La rue a déjà gagné, mais elle ne le sait pas encore

La rue a déjà gagné, mais elle ne le sait pas encore

Tarik Tileli, 25 février 2011

Nous sommes aujourd’hui dans une situation paradoxale, en apparence. D’un côté nous voulons tous, à part ceux qui profitent des largesses du régime de Boutelika, la fin de ce régime. De l’autre nous nous refusons encore à exploiter des conditions uniques dans l’histoire de l’Algérie post coloniale de pouvoir faire s’écrouler un régime qui nous étouffe, sans craindre le chaos.

Il y a plusieurs explications à ce sentiment de fatalité qui nous paralyse, qui nous empêche de marcher pour notre liberté ; la peur d’être instrumentalisés, la peur de l’inconnu, la peur de nos divisions internes (et qui existent réellement), le manque de foi dans les capacités de notre société déstructurée à trouver un consensus pour le changement, la perte de confiance en nous-mêmes et les uns envers les autres, la peur de revivre une guerre civile qui a plongé notre pays dans les ténèbres durant plus de 10 ans, et bien d’autres encore. Ces peurs sont légitimes, mais elles ne doivent pas inhiber notre désir de changement, notre aspiration à la dignité des hommes et femmes libres, car l’absence de liberté mène à l’asservissement. Ces peurs doivent au contraire nous orienter dans notre quête de liberté, nous aider à prendre les bonnes décisions, et à nous fédérer autour de ce qui nous rassemble plutôt que ce qui nous divise.

Ce qui nous unit c’est : le mépris que nous inflige le régime dont A. Bouteflika est la quintessence, la corruption généralisée qui dilapide nos richesses et pervertit nos coeurs, l’arbitraire du pouvoir et une justice qui consacre l’injustice, la vie chère, le manque de logements, le chômage, la violence sociale, les passes droits, un système éducatif archaïque, un système de santé désastreux, une administration incompétente et avilie. Mais plus que tout, ce qui nous rassemble c’est la privation de liberté, le fait d’être traités comme des assistés, le fait que le régime de Bouteflika nous dénie tout sens des responsabilités, le fait qu’il nous empêche d’être maîtres de notre vie, de notre avenir. Ce qui nous unit c’est de vivre dans la médiocrité dans laquelle il nous a condamnés, de subir l’humiliation d’être relégués au dernier banc des nations. Mais nous sommes les premiers responsables de cette situation, parce que nous l’acceptons.

Nous acceptons d’être gouvernés par un président anachronique, qui vit dans un passé révolu. Sa mégalomanie, sa soif de revanche, sa quête de pouvoir absolu, pour être absolument corrompu, l’a conduit à faire les pires choix pour notre pays. Il a tout mis en œuvre pour briser en nous toute capacité à nous auto- déterminer, à nous émanciper d’un pouvoir qui nous a réduits à l’état de servilité. Nous étions fiers et debout, nous voilà à genoux, humiliés, réduits à l’état de mendiants, attendant que le président nous fasse grâce de largesses qui nous appartiennent pourtant. Il s’est entouré de ministres dont l’incompétence n’a d’égale que la voracité, une nuée de criquets a envahi notre pays, rasant tout sur leur passage, ne laissant que la désolation. Durant ces douze dernières années, des milliards de dollars ont coulé à flot, ils ont servi à A. Bouteflika à asservir la société entière, à acheter les loyautés, à créer une société de courtisans, à tous les niveaux, et surtout au sein de l’Etat et de ses représentants et des partis politiques. En 12 ans, aucun gouvernement n’a entrepris de réforme digne de ce nom. Ils ont instauré la gouvernance du terrain vague, se contentant de faire allégeance a leur président et jouir de ses bonnes grâces, de tisser des alliances pour le maintenir au pouvoir, contre la volonté du peuple, qu’ils sont sensés servir. Nous n’avons rien à attendre de ces supplétifs, dont le premier d’entre eux, Ahmed Ouyahya, vomi par le peuple, à renoncé à toute la dignité que réclamait son rang pour servir d’homme de paille et mener la politique de la terre brûlée d’un président pyromane. 

