Eléments sur la privatisation en Algérie

Eléments sur la privatisation en Algérie


Par Rachid BENDIB : Département D’économie, Université De Annaba

 Le Quotidien d’Oran, 18 et 19 décembre 2004

La privatisation n’est pas un concept économique mais un processus politico-idéologique que les idéologues de service essaient de voiler à travers une logomachie anesthésiante. La privatisation est un mot à la mode au même titre que l’économie de marché. Cependant ces deux notions relèvent de l’idéologie la plate pour autant qu’elles voilent la réalité beaucoup plus qu’elles ne découvrent l’essence d’un quelconque phénomène particulier. Car les idéologues de service (au sein du pouvoir ou dans l’«opposition») présentent la privatisation comme solution miracle à la crise que traverse l’Algérie sans s’interroger sur la nature de la crise et sans questionner la pertinence du processus de privatisation dans le cadre d’un système basé sur la rente en tant que rapport social dominant.

Sur le voile idéologique de la privatisation

Si le discours sur la privatisation est essentiellement un discours idéologique, il faut dès lors «éplucher» le phénomène appelé privatisation pour dégager son essence et saisir les contradictions internes de cette dernière. Il faut donc dégager ce discours de sa gangue idéologique pour saisir son noyau et appréhender ses non-dits.

En effet, si l’économie dite de marché, dans le cadre d’une économie rentière, est en train de matérialiser dans les faits une économie de bazar (1) dominée par le capital marchand au lieu d’une économie capitaliste dominée par le capital financier (ou à la limite par le capital industriel), la privatisation dans le cadre de l’économie algérienne risque de relever beaucoup plus d’une politique de la prédation que d’un processus apte à éliminer les tares (si tares il y a) d’une gestion étatique.

Ainsi l’argumentation traditionnelle en faveur de la privatisation de larges pans du secteur étatique tourne autour d’une histoire d’efficacité relative du secteur privé. Ce dernier aurait miraculeusement des aptitudes qui feraient défaut au premier. Ces aptitudes peuvent se résumer par quelques caractéristiques du genre efficacité, flexibilité, vitesse d’exécution, etc., lesquelles caractéristiques sont de fait des atouts incontournables par rapport à la gestion efficiente de toute activité productive ou commerciale dans le cadre d’une économie capitaliste.

A priori, cette argumentation est imparable s’il est admis que l’économie de marché à laquelle adhèrent les idéologues de service est réellement un moment du procès de reproduction capitaliste (2), s’il est prouvé que le secteur étatique est génétiquement inapte à posséder les caractéristiques enviables du secteur privé et enfin s’il est démontré que le secteur privé algérien a des capacités autres que l’importation (aux frais de la princesse en général) de fumisterie (chocolat, bananes, kiwis, etc.) et la production d’«eau de source» vendue sous le label «eau minérale».

Cependant cette argumentation devient ridicule s’il est admis que les «caractéristiques enviables» du secteur privé en général ne relèvent pas de sa nature juridique en tant que telle mais matérialisent un mode de gestion particulier qui n’est autre que le mode de gestion capitaliste et pour autant qu’il soit reconnu que les tares du secteur étatique algérien ne proviennent pas de sa nature juridique en tant que telle mais résultent de sa position en tant qu’excroissance matérielle d’un système basé sur la distribution de la rente. Enfin la logomachie officielle se transforme en niaiserie si on réalise que l’économie algérienne dans son ensemble n’exhibe aucun des critères traditionnels d’une économie structurée par le capital en tant que rapport social dominant.

En fait, l’opposition secteur étatique-secteur privé ne relève pas d’une problématique économique mais s’insère sur un terrain politico-idéologique qui ne veut pas annoncer ses couleurs. En effet, l’économie politique en général et l’économique en particulier ne soulèvent pas la question de la propriété juridique des moyens de production à partir du moment où le capital constitue le rapport social dominant et où il opère en tant que tel (extorsion de la plus-value et accumulation de la valeur ou optimisation sous contraintes de fonctions à définir). De ce fait, la nature juridique du capital est un aspect secondaire par rapport à son essence qui est la reproduction à une échelle élargie des rapports de production capitalistes.

