Abane Ramdane et les fusils de la rébellion

Belaid Abane

L’Algérie en guerre ABANE Ramdane et les fusils de la rébellion

L’Harmattan, 2008

 

Table des matières

Introduction

Postface

 

4e de couverture

Personnage central de la guerre d’indépendance, ABANE Ramdane retrouve enfin sa place dans cette révolution algérienne à laquelle il a incontestablement imprimé sa marque au cours des trente premiers mois, décisifs, de l’insurrection. L’homme, son engagement et son action, sont restitués dans la complexité du mouvement armé de libération, face au gigantesque rouleau compresseur de « la pacification ».

L’auteur se penche longuement sur la reprise en main d’une insurrection arrivée à bout de souffle, trois mois après son déclenchement ; sur l’implantation de la lutte dans les villes et le Congrès de la Soummam. Ce dernier à la fois boussole et pavillon de la révolution algérienne, fut assurément le moment et le lieu pacifiés du nationalisme algérien, mais aussi le début d’une brouille irréversible entre ses dirigeants. L’auteur s’attarde également sur l’attente pathétique des communistes algériens, longtemps tenus à l’écart par le FLN, avant d’être intégrés dans la lutte ; sur la descente aux enfers des messalistes et la tragédie de la guerre fratricide qui les opposa aux frontistes ; et s’arrête plus longuement encore, sur ce tournant politique majeur de la guerre, que fut « la bataille d’Alger ». Tous ces événements auxquels le nom d’Abane Ramdane reste indissolublement lié. Comme lui sont également attachées pour l’Histoire, l’unification des forces algériennes, la réalisation de l’unanimité nationale pour l’indépendance, et l’organisation d’une insurrection hésitante à ses débuts, en guerre nationale de résistance, prélude à la victoire sur le colonialisme.
Le retour aux racines du conflit -la conquête, l’occupation, la domination coloniale, et leur férocité multiforme- et le regard critique sur les échecs de la résistance algérienne au cours du XIXe siècle, permettent à l’auteur de reconstituer les ressorts intimes de cette guerre, asymétrique mais furieuse et acharnée, que livre le FLN au régime colonial français en Algérie.

Proche parent d’ABANE Ramdane, Bélaid Abane n’a pas a priori le profil pour aborder un thème qui relève par excellence des historiens. Il appartient en effet au monde médical. Après avoir gravi les échelons universitaires, il exerce comme professeur de médecine et chef de service au CHU d’Alger, durant une quinzaine d’années.
En réalité, même si l’enseignement médical lui a pris le plus clair de son temps, l’auteur n’a jamais vraiment abandonné la casquette du « politologue » depuis l’obtention de son diplôme (1973) et de son DES (1975) de sciences politiques à l’IEP d’Alger.
Ayant vécu « les événements » de 1954 à 1962, dans un « village de regroupement » en Kabylie, l’auteur est fortement marqué par la guerre d’Algérie à laquelle sa famille a payé un lourd tribut.
Bélaid Abane qui vit en France depuis une dizaine d’années, partage son temps entre l’écriture et l’exercice de la médecine spécialisée dans un hôpital parisien.


TABLE DES MATIERES

AVANT PROPOS 11

INTRODUCTION : CHRONIQUE D’UN JUSQU’AU-BOUTISME AVEUGLE ET SUICIDAIRE 31

1ERE PARTIE : LA LONGUE NUIT ALGERIENNE 39
De Cortes à Bugeaud 41
Le premier mensonge français 41
« A nous la Mitidja ! » 49
La dernière nuit des Aoufia 51
Bichouh et les colonnes infernales 55
Le lourd silence des lendemains d’enfumades 62
La méthode Lamoricière 66
La Kabylie pour l’Empire 71
Colonisation et civilisation 77
L’héritage de Gobineau 77
Tocqueville : de l’Amérique à l’Algérie 79
La raison civilisatrice 85
Incapacité congénitale ! 93
Etre ou ne pas être une nation 99
Le grand chambardement 109
Vivisection sociale 109
L’hécatombe démographique 114
Indigènes dans…la République ! 117
Colonisés…Colonisables ? 123

2EME PARTIE : LA NATION EN MARCHE 131
Dans la légalité coloniale 133
Loin du douar 133
La bonne Etoile 138
« Cette terre n’est pas à vendre ! » 143
La promesse américaine 145
Une paix à vivre 151
L’adieu à la République 151
Le 8 mai 1945 : un complot fasciste ? 154
Le dernier pardon 163
Des armes, nous voulons ! 168
Le temps des fusils 177
Chasser la France 177
Le langage des armes 182
Les premiers hommes 186
S’il est écrit que la France partira… 196

3EME PARTIE : ABANE RAMDANE ET L’UNANIMITE NATIONALE 203
Une prise de conscience nouvelle 205
Insurrection à bout de souffle 205
La raison politique comme stratégie 209
Abane Ramdane et le 1er novembre 215
L’arme secrète du vainqueur 219
Les centralistes : du légalisme à la révolution 227
Le Zaïm et les Pachas 227
Le feu à Alger, la marmite au Caire. 230
Ni féodaux…ni fellaghas 234
Déviationnistes, les centralistes ? 239
Les nouveaux visages du fellagha 243
20 août 1955 : l’été rouge du Nord Constantinois 243
Ferhat Abbas et le beau monde en révolution 250
Ulémas de l’Islam : la caution indispensable 258
Le Grand soir ! 262
Le Congrès de la Soummam : des fusils, des idées et des hommes 273
Un congrès, pourquoi faire ? 273
Un plan kabyle ? 278
Le choix des hommes 283
Guerre et paix 289
L’appel aux juifs 295
De Sidi Ferruch à Ifri 299
Les communistes algériens : de la révolution à la désillusion 307
Le pêché originel 307
Le maquis solitaire 310
Abane et les communistes : la dot d’abord, la noce après 314
La grande désillusion 318
Frontistes contre messalistes : la guerre à outrance 325
FLN et MNA, même combat mais… 325
La guerre commence en Kabylie… 331
…Et se termine en France 333
Messali, grandeur et décadence 339
Melouza ou l’amère victoire du FLN 342
Abane Ramdane : l’unité à tout prix 346

4EME PARTIE : ABANE RAMDANE ET LA BATAILLE D’ALGER 353
Pot de terre contre pot de fer 355
« Soldats de la civilisation » contre « guerriers barbares » 355
Terrorismes 363
L’impossible Dîen Biên Phù algérien 367
L’épée de Damoclès 371
Violence, mode d’emploi 379
Tout commence à Barberousse 379
La stratégie de la bombe 386
Le FLN : « Que faire ? » 392
Peur sur la ville 396
Alger : une immense usine à torture 405
L’eau, le poisson et les crevettes 405
Larbi, Maurice, Ali, et les autres 410
Morale à deux vitesses 413
Entre Klaus Barbie et Eichmann 418
Abane Ramdane et la « théorie de l’accélération » 425
La responsabilité collective : l’effet boomerang 425
La provocation accélératrice 431
La grande embuscade 434
La grève générale : erreur majeure du CCE ? 443
Fitna dans la République 449
Le grand tournant 449
Les sirènes du franquisme 452
L’Eglise : entre silence et goût des causes justes 460
La mort d’un double mythe 462
Camus : la mère et la justice 467