Les ministres et autres exécutants ont donné leur âme au diable, pour quelques poignées de dinars, et la corruption des âmes s’est généralisée, devenant une gangrène qui mine notre société jusque dans les entrailles de ses valeurs séculaires. Le règne de la corruption a été consacré par un « président » qui a distribué l’argent du pétrole pour compenser son absence de légitimité. Le vol et la malhonnêteté n’ont jamais autant fait loi, devenant une menace pour l’intégrité même de notre nation. La conjugaison de notre résignation et d’une politique de déstructuration de notre société menée par un homme et son douar préoccupés uniquement par leurs privilèges, nous mène aujourd’hui vers un effondrement de l’Etat, et nous pousse au bord du précipice. C’est une nouvelle guerre civile que nous devrons affronter si nous tardons à mettre fin au règne d’un illuminé rongé par la maladie, qui paralyse le pays, bloque le changement pour nous entraîner avec lui dans sa tombe.
Alors qu’attendons- nous ? Notre marche vers la liberté est pourtant une évidence que nous sommes seuls à ignorer, nous ne réalisons pas que le peuple a déjà gagné. La rue algérienne a gagné parce que les peuples tunisien et égyptien ont changé la face du monde, ils nous ont montré le chemin du courage, le chemin de la dignité, le chemin de la fierté retrouvée. Leur victoire nous met face à notre destiné. Leur expérience révolutionnaire nous protège des matraques et des balles du régime policier de Bouteflika. Le peuple a gagné parce que nous sommes face à un régime mis à nu, dont l’arrogance, qui n’a d’égale que la médiocrité, nous a conduits au bord du chaos social. Nous sommes ainsi face à un régime qui n’a jamais été aussi faible, car sans aucun projet, sans aucune morale, sans aucun scrupule, sans aucune « rahma », sans aucune idéologie, sans aucune légitimité. Il est assis sur un château de cartes, car ses fondations sont la rapine et le crime. Le peuple a gagné parce qu’il est composé d’une jeunesse tournée vers l’avenir, aspirant au progrès, une jeunesse dont la conscience s’est éveillée, réalisant qu’elle a laissé un homme, A. Bouteflika, d’un autre temps et son clan présider à sa destinée et hypothéquer son avenir. Connectée au monde, notre jeunesse réalise tout le gâchis de son potentiel, elle réalise que rien de ce que nous utilisons n’a été produit par notre peuple. Elle réalise que nous nous contentons d’extraire du pétrole et de le vendre pour acheter ce que le savoir des hommes libres a produit. Elle réalise que A. Bouteflika l’a condamné à la médiocrité, à vivre sa vie par procuration sur Internet.

Pourquoi alors restons-nous dans nos demeures, portes et fenêtres fermées, en attendant que le vent de la liberté ait fini de souffler ? Il n’y en réalité aucun autre obstacle à notre libération que notre propre volonté. Si c’est la peur d’une alternative qui nous coupe dans notre élan, nous devons être conscients qu’il nous appartient de la construire, car il n’y a pas de sauveur à attendre. A. Bouteflika est aujourd’hui le seul blocage à une transition démocratique en Algérie. Les « mesurettes » qu’il vient de décider au dernier conseil des ministres en réponse aux demandes de réformes démocratiques radicales par le peuple, devront avoir fini de convaincre les plus sceptiques d’entre nous sur les capacités du régime de Bouteflika à se réformer. Il n’y a rien à attendre d’un homme qui n’a fait que reproduire le schéma de l’ancien colonisateur pour assurer sa domination sur notre pays. Il n’y a rien à attendre d’un homme qui a violé la constitution de notre pays pour se cramponner au pouvoir au mépris de toute considération d’intérêt national.

Nous devons enfin prendre notre destin en main et cesser de croire qu’il n’y a pas d’alternative à ce régime. La seule chose dont nous avons besoin c’est d’un acteur fort et crédible pour être garant d’une transition pacifique, pour nous aider à mettre nos divisions de côté et nous concentrer sur ce qui nous rassemble. Ce rôle il n’y que l’armée qui puisse l’assumer. L’armée qui est souvent décriée a réalisé sa mue, elle est aujourd’hui composée d’une nouvelle génération de jeunes officiers, conscients de la dérive qu’a connue notre pays, de l’opération de destruction de nos valeurs qui a été mise en œuvre par A. Bouteflika et son régime. L’ancienne génération a raté une première fois, à la fin des années 1980, l’occasion de faire franchir à l’Algérie le cap de la transition démocratique. Ses seules circonstances atténuantes sont le fait qu’elle a du arrêter le processus électoral pour sauver l’Algérie d’un péril qui menaçait notre nation. A la fin des années 1990, elle a confié le pouvoir à A. Bouteflika qui avait pour mission de rétablir la paix et la confiance et conduire notre pays dans une transition démocratique apaisée. Mais A. Bouteflika a trahi, il a trahi le peuple, utilisant le pardon qu’il lui a accordé pour restaurer la paix pour le conduire vers un Etat totalitaire.

Aujourd’hui, une chose est certaine, cette ancienne génération de militaires ne ratera pas la dernière occasion qui lui est offerte d’accompagner le peuple dans sa révolution démocratique. Elle a assurément pris la pleine mesure du chaos qui menace notre société et s’apprêtera inévitablement à passer la main, dans la paix, à une relève d’officiers éduqués, patriotes et intègres, qui seront les garants d’une transition démocratique pacifiée. L’armée et le peuple ont définitivement scellé leur destin, c’est sans doute la première fois dans l’histoire de l’Algérie indépendante que l’armée et le peuple se retrouvent avec l’intérêt commun d’initier une transition démocratique.

Ne laissons pas le régime de Bouteflika acheter notre dignité à coups de milliards, ne le laissons pas nous diviser et nous amadouer avec des réformettes, et des manipulations. Concentrons nous sur ce qui nous réunit : nous sommes tous algériens, nous n’avons pas d’autre terre, nous partageons à jamais le même destin. Nous aspirons tous, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, à une vie meilleure, dans le respect et la paix.

Nous devons redonner espoir à notre seule et unique richesse, notre jeunesse. Alors ayons confiance les uns envers les autres et ne faisons qu’un en marchant tous main dans la main. Demandons, d’une seule voix, qu’on cesse de nous imposer la corruption, la médiocrité, le mépris et la haine, demandons la fin du régime de Bouteflika et de ses ministres de la honte qui hypothèquent notre avenir et ont fait de nous l’hombre de nous-mêmes.