En effet, au stade actuel du développement du mode de production capitaliste, soulever la question de la propriété juridique des moyens de production relève d’un retard certain dans l’appréhension de la réalité capitaliste.

Du point de vue de l’économique (l’approche néoclassique en particulier), le capitaliste individuel (3) qui est propriétaire de son entreprise, qui agit «rationnellement» en maximisant son profit par l’égalisation du coût marginal et du revenu marginal au sein d’un environnement certain n’est plus qu’une fiction pédagogique (4) (ayant cependant une fonction idéologique certaine). Car l’analyse néoclassique contemporaine s’intéresse essentiellement à la firme où le management et la propriété sont complètement dissociés.

De fait, la firme capitaliste est conçue comme une coalition de managers, de travailleurs, d’actionnaires, etc. où le top management occupe la position dominante (selon l’approche néoclassique) grâce à l’information qu’il centralise et à son pouvoir de décision. La maximisation du profit ne représente plus alors qu’un objectif parmi d’autres. Et le top management, à cause de sa position dominante, peut dévier de l’objectif de maximisation du profit qui maximise l’«utilité» des propriétaires juridiques, i.e. les actionnaires, en poursuivant la maximisation de sa propre utilité (5). Cette dernière, i.e. l’utilité du top management, peut être fonction des salaires des top managers, de leur prestige, de la part de marché de la firme et de ses chances de survie, etc.

Ainsi le divorce entre propriété juridique de la firme et son management et la position dominante (selon la théorie néoclassique) du dernier souligne que la propriété juridique ne représente pas l’élément essentiel du couple. Au contraire, c’est le management ou pour être plus précis c’est le mode de gestion de la firme qui constitue l’élément déterminant. Et cette appréhension du rôle primordial du management indique que la privatisation de pans du secteur étatique ne répond pas à un besoin de rationalisation dudit secteur mais doit viser des objectifs que l’analyse doit débusquer.

Du point de vue de l’analyse marxienne en particulier, la différentiation entre rapport de propriété et rapport de production souligne que la reproduction de capital en tant que rapport social dominant est déterminée en dernière analyse par les rapports de production. Dans cette optique, la propriété privée des moyens de production ne peut être appréhendée qu’en tant qu’elle est sanction juridique et non cause de la séparation des travailleurs d’avec leurs conditions de travail.

En effet, «au point de vue social, la classe ouvrière est donc, comme tout instrument de travail, une appartenance du capital, dont le procès de production implique, dans certaines limites, même la consommation individuelle des travailleurs. En retirant sans cesse au travail son produit et en le portant au pôle opposé, le capital, ce procès empêche ses instruments conscients de lui échapper. La consommation individuelle qui les soutient et les reproduit, détruit en même temps leurs subsistances, et les force ainsi à réapparaître constamment sur le marché. Une chaîne retenait l’esclave romain; ce sont des fils invisibles qui rivent le salarié à son propriétaire. Seulement ce propriétaire, ce n’est pas le capitaliste individuel mais la classe capitaliste». (6)

Ainsi, dans le cadre marxien, ce n’est pas la propriété juridique des moyens de production qui sépare le travailleur d’avec les moyens de production (phénomène apparent qu’il s’agit de dépasser) mais au contraire, c’est le procès de production en tant que tel qui reproduit cette séparation.

En fait, ce qui reproduit le rapport social de production (l’extorsion de la plus-value) c’est le double moulinet qui, d’une part, assure «la circulation de l’ouvrier T-A-M, qui inclut sa consommation» (7) et qui d’autre part transforme son produit en moyens d’achat pour le capitaliste. La consommation de l’ouvrier ramène ainsi ce dernier sur le marché en tant que vendeur de sa force de travail tandis que la transformation de son produit en moyens d’achat pour le capitaliste (le moment de la circulation du capital M-A où la marchandise est transformée en argent) assure la reproduction des rapports de production capitalistes.