CONCLUSION 473

POSTEFACE : Torture, colonisation, l’Algérie et la France 477

ANNEXES 491

SIGLES ET ABREVIATIONS 511

INDEX DES NOMS CITES 515


Introduction : Chronique d’un jusqu’au-boutisme aveugle et suicidaire

L’injustice, la prison, la guillotine, la déportation. Les maîtres, au lieu de nous policer, nous ont rendu barbares, parce qu’ils l’étaient eux-mêmes. Gracchus Babeuf

La France, défaite, est occupée depuis juin 1940 par les armées nazies. Des Algériens, des « sujets français », les appelle t-on alors, sont enrôlés dans une guerre (1) qu’ils ne perçoivent pas comme la leur. Des milliers d’entre eux laisseront leur vie sur les champs de bataille après s’être battus courageusement.

Le nazisme est vaincu et partout dans « le monde libre », on se prépare à fêter la victoire. Revenus du front avec la conviction que la victoire des Alliés est aussi un peu la leur, les « soldats indigènes » s’apprêtent à regagner leur pays et leurs foyers, la tête remplie de toutes les belles idées apprises sur les champs de bataille. Notamment de cette liberté dont ils pensent qu’à juste titre, le moment est venu de faire profiter, enfin, les leurs, dans la paix retrouvée. La « bête » est morte croient-ils. Les soldats algériens ont même la naïveté d’espérer que la France, après avoir été elle-même occupée et dominée, comprendrait enfin leurs aspirations à la dignité et à la liberté.

Hélas pour eux, la déception ! Leurs compatriotes sont encore plus misérables, toujours privés de droits, encore figés dans le statut subalterne de « sujets ». Pis, le choc ! Les « glorieux soldats indigènes » apprennent qu’un massacre d’une sauvagerie et d’une ampleur sans précédent, vient de frapper les hommes et les femmes de leur pays. La fête de la victoire se transforme en cauchemar pour les habitants de Sétif, Kherrata, Guelma et de bien d’autres villes et villages du Constantinois. Enième massacre colonial qui ébranle les consciences et marque le point de non retour d’un processus qui mènera en droite ligne à l’insurrection du 1 er novembre 1954.

Ni l’administration coloniale, ni le pouvoir métropolitain ne prennent la mesure de l’immense détresse des Algériens et de la cassure profonde causée par ces journées noires de mai 1945. Et on continuera de les mépriser et de leur « cadenasser toutes les issues ». « L’Algérie est dans l’impasse », écrit en 1948 Sylvain Wisner qui déplore « la démission de la France » et met en garde, avec un sens aigu de la prédiction, contre « l’explosion des forces mauvaises » et « tous les débordements » (2).

Imbue de son omnipotence, l’oligarchie coloniale demeure intraitable, résolue à ne rien lâcher. N’avait-elle pas torpillé les modestes mesures proposées par le général de Gaulle dans l’ordonnance de 1944 ? Pour calmer la fièvre nationaliste montante, « le chef de la France libre » avait en effet projeté d’octroyer la citoyenneté française à 65 000 Algériens et de réévaluer à 2/5 la représentation musulmane dans les assemblées locales. Ces mesures qui n’entament pourtant en rien l’hégémonisme colonial, seront furieusement rejetées par le colonat et ses représentants politiques.

Voilà de nouveau cette même oligarchie repoussant avec arrogance, un statut (Statut de 1947) octroyé par la métropole, lequel recommande timidement de porter la représentation parlementaire des Algériens (90% de la population) au même niveau que celle des Pieds-Noirs (10% de la population). Plus grave, le régime colonial n’hésite pas à fouler au pied sa propre légalité en truquant massivement des élections (3) pour évincer les nationalistes et faire élire des candidats à sa dévotion.

Mais rien de tout cela ne serait possible sans le soutien de la minorité européenne au puissant « lobby algérien ». Ce dernier qui excelle, grâce à ses relais médiatiques, dans l’art et la manière de fabriquer et d’entretenir le consensus colonial, n’a qu’une obsession en tête : maintenir coûte que coûte le statu quo de la domination coloniale au profit de l’oligarchie et aux détriments de la masse indigène.

Depuis que l’Algérie est passée, à la chute du Second Empire, du statut militaire à l’administration civile, la tactique des oligarques n’a pas varié : ameuter la population européenne en instrumentalisant ses réflexes et ses peurs archaïques, chaque fois qu’il est question de réformes. L’objectif étant de verrouiller toujours un peu plus un système qui fonctionne à leur profit, même si dans sa logique, il protège aussi les intérêts de la minorité « blanche » dont il fait sans cesse mousser l’orgueil de « communauté supérieure ». Résultat : le système finit par installer dans les esprits une tragique confusion d’intérêts. Aveugles, les « Petits Blancs » en sont arrivés à ne plus distinguer leur propre devenir de celui des Borgeaud, des Gratien Faure , des Schaffino , des Abbo et autres potentats coloniaux.

Faille irrémédiable, le « peuple pied-noir » est dépourvu de conscience et de représentation politiques, n’ayant alors d’autre choix que de s’abandonner totalement à l’idéologie suicidaire du bloc colonial. Son seul « parti » est précisément cette oligarchie dont la presse le manipule et le mobilise de manière quasi pavlovienne. « Ils vont devenir nos égaux et nous serons submergés par leur nombre », ne cesse t-elle de lui ressasser pour l’effaroucher. Formatés dans la peur et le mépris de l’indigène, les Pieds-Noirs, dans leur immense majorité, obéissent inconditionnellement aux mots d’ordre de cette presse et de ces oligarques qui se piquent d’opposer leur veto à la moindre des réformettes qui ferait un tant soit peu justice à la population musulmane.

Pourtant, très tôt, des hommes lucides, aimant leur pays autant que la justice, n’avaient cessé de tirer la sonnette d’alarme. Dès le début du XXe siècle, l’écrivain Anatole France dénonçait « la barbarie coloniale ». Charles Gide , digne oncle de son neveu André, attirait l’attention sur le sort des « races piétinées » et lançait dès 1913, un avertissement aux allures de prophétie : « Si la réconciliation et la coopération entre colons et indigènes ne se faisaient pas, tôt ou tard, les colons français seront jetés à la mer. » La même année, un autre amoureux de la France et de la justice, le député Abel Ferry , dénonçait le sort fait aux indigènes devenus « l’oreiller commode d’une politique de compression », en adjurant le gouvernement de pratiquer « une politique de plus large justice ».

