Algérie : le testament des décombres

Algérie : le testament des décombres

Par Mahmoud Senadji, Libération, 2 juin 2003

Le tremblement de terre a livré le vrai visage d’un pouvoir corrompu et corrupteur, où les voyous ont la mainmise et répandent deuil, malheur et désespoir.
Encore une fois, les Algériens sont frappés dans leurs cœurs. Le tremblement de terre éventre l’Algérie et nous expose la réalité nue d’une population en détresse, des scènes de désolation, le courage des gens, à mains nues, avec un matériel de fortune, qui, obstinément, creusent, compatissent, libèrent, identifient les morts, enterrent, donnent leur sang, organisent les secours ; ils font corps avec les victimes, les sinistrés, avec tous les désespérés.
Ce tableau macabre leur renvoie leur propre image. Le tremblement de terre est la représentation d’un peuple victime de l’incurie d’un pouvoir, d’une population livrée à elle-même ; il balaie tous les discours démagogiques et caducs, et nous livre le vrai visage d’un pouvoir corrompu et corrupteur : de la base au sommet, les voyous ont la mainmise et répandent, depuis l’indépendance, sur la face de ce peuple, deuil, malheur et désespoir.
Avec cette catastrophe, les Algériens atteignent les bornes du désespoir, la colère laisse place à la rage qui s’installe ; l’image conspuée du faux président, le temps d’un moment, a été une forme de catharsis face à l’héroïsme tragique de la population.

Le tremblement de terre expose la nature réelle d’un pouvoir arrogant et inique, uniquement préoccupé par sa survie, capable de générer les complots et de les gérer, mais non de gérer les crises et les catastrophes. A l’image du faux président se rendant sur les lieux du sinistre dans une tenue de primé de Cannes, d’un « Premier ministre » gonflé, imbu de sa personne, parlant toujours à partir d’une hauteur, signe d’un total mépris d’une population qu’il ne peut représenter.

On ne peut représenter que les gens que l’on aime, que l’on respecte, que l’on considère comme des égaux. La représentativité implique que l’amour est le principe de l’État, que chacun voit dans l’autre le moment de sa propre substance. Les détenteurs du pouvoir en Algérie parlent au nom d’une Algérie mythique qu’ils servent idéalement dans le discours et s’approprient une Algérie réelle qu’ils dilapident, déforment et défigurent. Les Algériens, dans leur chair, depuis l’aube de l’indépendance « confisquée », font l’expérience de la duplicité du discours nationaliste qui aime l’Algérie dans le verbe et méprise les Algériens dans les faits.

Seul un pouvoir politique incarné par les ventrus, l’arrivisme pratique, les frustrés des voyous, des serviteurs, des sanguinaires, des persécuteurs, des traîtres , peut transformer un pays plein de promesses en un pays qui souffre d’une grande défaillance : le manque d’une cité.
Le défaut d’une cité révèle l’absence radicale d’un contrat entre les gouvernés et les gouvernants. Le politique n’a ni légitimité ni légalité. Il règne dans l’opacité et l’impunité totale en générant des contre-valeurs qu’il répand dans le corps social pour le disloquer et le maintenir dans cet état d’indigence et de servilité.

« L’élection du faux président nommé » en 1999 avait pour mission de rendre le pouvoir algérien fréquentable et de le soustraire à la catégorie d’« État voyou » ; le tremblement de terre extirpe des profondeurs de la terre algérienne la vérité si dissimulée d’un pouvoir qui a toujours été ce qu’il est : un pouvoir des voyous. Cette Algérie, pleine de promesses, ne verra le jour que si elle supprime de son inconscient collectif le désir de s’identifier à ces « voyous », de les envier, de désirer être à leur place, de jouir du pouvoir, et ainsi les porter implicitement au pouvoir.

Que les Algériens comparent ces détenteurs du pouvoir qui psalmodient l’hymne national et qu’ils se disent : quel rapport ont-ils avec la personnalité de l’émir Abdelkader, dont ils puisent la ferveur nationale et prétendent être les héritiers politiques ? « Comme Abdelkader est incomparablement plus digne d’éloges que tous les bureaucrates réunis qui prétendent aujourd’hui être ses héritiers politiques […]. Son évocation pourra seulement servir à mesurer l’exacte indigence et le néant révolutionnaire de la bureaucratie algérienne comparée à ce seul personnage. » (1) Ce pouvoir incurable n’étouffe pas seulement l’horizon des Algériens mais tue tout ce qui ennoblit l’homme et fait sa grandeur.
De ces corps ensevelis sous les décombres montent des voix qui nous disent combien leur rage est grande de constater qu’ils sont victimes de ce pouvoir temporel où des pseudo-maçons, encadrés par des institutions criminelles, s’érigent en sujets-entrepreneurs.
Cette année, désignée « année de l’Algérie », confirme ce que l’histoire récente et l’incurie générale du gouvernement face à cette catastrophe attestent : elle n’est pas celle des Algériens. Elle livre le secret des fossoyeurs de la citoyenneté qui ne sont soucieux que de leur image à l’extérieur. Et l’extérieur, pour eux, c’est avant tout la France. Et de l’extérieur dépendent la survie du régime et sa reconduction. Le reste, les élections, l’Assemblée, c’est de l’ordre du montage…

La communauté internationale, les sociétés civiles des pays démocratiques, si elles n’appuient pas efficacement les forces susceptibles d’asseoir l’avènement d’une société civile, livreront, comme c’est le cas, des populations à ces tyrannies du présent qui sont de véritables machines à fabriquer le terrorisme.

Le terrorisme renforce et durcit un régime qu’il est difficile d’assortir d’une épithète (militaire, mafieux, policier… ?), dont l’essence est d’être une contre-société ; le terrorisme redevient un programme politique pour un régime où l’assassinat politique, l’esprit des complots ont été des valeurs fondatrices.

L’humanité, dans ce temps planétaire où elle comparaît à elle-même, fait planer le sentiment qu’elle vit dans un monde structuré par des « voyous ». Entre les uns et les autres subsiste une différence d’échelle mais ils participent tous à la même essence : la brutalité du capital.
Le monde ne souffre pas d’un manque de sécurité mais d’un manque de justice. En Algérie, il est criant.

Le tremblement de terre, un des noms divins pour les anciens, tel un oracle du mont de Delphes, nous lance ce message : il faut purifier la ville.
Un crime a été commis, un crime qui reste impuni, un crime qui remonte au passé, à la naissance de l’Algérie postcoloniale ; un crime qui ne cesse de faire des victimes, de plonger l’Algérie et sa population dans un présent ténébreux et tyrannique. Il faut laver la ville de ce crime : l’indépendance confisquée au peuple algérien.

(1) Encyclopédie des nuisances, Abdelkader, page 124, n° 6, février 1986.