Enfin c’est le fil invisible (qui rive le salarié à son propriétaire, i.e. la classe capitaliste) qui représente le rapport déterminant du mode de production capitaliste. Cependant ce rapport objectif est paradoxalement le seul rapport qui n’apparaît pas dans l’arsenal juridique de la formation sociale capitaliste.

Si l’appartenance de l’ouvrier à la classe capitaliste constitue le rapport de production déterminant du mode de production capitaliste (rapport qui assure la reproduction de ce mode), alors la propriété privée de moyens de production (et les rapports de propriété en général) ne peut intervenir qu’en tant qu’élément subordonné. En effet, la reproduction du rapport de production déterminant peut s’accomplir sans que la propriété privée des moyens de production soit un élément essentiel.

En fait, la forme initiale de la propriété privée s’est historiquement métamorphosée en une forme nouvelle étant donné «la transformation du capitaliste réellement actif en un simple dirigeant et administrateur du capital d’autrui et des propriétaires du capital en simples propriétaires, en simples capitalistes financiers» (8). Ainsi l’entrepreneur individuel disparaît pour faire place à des structures plus complexes où la «rémunération pour la propriété du capital est séparée de sa fonction dans le procès réel de production, tout comme cette fonction, dans la personne du dirigeant, est séparée de la propriété du capital». (8)

L’entrepreneur individuel, propriétaire de ses moyens de production, devient réellement une fiction aussi bien pour l’économique que pour l’analyse marxienne. Et l’abolition de cette forme initiale de propriété privée sur la base même des rapports de production capitalistes souligne que cette dernière (cette forme initiale de propriété privée) est non essentielle à la reproduction des rapports de production capitaliste. (9)

Et c’est ainsi que la reproduction de ces derniers s’est historiquement effectuée aussi bien dans des cadres juridiques étatiques que dans des cadres privés (cf. les expériences des pays capitalistes développés en général et des nouveaux pays industrialisés en particulier). Par conséquent, ramener l’argumentation de la privatisation sur le terrain de la rationalisation de l’activité économique constitue de fait une mystification qui relève soit d’un nanisme théorique certain ou, ce qui semble plus approprié, d’une pensée dogmatique et stérile qu’il s’agit de dénoncer.

Car si l’on argumente en faveur de la privatisation en termes d’efficacité relative du secteur privé (algérien en particulier), l’on ne peut que s’interroger sur les capacités réelles de ce dernier à répondre aux défis du moment. En effet, à partir du moment où le secteur privé opère dans les mêmes conditions que le secteur étatique, les deux secteurs ne peuvent exhiber, en termes économiques, que les mêmes caractéristiques.

Dans le cadre d’une économie basée sur la distribution de la rente, ni le secteur étatique ni le secteur privé ne peuvent se parer des qualités d’un secteur capitaliste. Et les tares du premier ne sont en fait que le résultat d’une gestion rentière (pré-capitaliste) de l’outil économique (10) tandis que les vertus du second ne proviennent que d’une ponction voilée d’une partie de la rente. Le secteur privé algérien n’est en fait profitable que pour autant qu’il grignote une partie de la rente dans des conditions de quasi-monopole.

En fait, au regard de la libéralisation progressive de l’économie domestique, on peut s’attendre avec une très grande probabilité (proche de l’unité) à la disparition de larges pans aussi bien du secteur étatique (le phénomène a déjà commencé) que du secteur privé (on ne concurrence pas «Kit-Kat» avec du chocolat au goût de savon). En effet, si le secteur étatique s’avère incapable d’affronter la concurrence mondiale malgré son potentiel matériel et humain, il faut être niais pour croire que le secteur privé algérien, dominé en général par des parvenus (des riches développant des pratiques pré-capitalistes et exhibant une culture pré-bourgeoise) et qui s’est généralement bâti sur la prédation, est en mesure de relever les défis du moment. Car, contrairement aux idées en vogue, le secteur étatique n’est pas moins performant que le secteur privé algérien.