Vingt ans plus tard, la France se dote d’un gouvernement socialiste -le Front populaire- qui incarne alors ce qu’il peut y avoir de mieux en matière de démocratie, de progrès social et de Droits de l’homme. Appuyé par Léon Blum , président du conseil, Maurice Violette , ministre d’état, après avoir été gouverneur général de l’Algérie, projette d’ouvrir la cité française à quelques milliers d’indigènes qui vont enfin pouvoir bénéficier des mêmes droits que les Européens et devenir citoyens, sans renoncer à leur religion et à leur statut personnel. Cette avancée, pourtant si modeste, est violemment contrée par un bloc colonial qui n’entend rien céder de sa suprématie. Le projet Blum -Violette s’enlise au parlement et tombe dans l’oubli. L’édifice colonial restera intact.

Déçu, l’ancien gouverneur général lancera à son tour un avertissement lourd de sens : « Ces musulmans, quand ils protestent, vous vous indignez, quand ils approuvent vous suspectez, quand ils se taisent vous redoutez. Messieurs, ces hommes n’ont pas de patrie politique. Ils vous demandent de les admettre dans la vôtre. Si vous refusez, craignez qu’ils ne s’en créent bientôt une. »

A la veille de la seconde guerre mondiale, Ferhat Abbas qui croit encore à l’idéal républicain de liberté et d’égalité citoyenne, lance un appel à la raison : « Nous ne pouvons permettre que des dizaines de milliers d’Algériens soient immolés pour rien. Les musulmans ne peuvent continuer à mourir pour les autres et pour des libertés dont ils sont frustrés. N’attendez pas le déclenchement d’une guerre, que votre recul à Munich rend inévitable, pour dire à vos « sujets » : venez mourir pour une République qui vous frappe d’ostracisme, pour des libertés dont vous ne bénéficiez pas, pour un bien-être qui vous est refusé, pour une instruction qui n’est dispensée qu’à 10% d’entre vous. » (4) Il ne sera pas entendu. Dans une ultime démarche précédant l’appel à la mobilisation, le « Tigre de Sétif » lance en décembre 1942, une mise en garde aux autorités : « Les musulmans (qui) consentent aux sacrifices.demandent à être assurés de se battre pour leur propre affranchissement politique pour qu’ils ne restent pas privés des droits et des libertés essentielles dont jouissent les autres habitants de ce pays. » Vainement.

Les nationalistes ne se font plus d’illusions. Pour en avoir souvent fait les frais, ils connaissent bien l’intransigeance coloniale. Au demeurant, le 8 mai 1945 sonne pour eux, la fin d’une époque, le stade terminal d’un long processus morbide au cours duquel tous les moyens pacifiques de la légalité française ont été, tour à tour, essayés, sans résultats.

Dans la jeunesse qui perd tout espoir de changement, le sentiment qui prédomine est celui d’un avenir sans issue. La politique, ne mènera nulle part, clament les activistes du mouvement national. Il est trop tard. Les réformes ne peuvent plus rien.

De fait, la mémoire algérienne est meurtrie, écorchée, l’identité frustrée, et, depuis « Sétif », solidement cristallisée et repliée sur elle même, au point de devenir insoluble dans un improbable mélange français.

La colère gronde dans les campagnes où continue de sévir une très grande misère. Le contraste est choquant entre le dénuement extrême dans lequel vit la population algérienne, et l’aisance des colons, la qualité et l’abondance de la nourriture donnée à leurs troupeaux, note l’historienne Annie Rey-Goldzeiguer. Mais, plus que l’extrême pauvreté de la population, c’est l’humiliation, l’abaissement et la situation indigne qu’ils subissent, qui poussent les jeunes Algériens vers l’activisme et renforcent leur détermination à en finir avec le régime colonial.

Une partie de la jeunesse perd en effet patience et se détache du mouvement politique légaliste dont elle dénonce le ronronnement réformiste sans espoir et sans issue. Elle n’a qu’une idée en tête, préparer la lutte armée pour en découdre avec le régime colonial. Le contexte international l’y encourage. L’émancipation des peuples et leur droit à disposer librement de leur destin sont désormais inscrits dans la charte des Nations Unies. Le vent de liberté qui souffle sur le monde soufflera aussi, sûrement, sur l’Algérie. Et on entend bien mettre à profit tous ces changements d’après guerre, et surtout cette rivalité qui oppose désormais l’occident capitaliste au monde communiste, pour secouer le joug colonial.

Comme le jaillissement soudain et inattendu des premières laves d’un volcan trop longtemps maintenu sous pression, « l’explosion » du 1 er novembre 1954 surprend, même si elle ne les inquiète pas vraiment, la population européenne et l’autorités coloniale, pourtant habituées l’une et l’autre, aux « jacqueries » des indigènes et à leurs agitations « passagères ». Mais cette fois, la première fois depuis la conquête de 1830, l’insurrection semble planifiée, organisée et étendue à tout le territoire algérien.

Dès les premiers coups de feu, l’oligarchie coloniale est de nouveau en première ligne, jouant sur la corde sensible de la grandeur et de l’intégrité de la France. Derrière elle, l’immense majorité de la population européenne d’Algérie, qui n’hésite pas à s’impliquer directement dans le conflit en descendant dans la rue.

L’armée française, depuis longtemps boudée par la victoire, trouve elle aussi l’occasion de retrouver un moral sérieusement ébranlé en Indochine, en appuyant sans réserve les partisans du statu quo et du recours à la force.

Les politiques ne sont pas en reste. « La seule négociation c’est la guerre » pérore à chaud, le ministre de l’intérieur, François Mitterrand , venu rassurer la population pied-noir et la féodalité coloniale.

Aveugle et suicidaire, le jusqu’au-boutisme colonial, le restera tout au long de cette guerre qui s’achèvera dans « les feux du désespoir » des partisans les plus fanatiques de l’« Algérie française ». Pendant près de huit ans, la fureur des armes étouffera la parole avant que le système ne s’effondre comme il s’est installé : dans une tragédie de malheurs, de destruction, de sang et de larmes. A force de n’avoir jamais rien voulu céder, les gardiens de la suprématie raciale et du statu quo et, avec eux, toute la population d’origine européenne, finissent par tout perdre. Un suicide par peur de mourir, en quelque sorte.

Le bilan de la guerre est très lourd : des centaines de milliers de morts dans un déchaînement de haine et de violence dont les traces et les cicatrices sont encore visibles aujourd’hui. Côté algérien, plus de 2 millions de personnes parquées dans des camps pudiquement appelés « villages de regroupement », arrachées à leurs terres, déracinées de leur milieu (5) ; 300 000 réfugiés en Tunisie et au Maroc ; 9000 villages détruits ; des milliers d’hectares de forêts brûlées au napalm ; des centaines de milliers de blessés ; 1,5 million de morts selon les chiffres de l’historiographie algérienne, autour d’un demi million, selon diverses sources françaises. Dans l’hypothèse la moins pessimiste, la saignée est considérable. Pour s’en faire une idée, elle serait de plus de 2 millions de morts rapportée à la population française d’aujourd’hui. C’est énorme, sans compter les blessés et les nombreux drames humains vécus par les veuves et les orphelins de guerre. Du côté français, 30 000 morts dont 25.000 militaires sacrifiés pour une cause qui s’avérera au final dénuée de sens.

