétaires n’affichent qu’un seul taux (102) et feignent d’ignorer officiellement l’autre. Je vous mets au défi de retrouver un commentaire officiel du gouverneur de la BCA ou du ministre des Finances sur le taux du dinar sur le marché parallèle. Ce marché rend bien des services tant que le baril de pétrole est à un niveau où notre pays ne souffre pas d’une pénurie de devises. Il sert d’assouplisseur d’un contrôle des changes trop strict, il permet «d’éponger» un peu du surplus de liquidités en circulation dans l’économie et dévalue officieusement et momentanément notre devise. Il redeviendra totalement illégal si nous subissons une chute brutale du cours des hydrocarbures.
-Comment analyser le fait que le marché noir ne soit pas inquiété alors le cadre légal permettant la création des bureaux de change existe ?
La réponse à cette question relève des développements précédents, c’est-à-dire en quoi consiste le contrôle des changes ? Nous avons indiqué plus haut que la BCA a le monopole de la fixation de la parité du dinar et de la gestion des réserves de change. Comment ces bureaux de change vont-ils s’approvisionner en devises et à quel taux ? Le passage obligé est dans ce contexte réglementaire, la BCA. L’inexistence de ces bureaux de change n’est rien d’autre que la traduction du refus de la BCA de les servir en devises au taux officiel. En revanche, le Port Saïd joue le rôle d’un vaste bureau de change «toléré» parce qu’il remplit la fonction sans remettre en cause officiellement le dogme du monopole de la fixation de la parité du dinar et de la gestion des réserves de change.
-N’est-il pas un peu normal étant donné que la convertibilité du dinar n’est pas totale ?
Bien sûr c’est là où réside toute la contradiction. On légifère sur la possibilité de créer des bureaux de change sans lever au moins partiellement le contrôle des changes. En somme, la loi permet la création de bureau de change sans leur donner les moyens d’exercer.
-Une bonne partie des transferts de nos émigrés finissent sur le marché parallèle. Comment pourrait-on les canaliser au profit de l’économie nationale ?
La partie des transferts des émigrés qui passe sur le marché parallèle participe à l’économie nationale, mais à un coût plus élevé. Les émigrés changent leurs euros pour passer des vacances au pays ou pour acheter un bien immobilier. Cet argent revient dans le circuit de l’économie.On pourrait dire vulgairement «qu’ils ont en eu un peu plus pour leurs euros». C’est équitable pour eux, ainsi lorsqu’ils consomment avec ce surplus de dinars des biens subventionnés, ils profitent de l’économie de rente. Mais lorsqu’ils cherchent à acheter un bien immobilier, ils subissent les prix immobiliers d’une économie de rente.
-On a souvent du mal à cerner tous les mécanismes qui régissent le fonctionnement du marché parallèle: qui en fixe les taux, qui influe sur leur fluctuation…
S’il s’agissait d’un marché officiel et totalement libre, la réponse serait : l’offre et la demande ! Dans notre cas, on peut avancer comme élément fondamental indicateur de la tendance (haussière ou baissière) la parité euro/dollar qui a une importance sur la structure de notre commerce extérieur. Nous vendons en dollars et nous achetons en euros. Une certaine saisonnalité (vacances, hadj…). Et d’aucuns avanceraient des interventions ponctuelles et officieuses de la BCA !
Safia Berkouk
Quel marché reflète le mieux la valeur actuelle du dinar ?
La réalité économique suggérerait, selon certains spécialistes, que c’est le taux de change pratiqué sur le marché noir qui reflète le mieux la valeur actuelle de la monnaie nationale.
«Le dinar ne tient que grâce à la rente pétrolière et non à la valeur du travail. Si demain le cours du pétrole s’écroule, le dinar flotterait à 300%». Les réserves de change du pays qui font miroiter la réalité d’un pays riche ne servent en fait que «de garantie de consolidation du dinar», souligne l’économiste Abderrahmane Mebtoul. Les subventions publiques compressant l’inflation, pour les produits non subventionnés, «le dérapage rampant du dinar entraîne un gonflement des prix intérieur qui pénalisent le consommateur ainsi que les entreprises».
Car faut-il le rappeler, l’Algérie importe en euro et vend en dollar. En plus d’assister à un glissement du dinar face à l’euro sur le marché noir, les autorités monétaires, selon M. Mebtoul, semblent s’accommoder d’un dérapage du dinar par rapport au dollar, alors même que ce dernier se déprécie face l’euro. L’objectif serait de maquiller quelque peu la réalité des chiffres. En effet, les recettes d’hydrocarbures étant libellées en dollar, plus on dérape le dinar plus leur monnaie nationale est importante. Cela permet de «voiler l’importance du déficit budgétaire et de gonfler artificiellement le fonds de régulation qui est lui en dinar».
Safia Berkouk