En fait, ce dernier (placé généralement en aval du secteur étatique) n’a été performant que grâce au déficit du premier (grâce aux prix administrés de ce dernier en particulier), à l’absence de concurrence internationale et à sa capacité à détourner une partie de la rente pétrolière à son profit exclusif.

Il est tout de même surprenant de constater que lorsqu’une unité étatique et une unité privée produisent une même marchandise, la première (bien encadrée en général) est en général déficitaire, alors que la seconde permet à son propriétaire de s’enrichir en un temps record (surtout s’il «oublie» de payer ses impôts grâce à divers stratagèmes) et de devenir Si flen.

Notes :

1- L’économie De Bazar Se Résume Dans Les Faits En La Consommation Non-Productive De La Rente Pétrolière, Laquelle Consommation Favorise L’anéantissement Graduel De L’appareil Productif Domestique.

2- En Termes Plus Concis, La Question Qui Se Pose Est De Savoir Si L’économie De Marché Proposée Recouvre Le Procès De Circulation En Tant Que Moment Du Procès Réel De Production.

3- Notion A Laquelle Semble Renvoyer Le Discours Sur La Privatisation En Algérie.

4- La Notion D’entrepreneur Individuel Est Généralement Présentée Dans Le Cours De Micro-Economie Pour Etablir Un Parallèle Entre Le Consommateur Qui Maximise Son Utilité Et L’entrepreneur Qui Maximise Son Profit, Cette Présentation Ayant Pour Objectif Ultime De Faire Abstraction Des Contradictions De Classe Et De Mettre En Valeur L’idéologie Des Harmonies Universelles.

5 – Pour Une Appréhension Moins Idéologique De La Firme, Voir, Par Exemple, Koutsoyianis A., 1975, Modern Micro-Economics, Macmillan Press, London.

6- Marx K., Le Capital, L. I, T. III, Editions Sociales, Paris, 1973, P. 16.

7- Marx K., Op. Cit., L. II, T. I, Editions Sociales, Paris, 1973, P. 70, (T Désigne La Force De Travail, A L’argent Reçu Comme Salaire Et M Les Marchandises Achetées Avec Cet Argent).

8- Marx K., Op. Cit, L. III, T. II, P. 102.

9- Cette Abolition Dénote L’effet, Au Sein De La Sphère Juridique, D’une Certaine Autonomie D’une Partie Du Procès De Circulation. Pour Détails Cf. Marx K., Op. Cit., L. III, T. I, Ch. XIX Notamment.

10- Il Suffit Par Exemple De Calculer Les Créances Détenues Sur Les Institutions De l’Etat (APC, Daïras, Wilayas, Etc.) Par Les Hôtels Actuellement Proposés A La Vente Pour Réaliser Que Ces Hôtels Ne Souffrent Pas Nécessairement D’une Mauvaise Gestion Mais Sont Peut-Etre Déficitaires Parce Qu’ils Ne Sont Pas Considérés Comme Des Entreprises Commerciales Mais Comme Des «Vaches A Lait» Par Les Divers Rentiers Qui Squattent Les Institutions Mentionnées Plus Haut.

 

Eléments sur la privatisation en Algérie

 

Les enjeux réels de la privatisation

Si l’argumentation en faveur de la privatisation, en termes d’efficacité économique, n’a aucun sens et ne peut avoir aucun sens, il s’agit alors de s’interroger sur l’instance au niveau de laquelle ce phénomène dévoile ses caractéristiques propres ou, en d’autres termes, sur les non-dits du discours développé par les idéologues de service.

Dans cette optique, les descriptions des procédures de privatisation (comme éléments justificatifs et soi-disant pertinents) ayant eu lieu en Pologne, en RDA ou à Tataouine-les-Bains n’ont d’autre objet (quand le ou les auteurs ne sont pas frappés de nanisme théorique et/ou de débilité profonde) que de détourner l’attention sur les véritables enjeux (internes en particulier) qui émergent au niveau de la scène algérienne.