Près de huit années d’une guerre épouvantable. Si longtemps ! On pourrait s’en étonner si on ne prend en compte le consensus colonial qui a prévalu au sein d’une nation française jalouse de son empire, et qui a cru, sans trop se poser de questions, à la « mission civilisatrice » et au rayonnement de la République et de ses valeurs.

Mais, aussi réelle qu’elle fut, l’unanimité française qui a porté la guerre, ne doit pas dédouaner les politiques de leurs fautes. La responsabilité est lourde, autant pour les dirigeants de la SFIO que pour les gaullistes, ces deux mouvances qui ont eu en charge, chacune à son tour, la conduite de la guerre. Obsédés par la recherche d’une troisième voie pour les premiers, et le tripatouillage de solutions néocoloniales, pour les seconds, ils se sont tous deux ingéniés à ignorer le chemin de la paix, celui de la négociation sérieuse avec le FLN qui a fait pourtant largement la preuve de sa représentativité, en rassemblant la quasi-totalité des forces politiques nationales.

Il y a des responsabilités spécifiques. D’abord celle du Front Républicain investi de « pouvoirs spéciaux ». Celle d’un Guy Mollet , président du conseil, qui se plie docilement aux injonctions de la minorité européenne et recule honteusement devant les « tomates » du 6 février 1956, perdant toute crédibilité politique et ruinant définitivement l’espoir d’une indépendance algérienne à moindre frais pour tous, car historiquement inéluctable. C’est ce pouvoir de gauche qui ordonne une guerre sans merci, livrée à un peuple miséreux soumis aux vieilles pratiques coloniales de la responsabilité et de la répression collectives, sous couvert de « pacification » et de « maintien de l’ordre ».

La responsabilité du pouvoir gaulliste dont on ne retient à tort que la disposition finale à la négociation, n’est pas moindre. L’offensive sanglante du plan Challe et la poursuite de la guerre dont on ne verra plus la fin -elle durera encore près de 4 ans- génèreront un immense surcoût humain.

L’histoire ne retiendra cependant que la responsabilité, le déshonneur en prime, de la gauche et de l’armée dont elle cautionne les dérives, notamment au cours du paroxysme de « la bataille d’Alger ». Déshonneur en effet, car des soldats d’un grand pays démocratique, pratiquent à grande échelle des méthodes que réprouve l’humanité civilisée et font subir aux Algériens les maux qu’ils prétendaient vouloir combattre. Ces maux dont les Français eux-mêmes avaient souffert sous l’occupation allemande, quelques années auparavant. Mais, comme nous allons le voir et contrairement à beaucoup d’idées reçues, ces pratiques sont aussi vieilles que la conquête. Commençons donc par le début, ce jour de juillet 1830 où l’épaisse nuit coloniale tombe brutalement sur la quiétude inconsciente du monde algérien.

1. L’enrôlement des jeunes et leur départ à la guerre marque profondément les familles algériennes. Mouloud Mammeri en fait une belle et émouvante description dans La colline oubliée, Plon, 1952 .

2. Sylvain Wisner, l’Algérie dans l’impasse . Démission de la France ? Spartacus, 1948.

3. En 1948, le gouverneur Naegelen , grand dignitaire socialiste, est chargé d’organiser de « bonnes élections ». Son nom restera dans l’histoire coloniale de l’Algérie, indissolublement lié à la fraude électorale. Les élections de juin 1951 connaîtront le même sort.

4. Cité par Benjamin Stora et Zakia Daoud, Ferhat Abbas, une autre Algérie , Denoël, 1995.

5. Voir à ce sujet le livre de Pierre Bourdieu et d’Abdelmalek Sayad, Le Déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Minuit, 1964.


Postface : Torture, colonisation, l’Algérie et la France

Les révélations récurrentes sur la torture, faites par des témoins crédibles ou par les acteurs de premier plan eux-mêmes, comme les généraux Massu et Aussaresses , ont été chaque fois accueillies dans l’opinion avec un mélange d’étonnement, de pudeur et d’agacement. Il faut oublier ; tout ça c’est du passé. C’est ce que semble dire la majorité des Français, l’humeur bougonne, quand ils entendent parler de torture en Algérie. Point de débat donc. Ni sur la torture, ni sur la colonisation et la guerre ayant opposé les Algériens à la France coloniale. Pourquoi ce black-out ? Est-ce du fait que le passé colonial révèle de la République, une facette inavouable ? Pas aussi vertueuse en effet cette République qui autorise et cautionne hors de la communauté nationale française, des pratiques en totale inadéquation avec les principes et les idéaux qu’elle est censée, au contraire, défendre et prêcher. Inacceptable contradiction qui explique, sans doute, ce climat de dénégation collective et l’attitude d’évitement des Français, s’agissant de l’histoire coloniale française et tout particulièrement de la torture. Mais cela n’explique pas tout.

Il y aussi, et c’est sans doute la raison la plus importante, que les Français ne savent rien de ce qui s’est vraiment passé durant la conquête et l’occupation coloniale de l’Algérie, ni sur l’épouvantable tuerie de Sétif, ni sur les méthodes de « la pacification » et de la répression qui s’est abattue sur les Algériens durant la guerre et tout particulièrement au cours de cette année 1957 qui en fut le paroxysme. L’explication de cette ignorance est qu’on leur a, toujours, tout caché.

Regarder en arrière et remuer l’histoire, la démarche est du reste, devenue plus que jamais improbable dans la conjoncture actuelle de déculpabilisation généralisée du Nord vis-à-vis du Sud. Une conjoncture où le « sanglot de l’homme blanc » n’est plus qu’un lointain souvenir, si tant est que « l’homme blanc » ait, un jour, réellement et sincèrement sangloté.

En Algérie, même si « le calvaire colonial » revient régulièrement dans l’actualité, notamment à l’occasion des grandes commémorations, les Algériens n’aiment pas trop remuer le passé. Si le massacre du 8 mai 1945 et la tuerie du 17 octobre 1961 à Paris, sont en bonne place dans l’historiographie algérienne, peu d’Algériens ont réellement connaissance de « l’incroyable férocité » des méthodes militaires utilisées durant la conquête et la colonisation de leur pays.

Concernant la torture, le public algérien, restera également dans une ignorance quasi-totale. Sur le vécu des suppliciés, rien ou presque. Pas de témoignages publics, peu d’écrits, encore moins d’études historiques sérieuses. Comme les Français, les Algériens semblent « éviter » ce passé douloureux qu’ils portent en eux avec la pudeur de la victime humiliée.

Pourtant, les Algériens n’ont pas encore tourné la page de la colonisation alors que tout les pousse à regarder devant et à tirer un trait sur ce passé qui, certes, tourmente encore la mémoire algérienne, mais parait aujourd’hui bien lointain. Depuis la « décennie rouge » des années 1990, le passé colonial, pourtant si incomparablement porteur de souffrances et de malheurs, est en effet relégué au second plan, écrasé par la dureté et l’adversité du présent.

