La conjuration des extrêmes

LA CONJURATION DES EXTREMES

Samir Bouakouir, 6 août 2013

Si, comme disait Camus, « l’habitude du désespoir est plus terrible que le désespoir lui-même », celui-ci n’en conduit pas moins, et le plus souvent, au nihilisme. Il est en tous cas le terreau favorable au façonnement de desseins les plus obscurs, à l’émergence de faux dévots et de pyromanes politiques sans scrupules mus par le seul désir de flatter les passions et d’attiser les rancœurs. Dans une Algérie meurtrie par une folle soif de conserver un pouvoir illégitimement acquis, semer les germes de la discorde et de l’affrontement en l’absence d’un espace politique intégrateur revient à ouvrir la voie à toutes les dérives, à toutes les violences.
Cinquante après l’indépendance, certains esprits macabres ne trouvent pas mieux que d’éloigner encore plus cette quête d’un modèle algérien du « vivre ensemble » qui donne sens à toute nation moderne.

A la veille d’une échéance que d’aucuns perçoivent comme décisive pour l’avenir commun, et qui devrait donner lieu à un authentique débat démocratique portant sur de vraies questions, sur les voies et moyens de parvenir à un changement pacifique, des aventuriers politiques tentent d’entrainer le pays sur les chemins sinueux des diversions destructrices.

A l’heure où les efforts devraient converger vers le rassemblement des Algériens autour d’un pacte national afin de restituer l’Etat à la Nation, pour faire barrage à une nouvelle tentative de restructuration autoritaire du pouvoir et de reconstruction du consensus national-populiste, les extrémismes de tous bords se liguent pour éloigner tout espoir d’émergence d’une alternative nationale démocratique.

Du « pain bénit » pour les maitres exclusifs du jeu politique qui s’acharnent à bloquer toute expression politique autonome pour ne laisser courir que les fossoyeurs de la démocratie et de la Nation.
Non l’opération politico-médiatique organisée en Kabylie, qui n’a rien à voir avec la défense de la liberté de conscience, n’est pas celle d’une jeunesse excédée légitimement par les atteintes aux libertés, à la liberté de conscience. Elle est l’œuvre d’un mouvement politique séparatiste, – et non pas autonomiste, car la question de l’autonomie peut faire l’objet d’un débat démocratique-, qui surfe sur les impasses du courant national démocratique pour proposer des voies sans issues sinon celles d’approfondir un peu plus les fractures politiques, sociales et culturelles.

Un mouvement sécessionniste en rupture avec les idéaux du printemps démocratique Amazigh d’avril 80 qui, je le souligne fortement, s’inscrivait dans la continuité du mouvement de libération nationale. Un printemps démocratique initié par ma famille politique qui a eu à subir les infâmes accusations de « collusion avec l’impérialisme » portées aussi bien par le pouvoir que par le courant politico-idéologique auquel appartient Mohamed Benchicou.
Cette action, qui trouve son inspiration dans les rassemblements « apéro saucisson-pinard » organisé par Riposte laïque, une organisation de la gauche française, identitaire et réactionnaire, est une excellente opportunité à saisir par ceux qui, éjectés des centres de décision, cherchent désespérément à se repositionner pour ne pas s’exclure des futures recompositions au sein du pouvoir.
L’assassinat de Matoub Lounès, les provocations meurtrières de 2001 sont encore des plaies ouvertes dans les cœurs et les consciences des jeunes kabyles qui refusent dans leur écrasante majorité que leur région serve de nouveau de champ de manœuvre et de manipulations dangereuses.

Alors, si certains, à l’Image de Monsieur Benchicou, juge ma réaction « agressive » et « superflue », elle n’est en définitive qu’à la mesure de la gravité de la situation et des tentations scélérates visant à faire basculer une région inséparable de l’Algérie dans la violence.
Le modèle égyptien semble inspirer une partie de l’élite algérienne qui refuse de tirer les leçons de sa propre histoire récente. D’opérer son examen de conscience, son autocritique et qui s’entête à nier cette évidence qui veut que la lutte contre l’expression politico-idéologique de la religion parce qu’elle s’est accommodée avec une logique putschiste et des violations massives des droits de l’homme a fini par saper les bases de principes sans lesquels il n’est point de démocratie. Mohamed Benchicou, en « père fouettard » du « clan présentiel », devrait donc faire preuve de plus de retenue et ne pas s’ériger en chantre des libertés quand on n’a passé sous silence leurs violations au nom de la lutte anti-islamiste.

Mais l’heure n’est pas à la polémique !

Ce rappel, certes sans concession, se veut une interpellation amicale sur les pièges qui ont considérablement affaibli le mouvement démocratique. Des pièges à l’exemple aujourd’hui de ces amalgames qui veulent assimiler le sentiment ou la pratique religieuse (observation du jeûne) aux signes politico-idéologiques que sont le niqab ou la barbe.

L’observation du jeûne a toujours été une pratique religieuse et culturelle strictement respectée dans les villages kabyles. Personne n’osait s’aventurer à le rompre publiquement, non pas en raison de quelques représailles, mais par respect aux mœurs et coutumes villageoises. Celui qui contrevenait risquait une amende (Lekhtiya ) ou pire, l’opprobre.

Alors faire appel aux valeurs ancestrales kabyles pour justifier une action en contradiction avec le vieux qanoun (loi) kabyle est pour le moins extravagant. En ce qui me concerne, je préfère garder, comme le conseillait feu Mouloud Mammeri, ce qui est « vivant dans la tradition ».

Ces amalgames sciemment entretenus et encouragés par un système qui prend le risque d’ajouter au marasme politique, économique culturelle et éthique des conflits de nature religieuse ou ethnique ne font que distendre davantage jusqu’au point de rupture le lien social et national.

Entre les rassemblements de non-jeûneurs, les appels au lynchage de « fous de Dieu » ou à la répression comme le réclame le MSP, les manipulations médiatiques, la banalisation condamnable du racisme anti-kabyle auquel répondent un tout aussi condamnable racisme anti-arabe et une stigmatisation de l’Islam confondue avec son expression politico-idéologique, le décor sinistre d’un affrontement violent est bel et bien planté.

La voie est largement ouverte à toutes les provocations qu’elles soient l’œuvre d’extrémistes de tous bords ou de fractions de régime.
La sagesse commande non seulement de ne pas cautionner ces manipulations et ces dérives mais de les dénoncer. Notre pays a besoin de sérénité et d’apaisement.

Les transitions politiques démocratiques qui réussissent sont celles qui sont engagées sur des bases consensuelles. Le cas égyptien est cet égard édifiant.

Samir Bouakouir