En effet, la privatisation en Algérie ne peut être comprise qu’en tant que conséquence de la crise de l’économie rentière en général et de l’Etat-rentier en particulier au niveau interne et en tant que «mise à niveau» (1) de l’outil économique par rapport aux conditions externes (processus de mondialisation dominée par le capital financier).

Les enjeux externes

Les conditions externes semblent ainsi militer en faveur d’une privatisation générale de l’outil économique domestique. Les recommandations aussi bien du FMI que de la Banque mondiale vont dans ce sens. Cependant, le FMI aussi bien que la Banque mondiale ont des objectifs qui ne relèvent aucunement de la philanthropie. Car il s’agit pour ces deux institutions, au service du capital financier mondial, d’insérer l’économie algérienne dans le système capitaliste mondial en l’inscrivant en premier lieu comme pourvoyeur d’hydrocarbures.

Les satisfecit que reçoit le pouvoir algérien grâce à ses «performances» quant aux grandeurs macro-économiques et en dépit du quasi-anéantissement de l’outil productif domestique ont un sens bien particulier. L’Algérie a sa place réservée dans le cadre de la division internationale du travail comme «ounboub» sans robinet d’arrêt de pétrole et de gaz, d’une part, et comme récipient (poubelle ?) de marchandises produites ailleurs, d’autre part.

En ce sens, la privatisation prend une dimension particulière par rapport à la logique de la mondialisation. L’absence des pouvoirs publics dans la sphère économique favorise la fluidité en terme de transfert de propriété (le transfert de propriété de privé à privé n’agressera pas la fibre nationaliste, entre autres) et permet au capital financier mondial de segmenter l’outil productif domestique en fonction d’objectifs mondiaux qui peuvent n’avoir aucune relation (et en général ils n’en ont pas) avec les besoins de l’économie algérienne.

En particulier, tous les segments qui ne participent pas à la valorisation du capital financier à l’échelle mondiale ne peuvent que disparaître. De ce point de vue, la privatisation n’a pas pour objectif de rationaliser l’activité économique domestique et de détruire des pseudo-situations de rente (thèse défendue par les idéologues de service qui pointent particulièrement le doigt vers les gestionnaires du secteur étatique), mais vise en premier lieu à lever la barrière que constitue la propriété étatique quant à la valorisation de la valeur (du capital) au niveau mondial.

Ainsi, au niveau externe, la privatisation s’intègre en tant que processus juridique dont l’objectif ultime est de dépecer l’outil économique domestique (l’Algérie en tant qu’entité ?) en fonction des besoins du capital financier mondial. La privatisation, au regard des conditions externes, permet alors aux prédateurs mondiaux d’accomplir leur tâche historique. Les positions du FMI et de la Banque mondiale sont ainsi en conformité avec cet objectif.

Dans ce contexte, et par rapport aux conditions externes, la privatisation peut apparemment être appréhendée comme une condition appropriée à l’élargissement des rapports de production capitalistes et à l’accumulation de la valeur à l’échelle mondiale. En d’autres termes, la privatisation signale a priori la mise en place de conditions nécessaires à la reproduction du mode de production capitaliste au niveau de la formation sociale algérienne. Cependant, si la privatisation représente, dans les faits, une condition nécessaire à l’élargissement des rapports de production capitalistes à l’échelle de la formation sociale algérienne, elle ne peut en aucun cas constituer une condition suffisante.

En effet, le système capitaliste mondial peut historiquement «s’accommoder» de systèmes non capitalistes locaux (au niveau de sa périphérie), pour autant que ces derniers soient assujettis à sa logique de reproduction. En fait, pour une longue période, les systèmes non capitalistes autoritaires et compradorisés de la périphérie constituent les systèmes les plus appropriés à la domination du capital financier en tant que fraction dominante du capital mondial. Car l’élargissement des rapports capitalistes à la périphérie (i.e. l’élargissement de l’infrastructure capitaliste) exige l’émergence d’une superstructure idéologique particulière (i.e. la culture bourgeoise avec ces valeurs de démocratie, de citoyenneté, de liberté individuelle, etc.) qui risque de remettre en cause aussi bien la domination du capital financier au niveau mondial que la domination des couches compradorisées au niveau de la périphérie. Dans ce cadre d’analyse, les «féodalités» du Moyen-Orient constituent des exemples édifiants d’articulation entre le système capitaliste mondial et des systèmes non capitalistes (2).