Au demeurant, la plupart de ceux qui ont subi les horreurs extrêmes de la torture, et ils sont nombreux, ne sont plus là pour en parler. Et pour cause : on les achevait, la plupart du temps. Quand aux rescapés, ils se murent dans le silence, considérant que tout propos sur cette partie de leur vécu, serait vain et dérisoire. D’autres, parmi « ceux qui n’ont pas vraiment ressenti la morsure de la braise », en font plutôt un motif de gloire. « J’ai été torturé », claironnent fièrement certains résistants de la dernière heure, en exhibant quelque vieille cicatrice.

Quand à ceux qui la considèrent comme une simple fatalité, la torture est un sujet banal, « un détail » de la guerre d’Algérie. Au point qu’un cinéaste algérien osera en faire le thème d’un film.comique produit six ans après l’indépendance (1968) par un organisme d’état (1). Face à ses tortionnaires au cours d’une « séance de baignoire», Hassan Terro (Hassan le terroriste), l’anti-héros du film, interprété par Rouiched -le Louis de Funès algérien- adresse à Bekkouche, son bourreau, lui-même ancien terroriste retourné par la torture, cette célèbre supplique qui fera s’esclaffer des milliers de spectateurs algériens : «  Aalach ya Bekkouche aalach, yak anta biyaa ou ana biyaa !  » (Pourquoi me fais-tu ça Bekkouche, nous sommes maintenant tous les deux du même bord, non !).

Quand aux autorités algériennes murées dans le silence de la realpolitik , elles auraient mauvaise grâce de mettre sur le tapis du débat franco-algérien, la torture, une pratique dont les différents régimes qui se sont succédés depuis 1962 ont tour à tour usé et abusé, même s’ils ne l’ont jamais pratiquée à l’échelle « industrielle ».

C’est, au demeurant, dans les maquis que la torture prend racine. Dès 1958, des chefs maquisards, intoxiqués par les services spéciaux de l’armée française (2), font torturer, en Kabylie et dans l’Algérois, avant de les faire exécuter, des centaines de combattants innocents. Ces derniers, des « lettrés » pour la plupart, parmi lesquels plusieurs officiers, sont accusés à tort d’être des agents doubles. D’autres officiers de l’ALN sont torturés quelques mois plus tard, avant d’être jugés. Parmi eux, le colonel Lamouri et le commandant Mustapha Lakehal , qui seront exécutés. Ils sont accusés de fomenter un complot, avec l’aide des Moukhabarat, les services secrets égyptiens, pour destituer les trois hommes forts (Krim , Boussouf , Ben Tobbal ) du GPRA, le gouvernement provisoire algérien en exil à Tunis.

Durant les trois années de son mandat, Ben Bella , avec ses « brigades spéciales », érige l’emprisonnement et la torture comme les meilleurs moyens de se maintenir au pouvoir (3). La tristement célèbre « police spéciale » laissera son emprunte de terreur chez tous ceux qui osent lever la tête dans le régime du nouveau dictateur.

Le régime de Houari Boumediene n’est pas en reste. La torture y est pratiquée au moindre frémissement politique. « Connaissez vous une autre manière d’obtenir des renseignements ? » (4), répond cyniquement le « président du conseil de la révolution » quand on lui reproche l’usage de la torture par les polices de son régime.

Au cours de la période Chadli, la torture est de nouveau pratiquée. La subiront des syndicalistes, des militants de l’opposition clandestine, notamment ceux de la mouvance culturelle berbère, des islamistes et des communistes. Ces derniers étant accusés d’être derrière le soulèvement populaire d’octobre 1988. Les généraux en charge des événements de l’époque, continueront longtemps de se rejeter les responsabilités (5).

Mais c’est incontestablement après l’arrêt du processus électoral de décembre 1991 que les choses atteignent des proportions quasi « industrielles » au point de reproduire la sinistre trilogie de « la bataille d’Alger » : terrorisme-torture-disparitions. Ces dernières empoisonnent à ce jour la vie politique algérienne.

Même si ces dérives ternissent le prestige de l’Algérie et décrédibilisent ses institutions, elles n’enlèvent rien à la légitimité de la résistance algérienne au colonialisme pour la liberté et l’indépendance. Elles donnent cependant du grain à moudre à tous les contempteurs de Sartre , de Jeanson et autres porteurs de valises. Elles confortent l’argumentation de tous ceux qui soutiennent que les anticolonialistes étaient dans l’erreur, en raillant « la faillite de la révolution algérienne » et en insinuant que le colonialisme était un moindre mal.

Concédons le aux colonialistes et aux nostalgiques de « l’Algérie française » : en matière de libertés citoyennes, l’indépendance algérienne aura failli, car la libération des hommes ne suit pas celle du pays. Certes, l’état national algérien ouvrira largement à sa population l’espace de l’économie, du social et de l’éducation. Mais, en même temps, il la maintiendra dans un statut de mineure politique, jamais associée aux décisions qui la concernent et sans aucune influence sur la sphère réelle du pouvoir. D’émancipation politique donc, point.

Mais, éprouvant le besoin d’une vie politique véritable à la mesure des sacrifices consentis, les Algériens ne se résigneront pas pour autant. Les explosions de violence de Tizi-Ouzou (1980), de Constantine et de la Kasbah (1986), d’Alger puis de toute l’Algérie (1988), ne sont rien d’autre que des tentatives de parachèvement politique de l’indépendance. Les évènements des années 1990 ne sont qu’une autre conséquence, certes la plus terrible et la plus désastreuse pour le pays, de ce verrouillage politique intransigeant et anachronique. Dans ce domaine précis de la liberté, de la citoyenneté, des Droits de l’homme et des conquêtes démocratiques, il faut le reconnaître, l’indépendance n’aura pas tenu toutes ses promesses.

Contre le colonialisme et la colonisation, le lecteur aura trouvé sans doute la charge trop forte. Je l’assume en toute sérénité, d’autant que les exécuteurs des « hautes ouvres » coloniales n’y voyaient eux-mêmes que « compression », « répression » et même parfois « extermination » dont ils tiraient souvent panache et gloire. Bien évidemment il ne s’agit pas de faire le procès du colonialisme et de la colonisation. C’est déjà fait. Du reste, il serait vain de rechercher dans le « viol à main armée » d’un peuple, dans sa soumission brutale par la force conjuguée des armes et des lois, de quelconques philanthropie et noblesse de dessein, comme le fait accroire encore la rhétorique de « l’intention civilisatrice ».

Il ne s’agit pas non plus, pour les Algériens, de demander une quelconque réparation. Ce serait dérisoire. Car la saignée démographique, les souffrances incommensurables, l’abaissement et les humiliations subies, sont « irréparables », pour reprendre le mot d’Aimé Césaire .

Que répondre alors à ceux qui assènent sans vergogne que la colonisation a joué un « rôle positif » (6) en apportant aux colonisés le progrès et les « bienfaits » de la civilisation ? Que cela relève du cynisme de ce violeur qui légitime son crime en soutenant, sûr de sa suprématie machiste, que sa victime a pris du plaisir. Quand un enfant naît d’un crime horrible et inexpiable, on fait avec. Mais nul n’oserait avancer ou même imaginer que l’acte abominable qui lui a donné naissance, ait pu « jouer un rôle positif » ou qu’il ait été, d’une quelconque façon, pourvoyeur de « bienfaits ».

Et que penser de cette comptabilité obscène qui consiste à faire un bilan de la colonisation comme si celle-ci était le passage obligé pour inonder les peuples dits « sauvages », des bienfaits et des progrès d’une civilisation décrétée une fois pour toutes comme norme supérieure et universelle ? A supposer que « les nations inférieures » n’aient pas les capacités de produire leurs propres progrès et que l’intention civilisatrice du colonisateur était sincère, n’y avait-il pas d’autres moyens que l’horreur dévastatrice d’une conquête militaire ? « Je me demande pourquoi mon pays doit être ébranlé dans tous ses fondements et frappé dans tous ses principes de vitalité.par une armée.qui ne cherche qu’à introduire la civilisation », écrivait en 1833, déjà, Hamdan Khodja , dernier secrétaire du gouvernement d’Alger.

Entrons, cependant, dans ce raisonnement et poursuivons la logique « du rôle positif » jusqu’à ses retranchements. Comme les colonialistes d’hier, les « révisionnistes » d’aujourd’hui clament que ce ne fut pas si noir, que la colonisation a mis l’Algérie sur la voie de la modernité économique. L’Algérie, sans la colonisation, serait donc restée figée pendant plus d’un siècle dans sa situation de 1830 ! Soit. Rappelons que cette « modernisation » à la hussarde que lui impose la colonisation s’est faite au bénéfice des colons et aux détriments d’une population autochtone massivement dépossédée de sa terre, sans cesse refoulée et abandonnée dans le dénuement le plus total, aux famines et aux épidémies.

Les laudateurs de la colonisation nous rappellent également que celle-ci a créé une infrastructure, tracé des voies de communication (routes, chemins de fer.), érigé des barrages, bâti des hôpitaux. Certes. Mais rappelons aussi que cette « bonne colonisation » du pays est destinée à la population allogène même si par ricochet une poignée d’autochtones « évolués » y trouve son compte. Quand à la masse algérienne qui en paye lourdement le prix, elle en est quasiment exclue. Ce progrès matériel qu’elle regarde passer comme un mirage, ne fait en réalité qu’exacerber davantage sa condition de colonisée. « Que m’importe, clamait Ferhat Abbas , avec humour, qu’on mette l’électricité dans la maison si cette maison n’est pas la mienne. »

L’agriculture coloniale, on dira à juste titre qu’elle fut l’une des plus modernes du monde et que les domaines colons pouvaient rivaliser avec les meilleures exploitations californiennes. Orientée vers la satisfaction des besoins de la métropole, notamment la viticulture qui en est l’une des activités essentielles, dans un pays où 90% de la population ne consomme pas de vin, l’expansion coloniale désorganise brutalement , par la violence militaire, le système agraire algérien, basé sur la propriété communautaire et la solidarité. Elle produira dans son sillage une effroyable casse humaine.

Au demeurant, l’Algérie n’était pas une terra nullus , ni ce marécage que prétendaient les chantres de « la colonisation bienfaitrice ». Les silos du Directoire ne regorgeaient-ils pas de ce blé des Hauts Plateaux constantinois, destiné aux armées du général Bonaparte  ? C’est bien ce blé algérien livré à crédit, que la Restauration refusera de payer. Au grand dam du colérique dey Hussein dont le malencontreux coup d’éventail aura été, pour la petite histoire, l’incident déclencheur de l’aventure coloniale française en Algérie.

Et l’école ? Oui naturellement, on a construit des écoles et il y eut même des hommes inspirés comme le recteur Jeanmaire pour prêcher avec persévérance « l’école pour les indigènes », malgré l’opposition résolue des colons (7). Mais il suffit de rappeler la proportion des enfants européens et celle des enfants indigènes qui fréquentaient ces écoles pour s’apercevoir que les portes de l’instruction républicaine largement ouvertes aux premiers, étaient quasiment fermées aux seconds (à peine 10% d’enfants algériens scolarisés en 1954). Résultat de cette politique : le taux d’analphabétisme en Français est, au début des années 1950, estimé à 94% chez les hommes et 98% chez les femmes. Chiffres on ne peut plus révélateurs, sur le très faible degré de pénétration de la culture et de la civilisation françaises dans les foyers musulmans. En instaurant « l’école publique obligatoire » pour tous les enfants algériens, en donnant une formidable impulsion à l’enseignement, dès les premières années de l’indépendance, avec des moyens oh combien dérisoires, l’état algérien post colonial aura fait bien plus pour la « francophonie », en quelques années, qu’une « présence française » de plus d’un siècle.

Faut-il aussi, comme le suggèrent les défenseurs du projet colonial, se réjouir de l’émergence de « belles élites indigènes » imbues de valeurs républicaines et de l’esprit des Lumières, devenant les sentinelles cartésiennes et voltairiennes de leur propre pays émancipé de l’emprise coloniale ?

En vérité, l’argument de « l’élite indigène », trompe l’oil du discours colonial, n’est que l’alibi masquant l’iniquité fondamentale du colonialisme : la marginalisation de l’immense majorité de la population qu’il subjugue, condamnée au repli sur soi et au retour vers les valeurs les plus archaïques. On sait du reste qu’avec le combat pathétique mené durant un demi siècle par les Emir Khaled , les Messali et autres Ferhat Abbas , le spectacle de la misère et de l’humiliation qui accablent les siens, empêche cette même élite de profiter d’une civilisation dont la grande masse ne peut humer que les effluves.

Même si on lui accorde le bénéfice du doute, peut-on passer sur les contradictions patentes d’un système qui veut déverser ses « bienfaits » sur une population, tout en la maintenant sous sa domination ? Le progrès n’est-il pas, au contraire, par essence libérateur ? Et aux yeux des colonisés eux-mêmes, censés en être les bénéficiaires, la démarche n’est-elle pas suspecte, même à travers la blouse blanche du médecin ou le tablier gris de l’instituteur, tant il leur est difficile de « découvrir un progrès où le bien n’ait point cheminé en compagnie du mal » (8) ? Cette « civilisation » qu’on prétend leur dispenser avec générosité, n’a-t-elle pas pour fonction de faire oublier les violences de la conquête et de l’occupation, voire de les légitimer ? Notamment pour ceux -saint-simoniens, républicains et autres humanistes embarqués dans l’aventure coloniale- dont la conscience est troublée par les horreurs parfois gratuites infligées à une population sans défense. En agitant l’école et « la vaccination », n’est-ce pas une façon de se fabriquer à bon compte, une bonne conscience et d’avoir l’illusion d’un honnête dédommagement ?