Les enjeux internes

Les conditions internes, en revanche, ne peuvent s’expliquer qu’en termes de restructuration de l’outil économique en rapport avec la crise de l’Etat-rentier et l’émergence de nouvelles couches sociales (ou de la métamorphose d’anciennes couches rentières) sur la scène politique.

Dans cette optique, la crise de l’Etat-rentier émerge en tant que nécessité de partager la rente entre un plus grand nombre de couches rentières et en tant qu’obligation d’établir des critères formels de partage. La «loi du nombre» exige alors des critères autres que le clientélisme traditionnel où la rente a été monopolisée (privatisée ?) par un nombre réduit de couches rentières. La loi du nombre (de rentiers) exige de fait que l’appropriation privée de la rente sans titre de propriété (au nom de l’appartenance à un clan du pouvoir, de la révolution, de la défense des constantes nationales et d’autres choses encore) se transforme en appropriation privée juridiquement assise (cette dernière semble transparaître par exemple dans le découpage informel de l’import-import entre divers clans – maffieux ? -). Et cette transformation permet dans les faits d’annuler ou du moins de limiter les conflits d’intérêt entre les diverses couches rentières.

La privatisation dans le cadre algérien n’a donc pas pour objectif réel de rationaliser l’outil économique domestique (la plus grande partie de ce dernier est appelée à disparaître à moyen terme, si la logique des institutions internationales qui développent le discours du capital financier est maintenue), mais répond à une logique (en mouvement) de pouvoir qui ne dit pas son nom. Cette logique transparaît alors en tant que démocratisation de la prédation couverte par une superstructure juridique appropriée.

Les prédateurs domestiques (l’ensemble des couches rentières) se partageront les activités de prédation, dans la mesure où une partie de ceux-là activera au niveau politique (3) pour superviser le partage de la rente, tandis qu’une autre partie s’occupera d’activités en rapport avec la logique de la mondialisation (l’import-import en particulier).

Les prédateurs domestiques, qui sont politiquement représentés aussi bien au sein du pouvoir actuel que dans son «opposition», auront ainsi une assise juridique appropriée (i.e. le sacro-saint respect de la propriété privée), laquelle favorisera une jonction ferme entre la prédation domestique et la prédation mondiale.

Ainsi, dans le contexte algérien et au même titre que l’économie de marché, qui ressemble à une économie de bazar, et la démocratie authentique (formalisme bourgeois sans hégémonie bourgeoise), la privatisation semble participer à la matérialisation d’un projet politique particulier, i.e. la mise en place d’une économie d’enclave basée sur la consommation non productive de la rente (pétrolière et/ou gazière) en tant qu’activité principale. L’instabilité (et le terme est bien évidemment un euphémisme) que connaît l’Algérie depuis plusieurs années suggère néanmoins que les forces internes (souvent appuyées par des forces externes) qui supportent ce projet politique sont encore en lutte pour le partage (dépeçage) optimal du gâteau-Algérie.

Notes

1 – La soi-disant mise à niveau, dont le discours officiel ne cesse de parler, a-t-elle pour objectif de rationaliser l’outil productif domestique ? N’est-elle pas plutôt une restructuration de ce dernier pour qu’il soit conforme aux intérêts du capital financier mondial ?

2 – Cette argumentation permet d’appréhender la position de départ favorable (apparemment anachronique) de certaines puissances mondiales quant à l’instauration d’une théocratie en Algérie.

3 – Au slogan «moins d’Etat et mieux d’Etat» avancé par les idéologues de service, ne faut-il pas plutôt répondre par le slogan «plus d’Etat mais moins de prédateurs au sein de l’Etat» ? Ou, en d’autres termes, au lieu de mettre l’accent sur la privatisation de secteurs économiques, ne faut-il pas d’abord commencer par déprivatiser l’Etat ?