Venons-en à cette « renaissance démographique » tant vantée, de la population algérienne, attribuée à la vaccination et aux bienfaits de la médecine coloniale. Rappelons d’abord que cette résurrection fait suite à l’hécatombe de la conquête aggravée au cours des années 1860, par les famines et les épidémies résultant du bouleversement de la société algérienne. Véritable catastrophe « écologique » organisée, qui frappe une population réduite en « poussière d’individus », la saignée démographique ampute la population indigène de son tiers.

La croissance démographique durant les cinquante premières années du XXe siècle, est-elle le résultat d’une politique sanitaire ? S’il existe un système de santé colonial, la masse indigène en était, en vérité, quasiment exclue comme elle l’était, du reste, de tous les progrès sociaux que prodiguait déjà l’état social-libéral français à ses citoyens. Ainsi, la vaccination ne touchait que les enfants scolarisés, soit une infime proportion des enfants d’âge scolaire (près de 10% en 1954). Du reste, les ravages de la tuberculose et de la poliomyélite dans la population algérienne jusqu’en 1962, prouvent s’il en était besoin, la faiblesse de la couverture vaccinale chez les enfants indigènes. Ces deux maladies infectieuses, comme beaucoup d’autres, ont sévi, notamment chez les enfants, comme de véritables fléaux jusqu’à l’indépendance. Elles seront complètement éradiquées au bout de 10 ans par d’ambitieux programmes de santé publique et des campagnes nationales de prévention, notamment par la vaccination rendue obligatoire pour tous les enfants algériens.

A la vérité, l’immense majorité de la population algérienne ne verra jamais passer l’ombre d’un progrès sanitaire durant la période coloniale. Et pour être tout à fait exact, elle ne le recherchait pas, faute de moyens, mais aussi parce qu’elle se méfiait de tout ce qui venait du colonisateur. Quand à sa survie et à son exubérance démographique, elles relèvent d’un véritable phénomène d’adaptation et de sélection naturelle. Décimée par une mortalité dévastatrice, la population algérienne ne trouve son salut que dans la transmission intensive des gènes : faire beaucoup d’enfants dans l’espoir d’en soustraire quelques-uns à la fatalité infantile. Plutôt que de progrès sanitaires, c’est, d’une certaine manière, de résistance démographique qu’il s’agit.

Pour l’Algérie, c’est donc un fait d’évidence que, s’il était question de faire un bilan, la colonisation, entreprise de crimes et de rapines, est une immense tache noire, un calvaire, une horrible mutilation subie à froid. Elle a non seulement donné un coup d’arrêt brutal à l’évolution historique de la société algérienne, mais l’a même obligée à emprunter le sens inverse. Et si on y ajoute la « brutalisation », la colonisation a été plus qu’une régression, un processus de « décivilisation » et d’« ensauvagement ».

« Le bilan est très lourd », écrit Mostefa Lacheraf , en 1955 : « Les Algériens ont conscience d’avoir perdu depuis 1830 par la faute du colonialisme des biens de première nécessité : la terre, la liberté, la santé physique, leurs institutions nationales et l’étude de leur langue, auprès desquels toutes les routes, tous les hôpitaux-témoins, tous les barrages (qu’on a construit avec leur argent et leurs bras et dont ils ne profitent pas) ne sont que des simulacres de civilisation. »

Plus grave, les effets de la domination coloniale, en Algérie comme ailleurs, ne cessent pas, une fois l’indépendance recouvrée. Même libérés, les peuples ont tant de mal à se reconstruire. Certes, le passé colonial n’explique pas tout, et les régimes post coloniaux, souvent illégitimes, corrompus et autoritaires, n’ouvrent pas toujours dans le sens du bien-être et du progrès de leurs citoyens. Mais le traumatisme colonial est parfois si violent et si profond que la « guérison » ne peut survenir qu’au bout d’une longue période de « cicatrisation ». Jean Sprecher (9) nous l’explique :

« Le colonisateur fait voler en éclat le droit et les usages du peuple qu’il soumet, il ignore sa culture ou la nie, il contrôle sa religion, il lui impose sa langue, seule officielle, il lui confisque ses biens et sa terre. Le dommage est si profond et les séquelles sont si graves que le peuple colonisé, même s’il réussit un jour à reconquérir son indépendance -on le voit aujourd’hui-, a du mal à retrouver ses marques, à restaurer sa culture. Un hiatus et des cicatrices subsistent, qu’il mettra longtemps à combler et à effacer. »

Au regard perspicace d’Albert Memmi n’échappent pas « les destructions psychologiques et culturelles » qui résultent de « l’humiliation quotidienne du colonisé et son écrasement objectif ». « Comment peut-on croire qu’il n’en résultera aucune distorsion dans l’âme, la physionomie et la conduite de l’opprimé ? », s’interroge l’intellectuel tunisien.

«  Il est plus facile de libérer le territoire que de libérer l’esprit ». Cette sentence de l’historien algérien Mohamed Chérif Sahli traduit également les difficultés qu’ont les peuples à se reconstruire après la domination coloniale. En réduisant à néant le passé du peuple qu’il subjugue, le coupant de ses racines, en niant ou détruisant sa culture considérée comme inexistante, inférieure ou « sauvage », le colonialisme s’attaque à l’essence même de l’humain. Rejeté, nié parfois jusqu’à la « chosification » (10), le peuple colonisé mettra des lustres pour se reconstruire.

C’est ce profond chamboulement de l’âme qu’exprime Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme , en évoquant ces « millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la danse, à la sagesse.à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinage. »

Si bénéfice il y a, c’est dans l’essence fondamentalement négative du colonialisme qu’il faut le chercher. Il est en effet encore heureux que la société algérienne n’ait pas subi l’épreuve coloniale en pure perte. Et qu’il y ait eu, après le choc de la conquête et l’éclatement de la société algérienne, et face à l’adversité coloniale, comme un coup d’accélérateur au processus de formation d’un état-nation moderne dont la société algérienne portait, du reste, déjà, les bases et les prémices. Là, est, peut-être alors, le « bébé » de « l’outrage » colonial. Faudrait-il pour autant s’en féliciter ou remercier « le violeur » ? Quand aux routes, ponts, barrages.-cette citadelle de la colonisation érigée avec le sang et la sueur des autochtones- ce ne sont, pour reprendre la célèbre formule de Kateb Yacine, que butins de guerre. Comme le furent jadis, pour l’Armée d’Afrique et la monarchie de juillet, les trésors de la régence, les villes et les plaines algériennes, les silos des Hauts Plateaux constantinois, les patrimoines des nombreuses tribus exterminées au cours des razzias.

Il y eut cependant, au cour même de la colonisation et de la guerre 1954-1962, il faut le reconnaître et le dire haut et fort, des hommes et des femmes, fonctionnaires, politiques, scientifiques, journalistes, médecins, artistes, instituteurs, militaires., qui ont osé braver le credo colonialiste pour montrer le vrai visage de la France. Celui des Lumières et de cette Révolution qui clama à la face du monde que « tous les hommes naissent libres et égaux ». Cette France qui reconnaîtra sa responsabilité envers les juifs livrés aux nazis, celle qui refusera de faire une guerre illégitime et injuste à l’Irak, cette France là, c’est avec elle que les Algériens voudrait définitivement tourner la page en regardant haut pour construire l’avenir.

Mais il ne s’agit pas de « visser le couvercle sur le puits » ni de faire table rase du passé. On ne peut en effet demander à un peuple d’effacer ou d’oublier les pages les plus tragiques de son histoire pour sacrifier au réalisme politique. Les leçons du passé sont utiles et toujours bonnes à prendre, enseignait Edmund Burke , ce politicien irlandais, philosophe de son état. Sinon sur quoi reposerait l’identité nationale des Algériens et quel serait le ciment de la mémoire qui leur permettrait de conjurer les malheurs du futur et d’échapper aux répétitions funestes de l’histoire ?

Au demeurant, il ne s’agit pas de culpabiliser les Français vis-à-vis de faits répréhensibles dont ils ne sont pas responsables. Ni même de désigner les tortionnaires. La liste serait longue et l’on serait aussi embarrassé de choisir à qui, du pouvoir civil ou de la hiérarchie militaire, irait mieux le chapeau. Du reste, les crimes de guerre d’Aussaresses et ceux de bien d’autres tortionnaires patentés, sont depuis longtemps passés à la trappe de l’amnistie.

Ce dont il s’agit aujourd’hui, c’est de tourner une bonne fois pour toutes, réellement, cette page sinistre de l’histoire franco-algérienne. Mais à quelles conditions ? Il ne s’agit pas pour l’état français de se livrer à un quelconque exercice d’auto flagellation. L’état de guerre étant reconnu, il lui reste à faire, non pas un acte de contrition que personne au demeurant ne réclame, mais le geste symbolique de reconnaître les torts faits à un peuple algérien impatient d’ouvrir une nouvelle page dans ses relations avec cette France à la fois si proche et si lointaine, une France certes encore détestée, mais en même temps adulée et admirée.

Ce n’est pas trop demander à l’état français. Car c’est bien un gouvernement français investi régulièrement de la confiance du peuple français, incarnant la pérennité de l’état français, nanti de « pouvoirs spéciaux » votés par la majorité de la représentation nationale française, qui ordonne à l’armée de livrer une guerre totale à une population miséreuse et sans défense. Une guerre où la torture, les exécutions sommaires collectives et les disparitions sont érigées en pratiques banalisées. Une guerre où les sévices, poussées à leur niveau extrême de cruauté, d’avilissement et de déshumanisation, sont infligés à des milliers d’Algériens traités comme des choses. Et cela, en vertu de ce principe -la responsabilité collective- que l’occupant allemand invoquait pour tailler dans la chair du peuple français, des « Ouradour » (11), des « Tulle » (12) et autres « Châteaubriant » (13). C’est également au nom de l’état et du peuple français que furent commis durant la conquête et tout au long du passé colonial, les massacres de tribus entières, et les pires exactions ayant coûté la vie à des centaines de milliers d’Algériens innocents.

Ce geste de reconnaissance claire et sans détours des souffrances infligées au peuple algérien du fait de la colonisation et de la guerre, si l’état français acceptait de le faire, serait le prélude à une réelle refondation des relations franco-Algériennes. Ce serait aussi le début d’une véritable réconciliation et d’une ère nouvelle où les communautés harki, juive et pied-noir, victimes malgré elles de l’histoire, trouveront enfin leur compte. Bien mieux, en tout cas, que dans l’atmosphère actuelle de compétition victimaire. Ce geste aiderait enfin, sans aucun doute, à atténuer dans le regard des Français, la méfiance encore chargée de ces représentations coloniales qui renvoient « les minorités visibles » à leur histoire et posent encore à la société française l’épineux casse-tête de l’intégration.

Cette reconnaissance des facettes sombres de son passé, ne signifie aucunement, pour la France, la fin de sa grandeur. Au contraire. Grande, la France le sera davantage si elle fait ce pas en direction des peuples qu’elle a jadis subjugués. Elle conférera encore plus de crédit à ses institutions, sa démocratie, sa politique et sa diplomatie. Son aura et son prestige international n’en seront que plus grands.


1. Il s’agit de l’ ONCIC, l’ office national du cinéma et de l’industrie cinématographique. La réalisation du film est confiée à Mohamed Lakhdar-Hamina qui se fera connaître quelques années plus tard par les Chroniques des années de braises , palme d’or au festival de Cannes en 1975.

2. L’opération, « la bleuïte », est diligentée par le Capitaine Léger du 2 e Bureau.

3. Voir à ce propos le récit hallucinant -les faits se déroulent deux ans après l’indépendance- d’Ahmed Taleb El Ibrahimi ( Mémoires d’un Algérien , Casbah Editions, 2006). Médecin exerçant à l’hôpital Mustapha d’Alger, le docteur Taleb est arrêté arbitrairement à son domicile et torturé selon les méthodes mêmes des tortionnaires de « la bataille d’Alger ». Le plus incroyable de l’histoire est que l’ancien président de l’UGEMA, futur ministre de Boumediene et de Chadli, était compagnon de détention de Ben Bella à la prison de la Santé.

4. Témoignage public de Mohamed Harbi, historien et ancien dirigeant politique du FLN.

5. Notamment les généraux Khaled Nezzar et Mohamed Betchine pour la torture pratiquée lors des événements d’octobre 1988.

6. La loi du 23 février 2005, « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés », recommande dans son article 4 aux pédagogues d’élaborer des programmes scolaires reconnaissant « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ».

7. Sous la pression des colons, Jeanmaire est rappelé en 1908. Son passage en Algérie n’aura pas été vain. Grâce à lui plus de 33 000 enfants algériens pourront être scolarisés.

8. Yvonne Turin, Affrontements culturels dans l’Algérie coloniale , Maspero, 1971.

9. Ecrivain et militant communiste d’origine pied-noir.

10. Ce terme utilisé par Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme est repris dans l’édition 2008 du Petit Robert comme l’un des attributs de la colonisation.

11. Le 10 juin 1944, à Ouradour-Sur Glane, non loin de Limoges, l’armée allemande enferme 642 civils dont 245 femmes et 207 enfants dans une église avant d’y mettre le feu.

12. A Tulle, en Corrèze, 99 habitants ont été pendus par les Allemands le 9 juin 1944.

13. A Châteaubriant, en Loire atlantique, 27 prisonniers politiques internés dans un camp de la ville, dont le jeune Guy Môquet âgé de 17 ans, ont été fusillés le 22 octobre 1941 en représailles au meurtre d’un allemand abattu à Nantes.